Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 11

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Société Jules Verne (p. 115-125).

XI

à dawson-city


« Une agglomération de cabanes, d’isbas, de tentes, une sorte de camp, dressé à la surface d’un marais, toujours menacé par les crues du Yukon et du Klondike, des rues aussi irrégulières que boueuses, des fondrières à chaque pas, non point une cité, mais quelque chose comme un vaste chenil tout au plus bon à être habité par des milliers de chiens que l’on entend aboyer jour et nuit, voilà ce que vous croyiez être Dawson-City, monsieur Skim ! Mais la ville s’est transformée à vue d’œil, grâce aux incendies qui déblayent le terrain. Elle a ses églises catholiques et protestantes, elle a ses banques et ses hôtels, elle va avoir son Mascott Théâtre, elle aura bientôt son grand opéra où deux mille deux cents Dawsoniens pourront trouver place, et caetera, et vous ne vous imaginez pas ce que sous-entend cet et caetera ! »

Ainsi parlait le docteur Pilcox, un Anglo-Canadien tout rond d’une quarantaine d’années, vigoureux, actif, débrouillard, une santé inébranlable, une constitution sur laquelle aucune maladie n’avait prise, et qui paraissait jouir d’incroyables immunités. Depuis un an, il était venu s’installer dans cette ville si favorable à l’exercice de sa profession, puisqu’il semble que les épidémies s’y soient donné rendez-vous, sans parler de cette fièvre endémique de l’or, contre laquelle il était d’ailleurs vacciné non moins que Summy Skim lui-même !

En même temps que médecin, le docteur Pilcox était chirurgien, apothicaire, dentiste. Aussi, comme on le savait habile autant que dévoué, la clientèle affluait dans sa maison assez confortable de Front Street, l’une des principales rues de Dawson-City.

Il y a lieu de mentionner également que le docteur Pilcox avait été nommé médecin en chef de cet hospice de (…) dont la Supérieure attendait l’arrivée des deux sœurs de la Miséricorde.

Bill Stell connaissait de longue date le docteur Pilcox, ayant eu des rapports avec lui lorsqu’il servait en qualité d’éclaireur dans l’armée canadienne. Il lui avait toujours recommandé les familles d’émigrants qu’il amenait de Skagway au Klondike. Donc rien de plus naturel qu’il eût la pensée de mettre Ben Raddle et Summy Skim en rapport avec un personnage si haut placé dans l’estime publique, et dont le zèle égalait la philanthropie. Où auraient-ils rencontré quelqu’un de plus au courant de ce qui se passait dans le pays que ce docteur, le confident de tant de fortunes et de tant d’infortunes. Si quelqu’un était capable de donner un bon conseil autant qu’une bonne consultation ou qu’un bon remède, c’était bien cet excellent homme. D’ailleurs, au milieu de cette effrayante surexcitation de la ville, lorsqu’y arrivait la nouvelle de quelque découverte, il avait toujours conservé son sang-froid, restant fidèle à son métier, et n’ayant jamais eu l’ambition de prospecter pour son propre compte.

Aussi le docteur Pilcox était-il fier de sa ville, et ne s’en cacha-t-il point dès la première visite que lui fit Summy Skim.

« Oui, répétait-il, elle est déjà digne de ce nom de capitale du Klondike que le gouvernement du Dominion lui a donné.

— Mais il me semble qu’elle est à peine bâtie, docteur, fit observer Summy Skim.

— Si elle ne l’est pas entièrement encore, elle le sera sous peu, puisque le nombre de ses habitants s’accroît chaque jour…

— Et elle en compte aujourd’hui ?… demanda Summy Skim.

— Plus de vingt mille, monsieur…

— Qui ne font que passer, peut-être…

— Pardonnez-moi, qui y sont établis avec leurs familles et ne songent pas plus que moi à la quitter…

— Cependant, fit observer Summy Skim, qui s’amusait à pousser l’excellent docteur, je ne vois pas en Dawson-City ce qui caractérise habituellement une capitale…

— Comment, s’écria le docteur Pilcox, en se gonflant, ce qui le faisait paraître plus rond encore, mais c’est la résidence du Commissaire général des territoires du Yukon, le major James Walsh et de toute une hiérarchie de fonctionnaires telle que vous n’en trouveriez pas dans les métropoles de la Colombie et du Dominion !…

