Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 1

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Société Jules Verne (p. 13-21).

LE VOLCAN D’OR


I

LE LEGS D’UN ONCLE[1]


Le 16 mars, dans l’antépénultième année de ce siècle, le facteur qui faisait le service de la rue Jacques Cartier à Montréal, remit au numéro vingt-neuf une lettre à l’adresse de M. Summy Skim. Cette lettre disait :

« Maître Snubbin présente ses compliments à M. Summy Skim et le prie de passer sans retard à son étude pour une affaire qui l’intéresse. »

À quel propos le notaire désirait-il voir M. Summy Skim ? Celui-ci le connaissait comme tout le monde à Montréal. C’était un excellent homme, un conseiller sûr et prudent. Canadien de naissance, il dirigeait la meilleure étude de la ville, — celle-là même qui, soixante ans auparavant avait pour titulaire le fameux maître Nick, de son vrai nom Nicolas Sagamore d’origine huronne, si patriotiquement mêlé à la terrible affaire Morgaz, dont le retentissement fut très considérable vers 1837[2].

M. Summy Skim se montra assez surpris en recevant cette lettre de maître Snubbin, n’ayant aucune affaire dans son étude. Il se rendit cependant à l’invitation qui lui était faite. Une demi-heure après, il arrivait sur la place du marché Bon-Secours, et était introduit dans le cabinet où l’attendait maître Snubbin.

« Bien le bonjour, monsieur Skim, dit le notaire en se levant, et permettez-moi de vous présenter mes devoirs…

— Et moi les miens, répondit M. Summy Skim en s’asseyant près de la table.

— Vous êtes le premier arrivé, monsieur Skim…

— Le premier, maître Snubbin ?… Sommes-nous donc convoqués à plusieurs dans votre étude ?…

— Deux, répondit le notaire, M. Ben Raddle, votre cousin, a dû recevoir une lettre l’invitant, comme vous, à venir…

— Alors il ne faut pas dire : a dû recevoir, mais recevra, déclara M. Summy Skim, car Ben Raddle n’est point à Montréal en ce moment.

— Doit-il bientôt revenir ?… demanda maître Snubbin.

— Dans trois ou quatre jours.

— Je le regrette.

— La communication que vous avez à nous faire est donc pressée ?…

— D’une certaine façon, oui, répondit le notaire. Mais après tout, je vais vous mettre au courant, et, dès son retour, vous voudrez bien faire connaître à M. Ben Raddle ce que je suis chargé de vous apprendre. »

Le notaire mit ses lunettes, feuilleta quelques papiers épars sur la table, prit une lettre qu’il tira de son enveloppe, et avant d’en lire le contenu, dit :

« M. Raddle et vous, monsieur Skim, vous êtes les neveux de M. Josias Lacoste…

— En effet, ma mère et la mère de Ben Raddle étaient ses sœurs. Mais, depuis leur mort, il y a sept ou huit ans, nous avons perdu toute relation avec notre oncle. Il avait quitté le Canada pour l’Europe… Des questions d’intérêt nous avaient divisés. Depuis lors, il n’a jamais donné de ses nouvelles, et nous ignorons ce qu’il est devenu…

— Eh bien, répondit maître Snubbin, je viens précisément de recevoir la nouvelle de son décès, datée du 25 février dernier. »

Quoi que toute relation eût été rompue depuis longtemps entre M. Josias Lacoste et sa famille, cette information ne laissa pas d’impressionner vivement Summy Skim. Son cousin Ben Raddle et lui n’avaient plus ni père ni mère ; et tous deux, fils uniques, ils en étaient réduits à cette parenté germaine que resserrait encore une étroite amitié. Summy Skim avait baissé la tête, les yeux humides, en songeant que de toute la famille il ne restait plus que Ben Raddle et lui. Assurément, à plusieurs reprises, ils avaient cherché à savoir ce qu’était devenu leur oncle, regrettant qu’il eût brisé tout lien avec eux. Peut-être espéraient-ils même que l’avenir leur réservait de se revoir, et voici que la mort venait de détruire cette espérance.

