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Le Violoneux de la Sapinière/16

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La petite riait de tout son cœur.

CHAPITRE XVI

Où Ambroise, sans connaître la mythologie, apprend ce que c’est que le supplice de Tantale.

Le lendemain, Anne était chez son père, dans le salon, perchée devant le piano sur un grand tabouret exhaussé encore par trois gros livres ; elle remuait laborieusement ses petits doigts sur les touches en disant tout haut : « Do, mi, ré, fa, mi, sol, fa, ré, do, » et Mlle Léonide était assise à côté d’elle et lui montrait les notes sur la musique avec une aiguille à tricoter. Tout à coup la fenêtre entr’ouverte à l’autre bout du salon s’ouvrit brusquement, un corps y apparut et, franchissant la barre d’appui, sauta lourdement sur le parquet.

« C’est moi ! fut la réponse du nouvel arrivant au cri que poussèrent l’élève et la maîtresse.

— Emmanuel ! comme j’ai eu peur ! s’écria Anne en descendant de son échafaudage pour courir à lui. Est-il possible d’arriver comme cela !

— Je venais vous voir : en passant par ici j’ai entendu que vous étiez dans le salon, et je suis entré par le chemin le plus court : voilà ! Je ne voulais pas vous faire peur : mais c’est passé, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, répondit la petite en riant, je suis rassurée, et vous aussi, mademoiselle ?

— Certainement ! dit Mlle Léonide, quoique nous ayons affaire à un rude batailleur, à ce qu’on m’a conté. À propos, monsieur le brave champion des faibles, je croyais qu’on vous avait enfermé pour vous récompenser de vos exploits. Comment donc êtes-vous ici ?

— C’est que ma mère et Sylvanie sont parties ce matin pour passer le reste des vacances chez notre cousine, à Nieuil-le-Dolent ; il y aura du monde, des soirées, de la danse, de la musique. On ne m’a pas emmené, bien entendu ; mais dès qu’elles ont été parties, papa est venu me délivrer. J’ai déjeuné avec lui, et Martuche a fait une galette délicieuse pour me dédommager de mon pain sec d’hier. Je vous en apporte un morceau, Anne ; tenez, elle est encore chaude. Et si vous voulez venir avec moi quand vous aurez fini vos leçons, vous me mènerez voir si le petit violoneux est guéri de la bataille.

— C’est cela ! je vais bien travailler, et nous irons après. »

Et Anne regrimpa sur son tabouret et reprit ses exercices. Quand la leçon fut finie :

« Est-ce bien, mademoiselle ? me donnerez-vous ma petite récompense ? » demanda-t-elle à Mlle Léonide.

Celle-ci sourit, embrassa l’enfant et prit sa place au piano. Elle jouait, après chaque leçon, plusieurs des airs de la méthode, pour amuser Anne et lui donner envie de les apprendre. Emmanuel, qui faisait profession de détester les morceaux longs d’une aune, comme il disait, que jouait Sylvanie, s’approcha pour écouter ceux de Mlle Léonide, et y prit plaisir. Et comme les deux enfants disaient : « Encore ! encore ! elle continua à feuilleter le cahier en jouant tous les morceaux. La valse du duc de Reichstadt eut surtout un grand succès. Emmanuel, se rappelant le peu de latin qu’il savait, cria bis ! et, enlevant Anne dans ses bras, se mit à tourner tout autour de la chambre. Je ne crois pas qu’il valsât bien en mesure ; mais il allait très-vite, et la petite riait de tout son cœur. Mlle Léonide, qui riait aussi, joua la valse plusieurs fois de suite : ni elle, ni les enfants ne s’aperçurent de quelques notes timides qui s’essayaient sous la fenêtre. Aussi furent-ils bien étonnés, quand Emmanuel essoufflé se laissa tomber sur le canapé avec sa danseuse, et que l’orchestre
Plus haut, plus bas ! lui disait-elle.
s’arrêta, d’entendre de nouveau la valse dans la rue. Ils coururent à la fenêtre : Ambroise était là avec son violon. Il s’arrêta et porta à son bonnet sa main armée de l’archet.

« Tiens ! s’écria Emmanuel, il salue avec son archet comme un officier avec son sabre !