— Lesquels, docteur ?…

— Un juge de la Cour Suprême, M. Mac Guire, un commissaire de l’or, M. Th. Faucett, esquire, un commissaire des Terres de la Couronne, M. Wade, esquire, un consul des États-Unis d’Amérique, un agent consulaire de France…

— En effet, répondit Summy Skim, ce sont là de hauts personnages de l’administration… Mais enfin pour le commerce…

— Nous possédons déjà deux banques répondit le docteur, the Canadian Bank of Commerce de Toronto que dirige M. H. T. Wills, et the Bank of British North America

— Et les églises ?…

— Dawson-City en a trois, monsieur Skim, une église catholique desservie par le père jésuite Judge et l’oblat Desmarais, une église de la religion réformée, et une protestante anglaise…

— C’est parfait, docteur, en ce qui concerne le salut des habitants. Mais, en ce qui concerne leur sécurité publique…

— Et que pensez-vous, monsieur Skim, d’un commandant en chef de la police montée, le capitaine Stearns, Canadien d’origine française, et du capitaine Harper à la tête du service postal, tous deux comptant une soixantaine d’hommes sous leurs ordres ?…

— Je dis, docteur, répondit Summy Skim, que cette escouade de police est peut-être insuffisante, étant donné que la population dawsonienne s’augmente chaque jour…

— Eh bien, on l’augmentera aussi, et selon les besoins. Le gouvernement du Dominion ne négligera rien pour garantir la sécurité des habitants de la capitale du Klondike ! »

Il aurait fallu entendre le bon docteur prononcer ces mots : capitale du Klondike !

Et Summy Skim de reprendre :

— « Après tout, il semble bien que Dawson-City soit destinée à disparaître, lorsque les gisements du district auront été épuisés…

— Épuisés… les gisements du Klondike ! s’écria le docteur Pilcox. Mais il sont inépuisables, monsieur Skim !… Mais on découvre chaque jour de nouveaux placers le long des creeks !… Mais on exploite chaque jour de nouveaux claims ! Et je ne sais pas s’il est une ville au monde à laquelle une longue existence soit plus assurée qu’à la capitale du Klondike ! »

Summy Skim ne voulut pas poursuivre une discussion bien inutile à tout prendre. Que Dawson-City dût vivre deux ans ou deux mille, que lui importait puisqu’il n’y devait passer qu’une quinzaine !

Toutefois, si inépuisable que fût ce sol, au dire du docteur, il finirait par s’épuiser, et que la ville dût survivre à cet épuisement lorsqu’elle n’aurait plus aucune raison d’exister, et dans des conditions d’habitabilité si détestables, sur la limite du Cercle polaire, cela n’était guère admissible. Mais puisque le docteur lui promettait une vitalité plus grande qu’à n’importe quelle autre cité du Dominion, Québec, Ottawa ou Montréal, il n’y avait pas à le contredire. L’important pour Ben Raddle et Summy Skim étaient que Dawson-City possédât un hôtel.

Il y en avait au moins trois, Yukon Hotel, Klondike Hotel, Northern Hotel, et c’est dans ce dernier que les deux cousins purent obtenir une chambre.

Du reste, pour peu que les mineurs continuent d’affluer à Dawson-City, les propriétaires de ces hôtels ne peuvent manquer de faire fortune. On y paie sa chambre sept dollars par jour ; on paie les repas trois dollars chaque ; on paie le service d’un dollar quotidien ; on paie une coupe de barbe un dollar, et une coupe de cheveux un dollar et demi.

« Heureusement, fit observer Summy Skim, nous n’avons point l’habitude de nous faire raser… Et quant aux cheveux, nous attendrons pour les faire couper notre retour à Montréal ! »

On ne s’étonnera donc pas, d’après les chiffres précités, que tout soit hors de prix dans la capitale du Klondike. Qui ne s’y enrichit pas rapidement par quelque heureuse chance, est à peu près certain de s’y ruiner à court délai. Qu’on en juge par ces prix relevés sur les mercuriales du marché de Dawson-City : le sucre vaut d’un franc cinquante à deux francs la livre ; le lard salé vaut un franc vingt-cinq ; la viande de conserve vaut deux francs la boîte ; un verre de lait vaut deux francs cinquante ; la farine de maïs et d’avoine vaut un franc vingt-cinq ; le riz, les haricots, les pommes, valent un franc vingt-cinq ; les pommes de terre sèches valent trois francs ; les oignons valent trois francs soixante-quinze ; le beurre vaut cinq francs ; les œufs valent douze francs cinquante la douzaine ; le miel vaut trois francs cinquante ; le café et le thé valent de cinq à douze francs ; le sel vaut un franc ; le poivre vaut cinq francs ; le tabac vaut douze francs cinquante ; les oranges valent trois francs les cinq et les citrons vingt-cinq francs la douzaine ; le bœuf vaut six francs cinquante, le mouton cinq francs, l’original cinq francs, le poisson deux francs cinquante. Quant aux bains ordinaires, on les paie douze francs cinquante, et les bains russes, cent soixante francs. Summy Skim se contenterait donc de bains ordinaires.