D’ailleurs, Josias Lacoste avait toujours été assez peu communicatif de sa nature, et en même temps d’humeur très aventureuse. Son départ du Canada pour aller faire fortune en courant le monde, remontait à une vingtaine d’années déjà. Célibataire, il possédait un modeste patrimoine qu’il espérait accroître en se lançant dans la spéculation. Cet espoir s’était-il réalisé ? Ne s’était-il pas plutôt ruiné, avec son tempérament bien connu qui le portait à risquer le tout pour le tout ? Reviendrait-il à ses neveux, ses seuls héritiers, quelques bribes de son héritage ?… Il convient de dire que Summy Skim et Ben Raddle n’y avaient jamais pensé, et, lui mort, il ne semblait pas qu’ils dussent y penser davantage, tout à la douleur que leur causerait cette perte de leur dernier parent.

Maître Snubbin laissa donc son client à lui-même, attendant que celui-ci posât quelques questions auxquelles il était prêt à répondre. Il n’ignorait rien d’ailleurs de la situation de cette famille très honorablement connue à Montréal, ni que MM. Summy Skim et Ben Raddle n’en fussent les derniers représentants depuis la mort de Josias Lacoste. Or, comme c’était à lui que le gouverneur du Klondike avait fait notifier le décès du « prospecteur » auquel appartenait le claim 129 du Forty Miles Creek, il avait invité les deux cousins à venir prendre en son étude connaissance des droits qu’ils tenaient du défunt.

« Maître Snubbin, demanda Summy Skim, la mort de notre oncle est du 17 février ?…

— Du 17 février, monsieur Skim.

— Voilà vingt-neuf jours déjà ?…

— Vingt-neuf, en effet, et il n’a pas fallu moins de temps à cette nouvelle pour m’arriver.

— Notre oncle était donc en Europe… au fond de l’Europe… en quelque contrée lointaine ?… reprit Summy Skim, dans la conviction où il était que Josias Lacoste n’avait jamais remis le pied en Amérique.

— Nullement », répondit le notaire.

Et il tendit une lettre dont les timbres portaient l’effigie canadienne.

« Ainsi, reprit Summy Skim, il se trouvait au Canada sans que nous en ayons eu connaissance ?…

— Oui, au Canada… mais dans la partie la plus reculée du Dominion, presque à la frontière qui sépare notre pays de l’Alaska américain et avec laquelle les communications sont aussi lentes que difficiles…

— Le Klondike, je suppose, maître Snubbin ?…

— Oui, le Klondike, où votre oncle avait été se fixer depuis dix mois environ.

— Dix mois, répéta Summy Skim, et, en traversant l’Amérique pour se rendre à cette région des mines, il n’a pas même eu la pensée de venir à Montréal serrer la main de ses neveux… pour la dernière fois qu’il nous eût donné de le voir ! »

Et cela ne laissa pas d’affecter vivement Summy Skim.

« Que voulez-vous, répondit le notaire. Sans doute, M. Josias Lacoste était pressé d’arriver au Klondike comme tant de milliers de ses semblables, — je dirai de malades en proie à cette fièvre de l’or qui a fait déjà et qui fera encore tant de victimes ! De tous les coins du monde, il s’est fait une invasion vers les nouveaux placers ! Après l’Australie, la Californie, après la Californie, le Transvaal, après le Transvaal, le Klondike, après le Klondike d’autres territoires aurifères et il en sera ainsi jusqu’au jour du jugement… je veux dire du gisement dernier ! »

Et alors, Me Snubbin fit connaître les renseignements que contenait la lettre du gouverneur. C’était, en effet, vers le commencement de l’année 1897 que Josias Lacoste avait pris pied à Dawson-City, la capitale du Klondike, avec l’équipement obligatoire du prospecteur. Depuis juillet 1896, après la découverte de l’or dans le Gold Bottom, un affluent du Hunter, l’attention avait été attirée sur ce district du Klondike. L’année suivante, Josias Lacoste était arrivé sur ces gisements, où tant de mineurs affluaient déjà. Il voulait consacrer à l’acquisition d’un claim le peu d’argent qui lui restait, ne doutant pas d’y faire fortune. Après informations, il devint propriétaire du claim 129, situé sur le Forty Miles Creek, un tributaire du Yukon, la grande artère canado-alaskienne.

