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Le Violoneux de la Sapinière/02

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C’est Ambroise ! dit la fillette.

CHAPITRE II

La maison du médecin de Chaillé.

Le petit garçon arriva à la rivière, qu’il passa sur un tronc d’arbre jeté en manière de pont à un endroit un peu plus resserré que les autres, entra dans le bourg, le traversa et s’en fut tout droit à une maison écartée, précédée d’un petit parterre enclos d’une grille en bois plantée dans un mur à hauteur d’appui. Tout essoufflé, il ouvrit la porte à claire-voie. Un grand chien danois s’élança vers lui en aboyant, et presque aussitôt une jolie petite fille de huit ou neuf ans montra sa tête brune à la porte de la maison.

« Ici, Ajax ! » cria-t-elle au chien, qui se tut aussitôt et vint en remuant la queue se ranger auprès d’elle.

Le petit garçon remit vivement ses sabots à ses pieds, ôta son bonnet et s’approcha en rougissant.

« C’est Ambroise ! dit la fillette. Que voulez-vous, Ambroise ? Pélagie est sortie, c’est moi qui garde la maison.

— Je voudrais bien emmener M. le docteur, répondit Ambroise en tournant son bonnet entre ses mains de façon à en montrer tantôt l’intérieur et tantôt la mèche.

— Papa va descendre ; attendez un peu que je lui serve son café, et il ira tout de suite avec vous. »

On entendit résonner des pas dans l’escalier, et un homme d’environ quarante ans, à la figure triste et fatiguée, parut derrière la petite fille.

« À qui parles-tu, ma petite Anne ?

— Papa, c’est Ambroise qui vient te chercher : tu sais bien, Ambroise, le fils de Tarnaud, le musicien.

— Vraiment ? qui est-ce donc qui est malade chez toi, mon pauvre garçon ? demanda le médecin d’un air de bonté.

— C’est le père, monsieur le docteur. Il est tombé cette nuit en revenant de Saint-Florent, et une voiture lui a passé dessus. On l’a rapporté au petit jour : ses jambes lui font grand mal et il ne peut pas les remuer. La mère se désole et Louis aussi ; moi j’ai pleuré d’abord, et puis j’ai pensé que je ferais mieux de venir vous chercher, et me voilà. Venez tout de suite, je vous en prie.

— Oui, mon garçon ; certainement ! répondit le médecin en lui caressant amicalement la joue. Entre avec moi : tu n’as pas eu le temps de manger ta soupe, bien sûr ? Anne te donnera un peu de café ; cela ne sera pas long. »

Ambroise suivit le père et la fille dans une petite salle à manger ornée d’un baromètre, d’un buffet à dessus de marbre noir qui supportait glorieusement des tasses à fleurs rangées en ordre sur un plateau rouge, de six chaises de paille, et d’une table où Pélagie avait, avant de sortir, mis le couvert de Monsieur. Anne, vive et adroite petite ménagère, posa devant Ambroise un bol sur une assiette, courut à la cuisine, en rapporta le café brûlant, versa, sucra, retourna chercher le lait bouillant couronné d’une épaisse crème et l’appétissant pain rôti, servit les deux convives, et, sûre désormais qu’il ne leur manquerait rien, elle s’échappa de la salle à manger. Elle y revint au bout d’un instant avec l’air triomphant et mystérieux d’un enfant qui vient d’avoir une bonne idée, et s’assit pour déjeuner près de son père. Comme elle achevait de se servir, on entendit, marchant de conserve, les sabots d’un homme et ceux d’un cheval. Tous les deux, l’homme et la bête, s’arrêtèrent devant la maison. Anne regarda son père et se mit à rire.
Allons, mon garçon, viens avec moi.

« Pélagie n’était pas là, papa ; j’ai été chercher le voisin pour seller Fourchette, pour que tu n’aies pas la peine de la seller, et que tu ailles plus vite guérir le père d’Ambroise. Pauvre Ambroise ! il voudrait bien s’en aller ; vois, il n’a pas seulement le cœur de manger ! »

Le père attira Anne dans ses bras et la baisa au front. Il avait les larmes aux yeux.

« Allons, mon garçon, dit-il à Ambroise, viens avec moi, je vais te prendre en croupe et mener Fourchette bon train. »

La petite Anne resta sur le seuil, les regardant s’éloigner :

« Pauvre Ambroise ! se dit-elle, il n’y a que son père qui l’aime un peu : pourvu qu’il n’aille pas le perdre ! Il est plus à plaindre que moi, quoiqu’il ait son père et sa mère ; moi je n’ai plus que mon papa, mais il est si bon ! Si seulement il n’était pas si triste ! Je ne sais pas comment cela se fait, mais toutes les fois que je fais quelque chose de mieux qu’à l’ordinaire, cela lui donne envie de pleurer… c’est sans doute qu’il pense à maman qui faisait tout bien. Oh ! mais je grandirai, et à force de tâcher de ressembler à maman, je deviendrai tout à fait pareille à elle ; alors je la remplacerai, et il sera heureux comme quand elle était là. Je m’en vais épousseter ses livres et ses papiers sans les déranger, comme faisait maman. Pélagie les change toujours de place quand elle y touche, et il perd son temps à les chercher, après cela. »

Et l’orpheline rentra dans la maison.