À cette époque, Dawson-City s’étendait sur une longueur de deux kilomètres, en bordant la rive droite du Yukon. De ladite rive aux collines les plus rapprochées, la distance mesurait douze cent mètres. Sa surface comprenait quatre-vingt-huit hectares. Deux quartiers la divisaient, séparés par le cours du Klondike qui tombe là dans le grand fleuve. On y comptait sept avenues et cinq rues qui se coupaient à angle droit, la plus rapprochée du fleuve étant Front Street. Ces rues possédaient des trottoirs en bois, et lorsqu’elles n’étaient pas sillonnées par les traîneaux pendant les longs mois d’hiver, de grosses voitures, de lourds chariots à roues pleines les suivaient à grand fracas au milieu de la foule des chiens.

Autour de Dawson-City, il y avait nombre de jardins potagers dans lesquels poussaient navets, choux, raves, laitues, panais, mais ils n’auraient pas suffi aux besoins des habitants, et il fallait compter sur les légumes venus du Dominion, de la Colombie ou des États-Unis. Quant à la viande conservée, viande de boucherie et gibier, c’étaient les bateaux frigorifiques qui l’apportaient après la débâcle en remontant le Yukon depuis Saint-Michel jusqu’à Dawson-City sur un parcours de (…). Dès la première semaine de juin, les yukoners apparaissaient en aval, et le quai retentissait des sifflements de leurs sirènes.

Il va de soi que le jour de leur arrivée à Dawson-City, les deux religieuses avaient été conduites à l’hôpital qui dépend de I’Église Catholique. Elles furent reçues avec empressement par la Supérieure, qui n’épargna pas ses remerciements à Summy Skim, à Ben Raddle et au Scout pour l’aide, les soins qu’ils avaient donné à sœur Marthe et à sœur Madeleine.

L’accueil que leur fit le docteur Pilcox ne fut pas moins touchant, et en vérité, leur présence était bien nécessaire, car le personnel de l’hospice ne pouvait plus suffire.

En effet, à la suite de ce rigoureux hiver, les salles étaient encombrées, et on ne saurait se figurer à quel état la fatigue, le froid, la misère, avaient réduit ces pauvres gens venus de si loin ! Il y avait en ce moment à Dawson-City des épidémies de scorbut, de diarrhées, de méningites, de fièvres typhoïdes. La statistique des décès s’élevait de jour en jour, et les rues livraient incessamment passage à des corbillards traînés par des chiens, conduisant au cimetière tant de malheureux qu’attendait la tombe banale, creusée dans les entrailles de ce sol aurifère.

Et, pourtant, en dépit de ce lamentable spectacle, les Dawsoniens, ou tout au moins ces mineurs de passage, ne cessaient de s’abandonner à des plaisirs excessifs. Ils se mêlaient dans les casinos, dans les salles de jeu, ceux qui se rendaient pour la première fois aux gisements et ceux qui y retoumaient pour y refaire leurs gains dévorés en quelques mois. On ne se fût guère douté en voyant la foule s’entasser dans les restaurants et les bars qu’une épidémie décimait la ville, ni qu’auprès de quelques centaines de viveurs, de joueurs, d’aventuriers de constitution solide, il y eût tant de misérables n’ayant ni feu ni gîte, des familles entières, hommes, femmes, enfants, que la maladie arrêtait au seuil de cette ville, et qui ne pourraient aller plus loin !