Puis, Me Snubbin d’ajouter :

« Il ne semble pas d’ailleurs que ce claim ait encore donné tout le profit qu’en attendait M. Josias Lacoste. Toutefois, il ne paraît pas être épuisé, et peut-être votre oncle en eût-il retiré les avantages qu’il espérait. Mais à quels dangers s’exposent ces malheureux émigrants dans cette lointaine région, les froids terribles de l’hiver, les maladies à l’état endémique, les misères auxquelles tant d’infortunés succombent, et combien en reviennent plus pauvres qu’ils n’y sont allés !

— Serait-ce donc la misère qui aurait tué notre oncle ? demanda Summy Skim.

— Non, répondit le notaire, la lettre ne marque point qu’il en ait été réduit là. Il a succombé au typhus si redoutable sous ce climat, et qui fait tant de victimes. Atteint des premiers germes de la maladie, M. Lacoste a quitté le claim, il est revenu à Dawson-City, et c’est là qu’il a succombé. Comme on le savait originaire de Montréal, c’est moi qu’on a informé de son décès pour que j’en fisse part à sa famille. »

Summy Skim s’était recueilli. Il songeait à ce qu’avait pu être la situation de ce parent au cours d’une exploitation qui, sans doute, ne fut pas fructueuse. N’y avait-il pas engagé ses dernières ressources après avoir acheté ce claim peut-être à un prix exorbitant, ainsi que le faisaient trop d’imprudents prospecteurs ?… N’était-il pas même mort insolvable, endetté vis-à-vis des travailleurs qu’il avait embauchés ?… Et, ces réflexions faites, Summy Skim de dire au notaire :

« Maître Snubbin, il est possible que notre oncle ait laissé derrière lui une situation très obérée… Eh bien, — et je me porte garant de mon cousin Raddle qui ne me désavouera pas, — nous ne laisserons jamais le nom des Lacoste en souffrance, ce nom que nos mères ont porté, et s’il y a des sacrifices à faire, nous les ferons sans hésiter… Il faudra donc, et dans le plus court délai, établir par un inventaire…

— Bon ! je vous arrête là, mon cher monsieur, répondit le notaire, et, tel que je vous connais, ces sentiments ne m’étonnent point de vous. Mais je ne pense pas qu’il y ait lieu de prévoir les sacrifices dont vous parlez. Que votre oncle soit décédé sans fortune, c’est probable. N’oublions pas pourtant qu’il était propriétaire de ce claim du Forty Miles Creek, et cette propriété a une valeur qui peut permettre de faire face à tous les besoins. Or, cette propriété est devenue la vôtre, indivise avec votre cousin Ben Raddle, puisque vous êtes les seuls parents de M. Josias Lacoste au degré successible. »

Cependant Me Snubbin convint qu’il faudrait agir avec une certaine prudence. Cette succession ne devrait être acceptée que sous bénéfice d’inventaire. On ferait état de l’actif et du passif, et alors les héritiers prendraient un parti au sujet de cet héritage.