— Tu as attrapé l’air tout de suite, Ambroise ! C’est cela qui est bien ! dit la petite Anne.

— Il y manque encore quelque chose à ton air, mon garçon, dit Mlle Léonide : ce n’est pas tout à fait cela. Entre ici, que je te l’apprenne. Anne va t’ouvrir la porte. »

Anne y courut, et revint avec le petit violoneux.

« Je venais remercier Mlle Anne, dit-il ; je n’ai pas pu venir hier, parce que j’ai été au préveil de la Jolivetière. J’ai entendu votre air en passant ; j’ai trouvé qu’il serait bien beau pour faire danser, et j’ai essayé de l’apprendre tout seul. Je voulais aussi demander à Mlle Anne le nom du jeune monsieur qui s’est battu pour moi ; je ne l’ai pas bien vu, et je voudrais aller le remercier aussi.

— Le voilà ! dit Anne en lui montrant Emmanuel.

— Il n’y a pas de quoi, mon garçon, répliqua celui-ci : je me suis battu pour mon plaisir.

— C’est égal, merci tout de même ; vous m’avez donné un fameux coup de main : vous êtes bien heureux d’être si fort. Sans vous, je crois qu’ils m’auraient tué.

— Je demandais justement à Anne de me mener chez vous, pour voir s’ils ne vous avaient rien cassé.

— Oh ! non ; j’ai seulement été un peu moulu, mais à présent il n’y paraît plus. »

Et Ambroise, s’approchant du piano, essaya de nouveau la valse du duc de Reichstadt. Mlle Léonide la jouait avec un doigt, rectifiant à mesure les fautes de l’enfant.

« Plus haut, plus bas ! lui disait-elle ; c’est un fa dièse qu’il faut, c’est un si bémol. »

Ambroise avait compris bien vite ce que c’était que de jouer plus bas ou plus haut, et il l’exécutait à l’instant où Mlle Léonide le lui disait ; mais un fa dièse, un si bémol… il n’y était plus du tout. Il cherchait, tâtonnait, et n’arrivait à trouver la note que quand Mlle Léonide la lui avait faite sur le piano. Elle finit par comprendre que le pauvre garçon était plus ignorant en musique qu’il n’en avait l’air, et, s’interrompant tout à coup :

« Tu ne connais donc pas les notes ? lui demanda-t-elle.

— Non, pas du tout ! répondit l’enfant confus, en baissant la tête.

— Pauvre petit ! Allons, ne sois pas honteux, tu n’en as que plus de mérite, d’être arrivé à jouer des airs sans savoir la musique. Anne, va donc chercher une vieille méthode de violon que j’ai trouvée l’autre jour dans le grenier en rangeant la musique : elle est sur le dessus de la pile. Tu la prêteras à Ambroise ; il y apprendra de quoi dépasser tous les ménétriers du pays. »

Anne s’élança hors du salon, et l’on entendit ses petits pas qui couraient sur l’escalier. Au bout d’un instant, elle revint chargée d’un vieux cahier relié en vert, qu’elle battait d’une main en soufflant dessus pour en enlever la poussière. Ambroise le prit en rougissant de bonheur ; il n’osa pas l’ouvrir pour y regarder, mais il le mit précieusement sous son bras, remercia, et s’en alla bien vite avec son trésor.

Il marcha lestement jusqu’à la grotte ; là, il s’assit sur une pierre, posa le cahier sur ses genoux, et se recueillit un instant avant de l’ouvrir. Le cœur lui battait. Qu’allait-il trouver là-dedans ? Il ne s’en faisait aucune idée, mais il ne doutait pas que ce livre magique ne fût capable de faire de lui le premier ménétrier du pays : il lui semblait qu’un nouveau soleil allait l’éclairer, qu’il verrait ce qu’il n’avait pas encore vu, qu’il comprendrait ce qu’il n’avait pas encore compris.

Ambroise donc, tout tremblant, ouvrit sa méthode de violon. Sur la première page était représenté un jeune artiste, le violon sous le menton, tenant son archet d’une main et le manche de son instrument de l’autre, le corps droit, un pied un peu avancé, selon les vrais principes de l’art. L’enfant rayonnait de joie.