Elle avait raison, la chère enfant, de chercher à ressembler à sa mère. Mme Plisson, la femme du médecin de Chaillé, avait été une de ces femmes adorables et adorées pour qui le bien est plus facile à faire que le mal. Elle avait passé dans la vie, éclairant tout de son sourire, rendant heureux tout ce qui l’approchait, et si heureuse elle-même de se sentir aimée, qu’elle n’avait jamais connu qu’un seul chagrin, celui de se voir mourir à trente-deux ans et de quitter sa fille et son mari. Une maladie gagnée en soignant une pauvre voisine l’avait emportée en quelques jours, il y avait dix-huit mois, et depuis ce temps la maison du docteur était comme un corps sans âme. Non que le manque de quoi que ce fût se fit déjà sentir : Pélagie, une robuste fille qui était dans la maison depuis dix ans et qui avait élevé la petite Anne, conservait toutes choses dans l’état où les avait laissées la défunte. Mais Pélagie ne pouvait pas la remplacer ; elle avait beau laver, frotter, raccommoder, tenir tout en ordre, convoquer la couturière du bourg à chaque changement de saison, elle ne pouvait qu’éterniser les anciennes façons d’agir, et l’intérieur du médecin, privé des innovations que la mère de famille n’eût pas manqué d’y introduire en temps et lieu, prenait insensiblement cet air vieillot qu’on remarque partout où le progrès fait défaut.

Il y avait toujours les mêmes fleurs dans le parterre : mais les parterres des environs s’enrichissaient de fleurs nouvelles ; le parquet du salon était toujours admirablement ciré : mais les dames du bourg avaient découvert depuis peu certains tapis à bon marché qui faisaient paraître ce parquet bien froid ; et comme Pélagie fermait soigneusement les persiennes de peur que le soleil ne pâlit les rideaux rouges, le pauvre salon avait contracté une odeur de moisi qui faisait penser à un tombeau.

Anne n’avait sur elle ni un trou ni une tache ; mais on lui faisait ses robes neuves trop longues et trop larges afin qu’elle eût la place de grandir, et l’on ne songeait à les allonger que longtemps après que cette opération était devenue indispensable.

Quant à son éducation, elle était à peu près demeurée stationnaire depuis dix-huit mois, Pélagie n’ayant pu y introduire que l’art de tricoter les bas et de faire tant bien que mal un ourlet ou une reprise.

Elle n’aurait pas permis qu’Anne se salit les mains à la cuisine, et la laissait seulement servir à son père le déjeuner du matin, — parce que Madame avait l’habitude de s’en occuper, pendant qu’elle, Pélagie, faisait sa tournée chez le boucher, l’épicier et autres fournisseurs.

Anne savait donc lire et écrire, et c’était tout ; mais elle savait aussi être la joie de la maison et ramener un sourire sur le visage de son père, quand il rentrait fatigué, triste, et pensant, du plus loin qu’il apercevait sa maison, au vide que la mort y avait fait. Elle le guettait, elle accourait au-devant de lui, elle l’enlaçait de ses bras caressants, toujours gaie, toujours tendre et sereine, lui racontant sa journée, l’occupant, le distrayant, le forçant à secouer sa tristesse ; si bien qu’il finissait par redevenir enfant comme elle et par rire de bon cœur d’une partie de quilles ou de volant. Le soir, quand elle le voyait installé dans son grand fauteuil, quand elle avait bien abaissé l’abat-jour de la lampe, pour ménager les yeux de papa, disait-elle en les baisant ; quand elle lui avait apporté ses pantoufles et glissé un coussin sous ses pieds, elle grimpait sur ses genoux, se blottissait dans ses bras, et lui disait d’un petit air de douce autorité. « À présent, conte-moi une histoire ! »

Et le père obéissait. Il lui apprenait l’histoire ainsi, et les légendes, choisissant le beau et le bon, ce qui élève et ce qui fortifie ; et la petite fille, sans bien démêler le vrai du faux, aimait de tout son cœur ces récits, sa seule science. Elle se les rappelait et se les répétait à elle-même quand elle était seule et qu’elle errait en liberté dans les champs, cueillant les fleurs des prés et les fruits des haies, sous la garde d’Ajax, le grand Danois aux oreilles coupées, au poil noir moucheté de blanc, très-pacifique pour ses amis, très-féroce pour ses ennemis, et qui eût vite traité en ennemi quiconque eût fait mine d’être mal disposé pour Anne. Il est juste de dire qu’il n’avait jamais rencontré personne qui fît cette mine-là.