« Je vais m’occuper de cette affaire, monsieur Skim, ajouta-t-il, et prendre les informations les plus sûres… Somme toute, qui sait ?… un claim est un claim !… Même s’il n’a rien ou presque rien produit jusqu’ici, nous l’ignorons encore !… Il suffit d’un heureux coup de pioche pour faire un heureux coup de poche, comme disent les prospecteurs…

— C’est entendu, maître Snubbin, répondit Summy Skim, et si le claim de notre oncle a quelque valeur, nous aurons hâte de nous en défaire aux meilleures conditions…

— Sans doute, reprit le notaire, mais êtes-vous d’accord là-dessus avec votre cousin…

— J’y compte bien, répliqua Summy Skim, et je ne pense pas qu’il puisse jamais venir à l’idée de Ben d’exploiter lui-même…

— Et qui sait, monsieur Skim ? M. Ben Raddle est ingénieur. Il peut être tenté… Si, par exemple, il apprenait que le claim de votre oncle est situé sur une bonne veine…

— Mais je vous assure, maître Snubbin, qu’il n’ira point y voir ! Du reste, il doit revenir à Montréal dans deux ou trois jours… Nous nous consulterons à ce sujet, et nous vous prierons de prendre les mesures, soit pour la vente du claim de Forty Miles Creek au plus offrant, soit ce qui est possible et ce que je crains, qu’il y eût lieu de faire honneur aux engagements de notre oncle, en cas qu’il se fût endetté dans cette opération. »

La conversation achevée, Summy Skim prit congé du notaire, en ajournant sa prochaine visite à deux ou trois jours, et il revint à la maison de la rue Jacques Cartier que son cousin et lui habitaient ensemble.

Summy Skim était le fils d’un père d’origine anglo-saxonne et d’une mère franco-canadienne. Cette ancienne famille du pays remontait à l’époque de la conquête de 1759. Fixée dans le Bas-Canada, district de Montréal, elle y possédait un domaine de rapport, bois, terres et prairies, sa principale fortune.

Âgé de trente-deux ans alors, d’une taille au-dessus de la moyenne, la physionomie agréable, la constitution robuste de l’homme habitué au grand air des champs, les yeux bleus foncés, la barbe blonde, Summy Skim offrait le type si personnel et si sympathique des Franco-Canadiens, qu’il tenait de sa mère. Il vivait sur sa propriété sans soucis, sans ambition, de cette existence enviable du gentleman-farmer, au milieu de ce privilégié district du Dominion. Sa fortune, sans être considérable, lui permettait de satisfaire ses goûts peu dispendieux, d’ailleurs, et jamais il n’eût ressenti le désir ou le besoin de l’accroître. Il aimait la chasse, et pouvait s’y livrer en toute liberté au milieu des vastes plaines du district, des giboyeuses forêts qui en occupent la plus grande partie. Il aimait la pêche et n’avait-il pas à sa disposition tout ce réseau hydrographique des tributaires et sous-tributaires du Saint-Laurent, sans parler des larges lacs si nombreux sous les latitudes septentrionales de l’Amérique.

La maison que possédaient les deux cousins, sans luxe, mais confortable, était située dans l’un des quartiers les plus tranquilles de Montréal, en dehors du centre de l’industrie et du commerce. C’est là que tous deux passaient, non sans attendre impatiemment le retour de la belle saison, ces hivers si rudes du Canada, bien qu’il soit sous le même parallèle que le midi de l’Europe. Mais les vents terribles qui ne sont arrêtés par aucune montagne, les bourrasques chargées des froidures de la région arctique, s’y déchaînent sans entraves avec une extraordinaire violence.

Montréal, siège du gouvernement depuis 1843, aurait pu offrir à Summy Skim l’occasion de se mêler aux affaires publiques. Mais, très indépendant de caractère, se mêlant peu à la haute société des fonctionnaires, il avait une sainte horreur de la politique. D’ailleurs, il se soumettait très volontiers à la souveraineté de la Grande-Bretagne, qui est plus apparente qu’effective. Jamais il n’avait pris position au milieu des partis qui divisent le Dominion[3], dédaigneux du monde officiel, c’était en somme, un philosophe qui aimait à se laisser vivre sans ambition d’aucune sorte.