« Je ne tiens pas mon violon comme cela ! se dit-il. Je vais essayer tout de suite de faire comme lui : nous verrons si cela ira mieux. »

Et il reprit son instrument, et s’appliqua à copier la pose de la gravure, Il obtint un son beaucoup meilleur que de coutume, quoiqu’il eût un peu de peine à ne pas s’écarter de son modèle. Il étudia quelque temps, de plus en plus content du résultat, et enfin, fatigué, il se rassit, reprit son cahier et tourna la page. Hélas ! son bonheur finit là. Plus d’images ! rien que des lettres, des mots, des lignes, des points noirs, une foule de signes inconnus. Les mots en donnaient l’explication, sans doute : mais il aurait fallu comprendre ce que disaient les mots, et le pauvre Ambroise ne savait pas lire ! Il ne savait pas lire ! il ne pourrait jamais rien apprendre ! il ne serait jamais qu’un ménétrier ordinaire, jouant toujours les mêmes airs, et les jouant à force de les avoir entendus ! Il lui sembla que tout devenait noir autour de lui, et qu’il n’y avait pas au monde de bonheur pour ceux qui ne savaient pas lire. Il repoussa le livre qui tomba par terre, mit ses coudes sur ses genoux, sa figure dans ses mains, et fondit en larmes.

Il était là depuis quelque temps, songeant avec rancune que sa mère ne l’avait pas envoyé à l’école, parce qu’il était trop faible. Il oubliait qu’elle n’y avait pas davantage envoyé son frère qui était très-fort, parce qu’elle s’était dépêchée de le faire travailler aux champs, dès qu’il avait été capable d’arracher les mauvaises herbes. Il était donc là, toujours pleurant, lorsqu’il crut sentir quelqu’un près de lui ; et au même moment deux petites mains se posèrent sur les siennes et cherchèrent à les écarter de son visage, pendant qu’une petite voix compatissante lui disait :

« Qu’as-tu ? Tu pleures ? Es-tu malade ? Oh ! je devinais bien qu’il t’était arrivé quelque chose. Je suis venue ici parce que je pensais que tu y serais, puisqu’il n’y avait pas de préveil aujourd’hui. En arrivant je t’ai entendu jouer, et tu jouais très-bien ; et puis je n’ai plus rien entendu. J’ai attendu un peu pour ne pas te déranger, et puis j’ai été inquiète et je suis venue voir pourquoi tu ne jouais plus. Qui est-ce qui t’a fait du chagrin ?

— Je suis bien malheureux, ma pauvre Véronique ! Vois, on m’a donné un livre où l’on trouve tout ce qu’il faut savoir pour devenir un grand violoneux, et je ne sais pas lire pour comprendre ce qu’il y a dedans ! Jamais je n’apprendrai rien ! et ce n’est pas ma faute pourtant ! il y en a tant d’autres qu’on veut envoyer à l’école, et qui ne veulent pas y aller ! C’est cela qui n’est pas juste !

— Mais ton père, est-ce qu’il ne peut pas t’apprendre ?

— Il m’apprendra les airs qu’il sait ; mais il ne connaît pas la musique qui est dans les livres.

— Pourtant il est le meilleur ménétrier du pays : tu vois bien qu’il en sait assez. Pourquoi veux-tu en apprendre plus que lui ? »

Ambroise repoussa Véronique avec un geste de colère. La petite fille le regarda.

« Tu as raison, lui dit-elle après un silence ; il faut apprendre tout ce qu’on peut, et s’il faut que tu saches lire pour comprendre ce qui est là-dedans, eh bien, tu apprendras à lire !

— Comment ? demanda Ambroise étonné.

— Je ne sais pas encore ; mais il y a beaucoup de gens qui savent lire : ainsi il faut croire que ce n’est pas si difficile que de jouer du violon. Ne t’inquiète donc pas et étudie tes airs ; je t’aiderai. Tu sais bien que je t’ai promis de t’aimer ; j’ai bien empêché les méchants gars de casser ton violon, l’autre jour.

— Tu es bonne ! dit Ambroise en soupirant. Allons, je vais tâcher de me consoler, et nous chercherons ensemble quelqu’un pour nous apprendre à lire. »