Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 15

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Société Jules Verne (p. 155-164).

xv

la nuit du 5 au 6 août


Ainsi que cela a été mentionné, le territoire du Dominion n’est pas seul à posséder des régions aurifères. Il en existe à la surface de cette immense aire de l’Amérique septentrionale comprise entre l’Atlantique et le Pacifique, et très probablement de nombreux gisements ne tarderont pas à être découverts. On a pu dire que depuis le Kootenay, au sud de la Colombie anglaise, jusqu’à l’Océan Arctique, ce ne sont que gisements d’or et de métaux divers. La nature s’est montrée prodigue de ses trésors envers cette contrée à laquelle elle refuse les richesses agricoles.

Les placers qui appartiennent au territoire de l’Alaska sont plus particulièrement situés dans cette large courbe que le Yukon décrit entre le Klondike et Saint-Michel à son embouchure, après s’être élevé jusqu’au fort qui porte son nom sur la limite du Cercle polaire.

L’une de ces régions est celle qui avoisine Circle-City, une bourgade établie sur la rive gauche du grand fleuve à (…) kilomètres en aval de Dawson-City. C’est là que prend sa source le Birch Creek, un affluent de gauche, qui va précisément se jeter à Fort Yukon.

À la fin de la dernière campagne, le bruit s’était répandu que les gisements de Circle-City valaient ceux de la Bonanza, et il n’en fallait pas tant pour engager les mineurs à y courir en foule.

Aussi, après leur arrivée à Dawson-City, dès qu’ils eurent remis le 127 en exploitation, Hunter et Malone s’embarquèrent sur un des steam-boats qui font les escales du Yukon, ils débarquèrent à Circle-City, ils visitèrent la région arrosée par le Birch Creek, et, sans doute, ils n’avaient point jugé à propos d’y séjourner toute la saison, puisqu’ils venaient de regagner le 127.

La preuve, d’ailleurs, que le résultat de leur voyage avait dû être nul, c’est que les deux Texiens s’étaient arrêtés au Forty Miles et prenaient leurs

dispositions pour y séjourner jusqu’à la fin de la campagne. Or, s’ils eussent fait bonne récolte de pépites et de poudre d’or sur les gisements de Birch Creek, ils auraient eu hâte de regagner Dawson-City où les maisons de jeu et les casinos leur offraient tant d’occasions de dissiper leur gain. C’était l’habitude, et ils n’avaient aucune raison de ne point s’y conformer. Et c’est même ce qu’ils eussent fait si, depuis la reprise des travaux, le 127 avait produit quelques bénéfices.

Voilà ce que Lorique dit à Ben Raddle et à Summy Skim, lorsqu’il leur apprit l’arrivée des deux Texiens.

Puis, il ajouta :

« Ce n’est pas la présence de Hunter qui ramènera la tranquillité sur les claims de la frontière et plus particulièrement ceux du Forty Miles

— Bon, répondit Summy Skim, nous nous tiendrons sur nos gardes…

— Ce sera prudent, messieurs, déclara le contremaître, et je recommanderai à nos hommes de ne point se rencontrer avec ces coquins-là…

— La police ne sera-t-elle pas prévenue du retour des deux Texiens ?… demanda Ben Raddle.

— Elle doit l’être déjà, répondit Lorique, et, d’ailleurs, nous enverrons un exprès à Fort Cudahy afin de prévenir toute agression.

— Soit, déclara Summy Skim, mais vous me permettrez de croire qu’il n’y a pas tant à s’effrayer de cet individu, et s’il lui prend l’envie de se livrer à ses violences habituelles contre nous, il me trouvera pour lui répondre…

— Soit, encore, déclara à son tour Ben Raddle, mais je n’entends pas, Summy, que tu te commettes avec cet homme…

— Nous avons un vieux compte à régler ensemble, Ben, et je tiens à payer…

— Tu n’as rien à payer, répondit Ben Raddle, qui à aucun prix ne voulait laisser son cousin s’engager en quelque mauvaise affaire. Que tu aies pris à Vancouver le parti des deux religieuses, rien de plus naturel, que tu aies remis ce Hunter à sa place, je l’aurais fait comme toi. Mais, ici, lorsque le personnel d’un claim est menacé par le personnel d’un autre, cela regarde la police…

— Et si elle n’y est pas, répliqua Summy Skim, qui n’entendait pas céder.

— Si elle n’y est pas, monsieur Skim, dit le contremaître, nous nous défendrons, et nos hommes ne reculeront pas devant ces Texiens…

— Enfin, conclut Ben Raddle, nous ne sommes pas venus ici pour débarrasser le Forty Miles des misérables qui l’infestent, mais pour…

— Pour vendre notre claim, répliqua Summy Skim qui en revenait toujours à son desideratum, et dont la tête commençait à se monter un peu. Dites-moi, Lorique, est-ce qu’on ne pourrait pas s’informer de ce que fait la Commission de frontière, si son travail de rectification avance, et quand il prendra fin ?…

— Je tâcherai de le savoir, répondit le contremaître, monsieur Skim…

— Et où ces diables de commissaires se trouvent-ils en ce moment ?