Aussi tout ce monde, avide de plaisirs violents, d’émotions continues, le voyait-on fréquenter les Folies Bergères, les Monte-Carlo, les Dominion, les Eldorado, on ne saurait dire du soir au matin, puisque à cette époque de l’année, aux environs du soltice, il n’y avait plus ni matin ni soir. Là fonctionnaient le poker, le monte, la roulette. Là on risquait sur le tapis vert, non plus les guinées ou les piastres, mais les pépites et la poussière d’or, au milieu du tumulte des cris, des provocations, des agressions et quelquefois les détonations des revolvers ; enfin des scènes abominables que la police était impuissante à comprimer et dans lesquelles des types du genre de Hunter et de Malone jouaient les premiers rôles !

Et puis, les restaurants sont ouverts toute la nuit ; on y soupe à toute heure ; on y sert des poulets à vingt dollars la pièce, des ananas à dix dollars, des œufs garantis à quinze dollars la douzaine ; on y boit du vin à vingt dollars la bouteille, du whisky qui a coûté (…) ; et on y fume des cigares à trois francs cinquante. Trois ou quatre fois la semaine, les prospecteurs reviennent des claims du voisinage, et risquent dans ces maisons de jeu tout ce qu’ils ont lavé dans les boues de la Bonanza et de ses tributaires.

C’est là un spectacle triste, affligeant, où se montrent les plus déplorables vices de la nature humaine, et le peu qu’en observa Summy Skim dès son arrivée à Dawson-City ne put qu’accroître son dégoût pour ce monde d’aventuriers.

Mais il était probable qu’il n’aurait pas l’occasion de l’étudier plus à fond. Il comptait toujours que leur séjour au Klondike serait de courte durée, et d’ailleurs, Ben Raddle n’était pas homme à perdre son temps.

« Avant tout notre affaire, dit-il, et puisqu’un syndicat nous a offert d’acheter le claim 129 de Forty Miles Creek, allons d’abord le reconnaître…

— Quant tu voudras, répondit Summy Skim.

— Le Forty Miles Creek est-il loin de Dawson-City ?… demanda Ben Raddle à Bill Stell.

— Je ne suis jamais allé là, répondit le Scout. Mais, d’après la carte, ce creek se jette dans le Yukon à Fort Reliance au nord-ouest de Dawson-City.

— Alors d’après le numéro qu’il porte, fit observer Summy Skim, je ne pense pas que le claim de l’oncle Josias soit éloigné.

— Il ne peut l’être de plus d’une trentaine de lieues, répondit le Scout, puisque c’est à cette distance qu’est tracée la frontière entre l’Alaska et le Dominion et que le 129 est en territoire canadien.

— Nous partirons dès demain, déclara Ben Raddle.

— C’est entendu, répondit son cousin, mais avant d’être fixé sur la valeur du 129, ne conviendrait-il pas de savoir si le Syndicat qui nous a offert de l’acheter maintient ses offres, dit Summy Skim.

— Soit, répondit Ben Raddle, dans une heure, nous pouvons être fixés à cet égard…

— En effet, ajouta Bill Stell, et je vais vous indiquer les bureaux du capitaine Healy de l’American Transportation and Trading Compagny, qui sont établis dans Front Street. »

C’est par suite de cette résolution que les deux cousins quittèrent Northern Hotel dans l’après-midi, et se dirigèrent sous la conduite du Scout vers la maison occupée par le syndicat de Chicago.

Il y avait grande foule dans le quartier. Le steamer du Yukon venait de débarquer un grand nombre d’émigrants. En attendant l’heure de se répandre sur les divers affluents du fleuve, les uns pour exploiter les gisements qui leur appartenaient, les autres pour louer leurs bras à des prix très élevés, ils fourmillaient dans la ville. Front Street était plus encombrée qu’aucune autre rue, car les principales agences y résidaient. Et en même temps, à la foule humaine se mélangeait la foule canine. À chaque pas, on se trouvait aux prises avec ces animaux, aussi peu domestiqués que possible, et dont les hurlements déchiraient l’oreille.

« Mais c’est une cité de chiens, cette Dawson ! répétait Summy Skim, et son premier magistrat devrait être un molosse ! »

Cependant, non sans chocs, bousculades, objurgations et injures, Ben Raddle et Summy Skim parvinrent à remonter Front Street jusqu’aux bureaux du syndicat, devant la porte duquel les laissa le Scout qu’ils devaient retrouver à Northern Hotel.

Ils furent reçus par le sous-directeur, M. William Broll, auquel ils firent connaître l’objet de leur visite.

« Ah ! très bien, répondit M. Broll, vous êtes MM. Raddle et Skim de Montréal ? Enchanté de vous voir.