À son avis, toute modification survenue dans son existence n’aurait pu amener qu’ennuis, préoccupations et diminution de bien-être.

On comprendra donc que ce philosophe n’eût jamais songé au mariage et n’y songeât même pas, bien que trente-deux années eussent passé sur sa tête. Peut-être, si sa mère ne lui avait pas été enlevée — on sait combien les mères aiment à se perpétuer dans leurs petits-enfants — peut-être lui aurait-il donné cette satisfaction de posséder une belle-fille. Mais, dans ce cas, aucun doute à cet égard, la femme de Summy Skim aurait partagé ses goûts. Parmi ces nombreuses familles du Canada où les enfants dépassent souvent les deux douzaines, on lui aurait trouvé soit à la ville soit à la campagne l’héritière qui lui eût convenu, et, dans ces conditions, cette union eût été heureuse. Mais Mme Skim était morte depuis cinq ans, trois années après son mari, et si, depuis longtemps, elle songeait à quelque union pour son fils, celui-ci n’y songeait guère, et vraisemblablement, maintenant que sa mère n’était plus là, jamais éventualité matrimoniale ne se présenterait à son esprit.

Dès les premiers adoucissements de la température de ce rude climat, lorsque le soleil, plus matinal, annonçait le prochain retour de la belle saison, Summy Skim se préparait à quitter sa maison de la rue Jacques Cartier, sans toujours avoir décidé son cousin à reprendre si tôt l’existence rurale. Il se rendait alors à la ferme de Green Valley, à une vingtaine de milles dans le nord du district de Montréal, sur la rive gauche du Saint-Laurent. C’est là qu’il retrouvait la vie de campagne, interrompue par les rigueurs de l’hiver, qui glace tous les cours d’eau et couvre toutes les plaines d’un épais tapis de neige. Il se revoyait là au milieu de ses fermiers, braves gens depuis un demi-siècle au service de la famille. Et comment n’eussent-ils pas éprouvé une affection sincère doublée d’un dévouement à toute épreuve pour ce maître bon, serviable, aimant à rendre service, même s’il fallait payer de sa personne. Aussi ne lui épargnaient-ils pas les démonstrations de joie à son arrivée, non plus que les regrets à l’heure de son départ.

La propriété de Green Valley rapportait bon an mal an une vingtaine de mille francs que se partageaient les deux cousins, le domaine étant resté indivis entre eux comme la maison de Montréal. La culture s’y faisait en grand, le sol étant très fertile en fourrages et en céréales, dont le rendement s’ajoutait à celui de ces bois magnifiques dont les territoires du Dominion sont encore couverts, principalement dans sa partie orientale. La ferme comprenait un ensemble de bâtiments, bien aménagés, bien entretenus, écuries, granges, étables, basse-cour, hangars, et possédait un matériel très complet, très moderne, tel que l’exigent actuellement les besoins de l’agriculture. Quant à la maison de maître, c’était un pavillon à l’entrée d’un vaste enclos, tapissé de pelouses, ombragé d’arbres, dont la simplicité n’excluait pas le confort.

Telle était l’habitation où Sammy Skim et Ben Raddle passaient la belle saison, et que le premier, du moins, n’eût pas voulu échanger pour n’importe quel château seigneurial des opulents Américains. Si modeste qu’elle fût, elle lui suffisait, et il ne rêvait ni d’agrandissements ni d’embellissements, satisfait de ceux dont la nature fait tous les frais. Là s’écoulaient ses journées, remplies par les exercices cynégétiques, et ses nuits toujours favorisées d’un bon sommeil.