— Tout à fait dans le sud, d’après les dernières nouvelles de Dawson-City

— Eh bien, j’irai les relancer, s’écria Summy Skim.

— Crois-moi, Summy, n’en fais rien, répondit Ben Raddle, qui voulait calmer son cousin, et prends patience…

— Et puis, le voyage serait un peu long, fit observer Lorique, car les commissaires et M. Ogilvie sont descendus jusqu’à la base du Mont Elie, et, à moins de repasser par Dyea, il y aurait toute une région déserte à traverser…

— Maudit pays ! s’écria Summy Skim.

— Tiens. Summy, répondit Ben Raddle en lui frappant sur l’épaule. tu as besoin de te calmer. Va en chasse, emmène Neluto qui ne demande pas mieux, et rapportez-nous pour ce soir quelque gibier de choix. Pendant ce temps-là, nous allons secouer nos rockers, et puissions-nous faire bonne besogne…

— Et, ajouta le contremaître, pourquoi ne nous arriverait-il pas ce qui est arrivé en octobre 1897 au colonel Earvay à Gripple Creek ?…

— Et que lui est-il arrivé à votre colonel ? demanda Summy Skim d’un ton assez dédaigneux.

— De trouver dans son claim, à une profondeur de sept pieds seulement un lingot d’or valant cent miles dollars.

— Peuh ! fit Summy Skim, cinq cents malheureux mille francs…

— Prends ton fusil. Summy, répondit Ben Raddle, va chasser jusqu’au soir, et défie-toi des ours ! »

Summy Skim n’avait rien de mieux à faire, il le comprit. Neluto et lui remontèrent le ravin, et, un quart d’heure après, on entendait retentir leurs premiers coups de feu.

Quant à Ben Raddle, il se remit au travail, non sans avoir commandé à ses ouvriers de ne point répondre aux procations qui pourraient leur venir du 127.

Du reste, ce jour-là, aucun incident ne se produisit qui fût de nature à mettre aux prises le personnel des deux claims.

En l’absence de Summy Skim, qui ne se serait peut-être pas contenu, Ben Raddle eut l’occasion d’apercevoir Hunter et Malone. La maisonnette qu’occupaient les deux Texiens faisait le pendant de l’habitation de Lorique au pied du talus opposé. Précisément, en attendant qu’elle fût ou non déplacée, la ligne de frontière suivait le thalweg du ravin, en remontant vers le nord. Aussi, de sa chambre, Ben Raddle put-il observer Hunter et son compagnon durant leur visite du 127, où les ouvriers travaillaient sous la direction du contremaître américain.

Tous deux traversèrent obliquement le claim en descendant le sentier ménagé entre les puits. Un rocker et un sluice fonctionnaient en ce moment, et le cliquetis des bascules, le tumulte de l’eau qui s’écoulait vers le creek produisaient un bruit assourdissant.

Ben Raddle parut ne vouloir prêter aucune attention à ce qui se passait sur le 127 ; mais, ne cherchant point à se cacher, il resta appuyé sur la barre de la fenêtre qui s’ouvrait au rez-de-chaussée de la maisonnette.

Hunter et Malone s’avancèrent jusqu’au poteau limitatif et s’arrêtèrent. Ils causaient avec animation. Il semblait qu’ils ne ménageaient guère leurs hommes, car plus d’un fut brutalement admonesté, et le contremaître lui-même eut sa part de ces admonestations.

Après avoir dirigé leurs regards vers le creek et observé les claims de la rive droite, désignés par les numéros pairs, ils firent quelques pas du côté du ravin. Qu’ils fussent de la plus méchante humeur, ce n’était pas douteux, et cela provenait de ce que depuis le commencement de la campagne, le rendement du 127, très médiocre, ne couvrait guère les frais. Et combien ils devaient en être irrités davantage, car ils ne pouvaient ignorer que les dernières semaines avaient valu au claim Lacoste des bénéfices assez importants.

Hunter et Malone continuèrent à remonter vers le ravin, et s’arrêtèrent à peu près à la hauteur de l’habitation de Lorique. De là, ils aperçurent Ben Raddle, accoudé sur la fenêtre, et qui ne parut pas leur prêter attention. Mais ce que celui-ci vit bien, c’est qu’ils le désignaient de la main, et que leurs gestes violents, leurs voix furieuses cherchaient à le provoquer.

Très sagement, Ben Raddle n’y prit pas garde, et lorsque les deux Texiens se furent retirés, il vint reprendre le maniement du rocker avec Lorique.

« Vous les avez vus, monsieur Raddle, dit alors celui-ci.

