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Le Violoneux de la Sapinière/04

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Texte établi par Corbeil - Imprimerie Crété, Hachette (p. 17-22).

Ambroise seul s’était montré.

CHAPITRE IV

La visite du médecin.

C’était à peine si l’on s’était aperçu à la Sapinière de la disparition d’Ambroise ; on ne s’en serait même pas aperçu du tout, tant la dispute était vive, s’il n’avait pas laissé entre-baillée la porte de la cour, par où il s’était glissé dehors. Toutes les bêtes affamées qui criaient après leur grain, voyant cette porte s’entr’ouvrir, étaient accourues au-devant de la mère Tarnaud, qui, d’après leur intelligence de volatiles, ne pouvait manquer d’y apparaître, puisant à pleines mains le blé noir dans son tablier. Et comme, au lieu de la mère Tarnaud, Ambroise seul s’était montré, et qu’il avait traversé la cour et enjambé l’échalier pour rattraper la grande route sans faire la moindre attention aux habitants de la basse-cour, ceux-ci, déçus dans leur attente, s’étaient rapprochés avec impatience de la porte, où les plus hardis avaient hasardé quelques coups de bec. Même Jarguet, un petit coq blanc, le favori de la Tarnaude, s’était insinué par la porte entr’ouverte avec un cocorico triomphant ; et naturellement ses poules l’avaient suivi : si bien que la Tarnaude avait fini par être distraite de sa colère par les réclamations de ses volailles.

« Allons ! s’était-elle écriée, parce qu’un ivrogne s’est laissé choir, ce n’est pas une raison pour que de pauvres bêtes meurent de faim ! »

Et elle était sortie majestueusement, entraînant après elle toute la gent emplumée, à qui elle distribua une provende plus abondante que de coutume, pour la dédommager d’avoir attendu. Elle jetait le grain à pleines poignées, adressant des paroles caressantes à telle ou telle grande pondeuse ou bonne couveuse, surtout au brave coq, fièrement dressé sur ses ergots et majestueusement occupé à faire régner l’ordre parmi ses poules qui se bousculaient en caquetant. La Tarnaude était de cette classe de personnes — classe plus nombreuse qu’on ne croirait — qui sont beaucoup plus tendres pour les bêtes que pour les gens, peut-être parce que les bêtes ne peuvent pas les contredire. Après les poules vinrent les canards, qui engloutirent avidement leur nourriture, en relevant la tête et remuant le cou pour l’aider à passer, et coururent ensuite, en se dandinant, la digérer dans la mare. Puis la Tarnaude servit le son et les pommes de terre à ses gorets, qui l’accueillirent avec les plus beaux grognements de satisfaction. Quand elle eut donné la pâtée à tous ses animaux domestiques, elle rentra dans la maison et se mit à vaquer aux soins du ménage sans s’occuper des gémissements de son mari. À la fin pourtant, se tournant vers lui :

« Un peu de patience, l’homme ; Louis va finir son labourage d’hier, et puis il ira chercher la mère Françoise, la rebouteuse ; elle s’entend à guérir comme un docteur, et elle ne prend pas si cher ; tu pourras te reposer à ton aise, puisqu’on ne danse pas en carême, et tu recommenceras à travailler pour Pâques : comme cela, il n’y aura pas grand’chose de perdu. »

Cette perspective ne parut pas consoler beaucoup le blessé ; mais il se tut pourtant, et Louis s’en alla labourer. Quand il eut fini, il rentra prendre son bâton pour s’en aller chercher la rebouteuse. Mais au moment où il ouvrait la porte, il entendit trotter un cheval, et au même moment Fourchette arriva avec ses deux cavaliers Ambroise se laissa prestement glisser à terre, et courant à la maison :

« Voilà le docteur ! J’ai été le chercher pour raccommoder les jambes du père. »
L’autre jambe est cassée.

La Tarnaude l’aurait fort mal accueilli si elle n’avait vu derrière lui la figure du docteur Plisson. Elle n’osa rien dire et suivit celui-ci près du lit du malade.

« Eh bien, mon pauvre Tarnaud, dit le médecin, nous avons donc eu un accident ? Où souffrez-vous ?

— Dans les deux jambes, monsieur, et je ne peux pas les remuer. Aïe !

— N’ayez pas peur et laissez-moi toucher ; il faut bien que je voie ce qu’il y a. Celle-ci sera bientôt guérie ; elle est meurtrie, écorchée, mais ce ne sera rien. Voyons l’autre… L’autre est cassée…

— Cassée ! s’écrièrent en chœur le malade, sa femme et ses fils.

— Ah ! mon Dieu ! mon pauvre homme est perdu ! fit la Tarnaude en fondant en larmes.

— Eh non ! reprit le médecin ; ce ne sera rien s’il est sage, s’il reste bien tranquille. Il a eu de la chance que la roue de la voiture ne lui ait pas passé sur le corps ; mais une jambe, cela se remet très-bien. Cherchez-moi une longue bande de toile bien solide et des petites planchettes, et calmez-vous : cela n’avance à rien de pleurer. »

La Tarnaude se mit à chercher dans ses armoires, tout en continuant ses lamentations. Ambroise était ressorti ; il rentra bientôt avec un assortiment de planchettes de toutes grandeurs, et se tint près du médecin, les yeux fixés sur lui pour mieux comprendre ce qu’il commanderait.

Il comprit très-bien et se rendit fort utile ; car il fut le seul de la famille qui ne perdit point la tête pendant l’opération. Les gens de la campagne ne savent guère souffrir, ni même voir souffrir sans se plaindre ; et quand la Tarnaude entendit les cris de son mari, elle se mit à crier, elle aussi, et ne fut plus bonne à rien. Louis n’était bon qu’au labourage, et il ne fallait pas lui demander de soigner un malade. Mais le petit Ambroise resta là, tout pâle, les dents serrées, sans dire un mot, obéissant aux moindres signes du médecin, lui présentant adroitement les objets qu’il demandait, tenant la bande, la serrant, soulevant la jambe cassée : un aide n’eût pas mieux fait. Mais quand ce fut fini, le docteur, en se tournant vers lui pour lui faire ses compliments, le vit sur le point de s’évanouir. Il le prit vivement, le porta au grand air, lui baigna le visage d’eau fraîche, et l’embrassa comme il eût embrassé sa petite Anne.

« Allons, mon cher enfant, lui dit-il, continue à être un garçon courageux. Vous devez la vie à cet enfant-là, Tarnaud : car s’il n’était pas venu me chercher, on vous aurait appliqué quelque emplâtre de bonne femme qui n’aurait pas empêché la gangrène de se mettre à vos jambes d’ici peu de jours. À présent, restez tranquille. Je reviendrai demain ; et si vous ne bougez pas, j’espère que dans six semaines il n’y paraîtra plus.

« Et le docteur Plisson sortit de la Sapinière, remonta sur Fourchette et disparut bientôt au tournant de la route.