Il va sans dire, et il convient d’y insister, que Summy Skim se trouvait assez riche du revenu de ses terres. Il les faisait valoir avec autant de méthode que d’intelligence. Mais s’il n’entendait pas laisser sa fortune dépérir, il ne se souciait en aucune façon de l’accroître, et pour rien au monde, il ne se fût jeté dans les affaires si variées en Amérique, dans les spéculations commerciales et industrielles, chemins de fer, banques, mines, Sociétés maritimes ou autres. Non ! ce sage avait horreur de tout ce qui présente des risques ou simplement des aléas. S’attacher à supputer de bonnes ou de mauvaises chances, se sentir à la merci d’éventualités qu’on ne peut ni empêcher ni prévoir, se réveiller le matin sur cette pensée : suis-je plus riche ou plus pauvre que la veille, cela lui eût paru horrible… Il aurait préféré ou ne jamais s’endormir ou ne jamais se réveiller.

Là était le très marqué contraste entre les deux cousins, de même origine franco-canadienne. Que tous deux fussent nés de deux sœurs, et qu’ils eussent du sang français dans les veines, à cela nul doute. Mais si le père de Summy Skim était de nationalité anglo-saxonne, le père de Ben Raddle était de nationalité américaine, et il existe assurément une différence entre l’Anglais et le Yankee, différence qui s’accentue avec le temps. Jonathan et John Bull, s’ils sont parents, ne le sont qu’à un degré éloigné qui n’est pas même le degré successible, et cette parenté, semble-t-il, finira par s’effacer entièrement.

Il y a donc lieu d’observer que les deux cousins, très unis d’ailleurs, s’ils n’imaginaient pas que rien pût les séparer dans l’avenir, n’avaient ni les mêmes goûts ni le même tempérament. Ben Raddle, de moins grande taille, brun de cheveux et de barbe, de deux ans plus âgé que Skim, n’envisageait pas l’existence sous le même angle que lui. Tandis que l’un se contentait de vivre en bon propriétaire et de surveiller ses récoltes, l’autre se passionnait pour le mouvement industriel et scientifique de son époque. Il avait fait ses études d’ingénieur et déjà pris part à quelques-uns de ces travaux prodigieux dans lesquels l’Américain cherche à l’emporter par la nouveauté des conceptions et la hardiesse de l’exécution. En même temps, il ambitionnait d’être riche, très riche, en profitant de ces occasions si extraordinaires mais si aléatoires qui ne sont pas rares dans le Nord-Amérique, surtout l’exploitation des richesses minérales du sol. Les fabuleuses fortunes des Gould, des Astor, des Vanderbildt, des Rockfeller et tant d’autres arrivés au milliard, surexcitaient son cerveau. Aussi, tandis que Summy Skim ne se déplaçait guère que pour de fréquentes excursions à Green Valley, Ben Raddle avait-il couru les États-Unis, traversé l’Atlantique, visité une partie de l’Europe, sans avoir jamais pu décider son cousin à l’accompagner. Il était récemment revenu d’un assez long voyage d’outre-mer, et, depuis son retour à Montréal, il attendait quelque occasion, ou plutôt quelque énorme affaire à laquelle il apporterait son concours. Summy Skim pouvait donc craindre que son cousin ne fût entraîné en quelques-unes de ces spéculations dont lui avait horreur.

Et c’eût été là un gros chagrin, d’autre part, si Summy Skim et Ben Raddle eussent été contraints de se séparer, car ils s’aimaient comme deux frères, et si Ben Raddle regrettait que Summy Skim ne voulut pas se lancer avec lui dans quelque affaire industrielle, Summy Skim regrettait non moins que Ben Raddle ne bornât pas son ambition à faire valoir le domaine de Green Valley, puisqu’il leur assurait l’indépendance et avec l’indépendance, la liberté.



  1. MIchel Verne change presque tous les titres des chapitres. Ici, il le remplace par “Un oncle d’Amérique”, ce qui est absurde puisque tout le monde habite en Amérique.
  2. Le récit de cet émouvant drame fait le sujet du roman intitulé Famille Sans Nom, dans la Série des Voyages Extraordinaires. (Note de l’auteur.)
  3. Dominion est le nom du Canada (note de l’auteur).