— Non moins enchantés, répondit Summy Skim.

— Les héritiers de Josias Lacoste, propriétaire du claim 129 de Forty Miles Creek ?…

— Précisément, déclara Ben Raddle.

— Et depuis que nous sommes partis pour cet interminable voyage, demanda Summy Skim, il y a lieu de croire que ce claim n’a pas disparu ?

— Non, messieurs, répondit M. William Broll, et soyez sûrs qu’il est à la place que lui assigne le cadastreur, sur la limite des deux États qui n’est pas encore exactement déterminée… »

Que signifiait cette phrase assez inattendue ? En quoi la ligne frontière qui séparait l’Alaska du Dominion pouvait-elle intéresser le claim 129 ?… M. Josias Lacoste n’en était-il pas le légitime propriétaire de son vivant, et, cette propriété, n’était-elle passée non moins légitimement à ses héritiers naturels, quelque contestation qui pût s’élever relativement à ladite frontière ?…

— « Monsieur, reprit alors Ben Raddle, nous avons été avisés à Montréal que le syndicat dont le capitaine Healy est directeur, proposait d’acquérir le claim 129 de Forty Miles Creek…

— En effet, monsieur Raddle.

— Nous sommes donc venus, mon cohéritier et moi, afin de reconnaître la valeur de ce claim et nous désirons savoir si les offres du syndicat tiennent toujours

— Oui et non, répondit M. Wlliam Broll.

— Oui et non !… s’écria Summy Skim.

— Je vous prierai de nous indiquer, monsieur, reprit Ben Raddle, pourquoi ce oui et ce non…

— C’est très simple, messieurs, répondit le sous-directeur. C’est oui, si l’emplacement du claim est établi d’une façon, et non, s’il est établi d’une autre. »

Cela décidément voulait être expliqué, mais, sans attendre l’explication, Summy Skim de s’écrier :

« De quelque façon que cela soit, monsieur Josias Lacoste était-il propriétaire de ce claim, et ne le sommes-nous pas en son lieu et place puisque son héritage nous est dévolu ?… »

Et, à l’appui de cette déclaration, Ben Raddle tira de son portefeuille les titres qui attestaient leurs droits à entrer en possession du 129 de Forty Miles Creek.

« Messieurs, reprit le sous-directeur, ces titres de propriété sont en règle, je n’ai point à en douter, mais, je vous le répète, la question n’est pas là. Notre syndicat vous a fait parvenir des propositions relativement à l’achat du claim de M. Josias Lacoste, et, à la demande que vous me faites sur le maintien de ces propositions, je ne puis vous répondre autrement que…

— C’est-à-dire sans répondre, répliqua Summy Skim qui commençait à s’échauffer, surtout en observant l’attitude un peu narquoise de M. Broll qui n’était pas pour lui plaire.

— « Monsieur le sous-directeur, reprit Ben Raddle, c’est le 22 mars que votre dépêche offrant d’acquérir le claim de M. Josias Lacoste est parvenue à Montréal… Nous sommes aujourd’hui au 7 juin. Plus de deux mois se sont écoulés, et je vous demanderai ce qui est arrivé dans cet intervalle pour que vous ne puissiez pas nous donner une réponse formelle.

— Vous parlez de ce claim comme si sa place n’était pas exactement déterminée, ajouta Summy Skim. J’aime à croire qu’il est encore où il a toujours été ?…

— Certainement, messieurs, répondit M. Broll, mais il occupe sur le Forty Miles Creek un point de la frontière même entre le Dominion qui est britannique et l’Alaska qui est américain…

— Il est du côte canadien, répliqua vivement Ben Raddle.

— Oui, si la limite des deux états est bien déterminée, déclara le sous-directeur, non, si elle ne l’est pas. Or, comme le syndicat, qui est canadien, ne peut exploiter que des gisements d’origine canadienne, je n’ai pu vous donner une réponse affirmative…

— Ainsi, demanda Ben Raddle, il y a actuellement contestation au sujet de cette frontière entre les États-Unis et la Grande-Bretagne ?…

— Justement, messieurs, répliqua M. Broll.

— Je croyais, dit Ben Raddle, que l’on avait choisi le cent quarante et unième méridien comme ligne de séparation…

— On l’a choisi effectivement, messieurs, et avec raison, et depuis 1867, époque à laquelle la Russie a cédé l’Alaska aux États-Unis d’Amérique, il a toujours été convenu que ce méridien formerait la frontière.

— Eh bien, reprit Summy Skim, je pense que les méridiens ne changent pas de place même dans le Nouveau Monde, et ce cent quarante et unième n’a reculé ni à l’est, ni à l’ouest…

— Non, mais il n’est pas où il devrait être, paraît-il, répliqua M. William Broll, car, depuis deux mois, des contestations sérieuses se sont élevées à ce sujet, et il serait possible que ce méridien dût être reporté un peu plus à l’ouest.

— De quelques lieues ? demanda Summy Skim.

— Non, de quelques centaines de mètres seulement, déclara le sous-directeur.

— Et c’est pour si peu que l’on discute ! s’écria Summy Skim.

— Et on a raison, monsieur, répliqua le sous-directeur : ce qui est américain doit être américain, et ce qui est canadien doit rester canadien.

— Et quel est celui des deux États qui a réclamé ?… demanda Ben Raddle.

— L’Amérique, répondit M. Broll, et elle revendique une bande de terrain vers l’est que le Dominion revendique de son côté vers l’ouest…

— Et qu’est-ce que cela nous fait, ces discussions ?… s’écria Summy Skim.

— Cela fait, répondit le sous-directeur, que, si l’Amérique l’emporte, une partie des claims du Forty Miles Creek deviendra américaine…

— Et le 129 sera de ceux-là ?…

— Comme vous dites, répondit M. Broll, et dans ces conditions le syndicat retirerait ses offres d’acquisition. »

Cette fois la réponse était formelle.

« Mais, au moins, demanda Ben Raddle, a-t-on commencé les travaux relatifs à cette rectification de frontière ?…

— Oui, messieurs, et la triangulation est conduite avec une précision remarquable… »

En somme, s’il ne s’agissait que d’une bande assez étroite de terrain le long du cent quarante et unième degré de longitude, et si les réclamations se faisaient de la part des deux États, c’est que le terrain contesté était aurifère, et savait-on si, à travers cette longue bande depuis le Mont Elie au sud, et l’Océan Arctique au nord, ne courait quelque riche veine dont la République fédérale saurait tirer aussi bon profit que le Dominion !…

« Enfin, pour conclure, Monsieur Broll, demanda Ben Raddle, si le claim 129 reste dans l’est de la frontière, le Syndicat nous maintiendra ses offres ?…

— Parfaitement…

— Et si au contraire il reste dans l’ouest, nous devrons renoncer à traiter avec lui ?…

— Parfaitement…

— Eh bien, déclara Summy Skim, nous nous adressons à d’autres, et si notre claim est transporté en terre américaine, nous l’échangerons contre des dollars au lieu de l’échanger contre des banknotes ! »

L’entretien prit fin sur cette réponse de Summy Skim, et les deux cousins revinrent à Northern Hotel.

Ils y retrouvèrent le Scout qui fut mis au courant.

« Dans tous les cas, leur conseilla-t-il, vous feriez bien, messieurs, de vous rendre à Forty Miles Creek le plus tôt possible…

— C’est notre intention, dit Ben Raddle, et nous partirons dès demain…

— Puis, ajouta Summy Skim en riant, il paraît que les travaux de rectification pour la frontière sont commencés, et je suis curieux de voir s’ils touchent à leur terme. Ça doit être lourd à déplacer, un méridien…

— Oui, vous verrez cela, répliqua Bill Stell, mais vous verrez aussi que le claim 127 voisin du claim 129 a pour propriétaire un particulier auquel il faudra prendre garde.

— Oui… ce Texien Hunter… dit Summy Skim.

— Son compagnon Malone et lui, reprit le Scout, exploitent ce 127 qui leur appartient, mais comme ils ne cherchent point à le vendre, peu leur importe qu’il soit situé sur le territoire de l’Alaska ou du Dominion…

— J’espère, ajouta Ben Raddle, que nous n’aurons aucun rapport avec ces grossiers personnages…

— Et ce sera tant mieux, affirma le Scout.

— Et vous, Bill, qu’allez-vous faire ? demanda Summy Skim.

— Je vais repartir pour Skagway afin de ramener une autre caravane à Dawson-City…

— Et vous serez absent ?…

— Deux mois environ…

— Nous comptons sur vous pour le retour…

— C’est entendu, messieurs, mais, de votre côté, ne perdez pas de temps, si vous voulez quitter le Klondike avant l’hiver. »