— Oui, Lorique, répondit Ben Raddle, et leurs provocations ne me feront pas sortir de ma réserve…

— Mais Monsieur Skim ne paraît pas être d’humeur si endurante…

— Il faudra bien qu’il se calme, déclara Ben Raddle, et nous ne devons même pas avoir l’air de connaître ces gens-là. »

Les jours suivants s’écoulèrent sans incidents. Summy Skim — et son cousin l’y poussait — partait dès le matin pour la chasse avec l’Indien, et ne revenait que tard dans l’après-midi. De rencontre avec Hunter, il n’y en eut donc pas. Il était toutefois de plus en plus difficile d’empêcher ces ouvriers américains et canadiens de se trouver en contact. Leurs travaux sur le filon les rapprochaient chaque jour du poteau à la limite des deux claims. Assurément le moment arrivait où pour employer une locution du contremaître « ils seraient pic à pic et pioche à pioche ! » La moindre contestation pourrait engendrer une discussion, la discussion un conflit, le conflit une rixe, qui dégénèrerait bientôt en bataille. Lorsque ces hommes seraient lancés les uns contre les autres, qui pourrait les arrêter ? Hunter et Malone n’essaieraient-ils pas de provoquer la révolte sur tous les gisements de leurs compatriotes contre ceux du Dominion voisins de la frontière ? Avec de tels aventuriers tout était à craindre. La police de Fort Cudahy et de Dawson-City serait impuissante à rétablir l’ordre.

Pendant quarante-huit heures, les deux Texiens ne se montrèrent pas, et peut-être, précisément en vue d’un mouvement, avaient-ils été parcourir les placers du Forty Miles Creek qui occupaient le territoire alaskien.

En leur absence, il se produisit bien quelques altercations entre les ouvriers. Il y eut même un incident qui mit aux prises Lorique et le contremaître du 127. Peut-être même les mineurs furent-ils sur le point de prendre parti pour leurs chefs ; mais cela n’alla pas plus loin.

Comme le temps paraissait assez incertain, avec grand vent du nord, Summy Skim n’était point parti pour la chasse. Mais Ben Raddle avait su l’empêcher d’intervenir, ce à quoi il n’eût pas réussi sans doute si Hunter et Malone eussent été présents.

Pendant trois jours encore, il lui fut impossible de se livrer à son plaisir favori. En outre, la pluie tombait parfois à torrents, et il fallait rester à l’abri dans la maisonnette. Le lavage des graviers devenait très difficile dans ces conditions ; les puits se remplissaient jusqu’à l’orifice, et leur trop-plein s’écoulait à la surface du claim qu’il transformait en boue épaisse où l’on s’enfonçait jusqu’au genou.

Il suit de là que la besogne dut être interrompue des deux côtés, et elle ne put reprendre que le 3 août dans l’après-midi. Après une matinée pluvieuse, le ciel se rasséréna sous l’influence du vent de sud-est. Mais il était à craindre qu’il amenât des orages, lesquels sont souvent terribles à cette époque de l’année et occasionnent parfois de véritables désastres.

La veille, les deux Texiens étaient rentrés au 127 et ne quittèrent que le lendemain la maison de leur contremaître.

Quant à Summy Skim, il avait profité de l’éclaircie pour se remettre en chasse. Quelques ours de l’espèce (…) venaient d’être signalés en aval du Forty Miles, et il ne désirait rien tant que de se rencontrer avec un de ces redoutables plantigrades. Il n’en serait pas à son coup d’essai d’ailleurs, et plus d’un était déjà tombé sous ses balles dans les forêts de Green Valley.

« Je préfère encore, se disait Ben Raddle, le voir aux prises avec un ours qu’avec ce Hunter ! »

Au cours de la journée du 4, Lorique eut un très heureux coup de pioche. En creusant un trou presque à l’extrémité du filon, sur la limite du claim, il découvrit une pépite dont la valeur ne devait pas être inférieure à quatre cents dollars, soit deux mille francs.

Le contremaître ne put contenir sa joie, et ce fut à plein poumons qu’il cria :

« Venez voir… venez voir ! »

Ses ouvriers accoururent, et Ben Raddle les rejoignit aussitôt.

La pépite, de la grosseur d’une noix, était pour ainsi dire enchâssée dans un fragment de quartz.

Au 127, on comprit sans peine quelle était la cause de ces cris. De là une explosion de colère jalouse, justifiée, en somme, puisque, depuis quelque temps, les ouvriers n’avaient pu tomber sur un filon et l’exploitation devenait de plus en plus onéreuse.

Une voix se fit alors entendre : c’était la voix de Hunter qui répétait :

« Il n’y en a donc que pour ces Chiens des Prairies du Far West ! »

C’est ainsi qu’il qualifiait les Canadiens dans son grossier langage.

Ben Raddle, qui avait entendu l’insulte, devint tout pâle ; puis le sang lui monta à la tête, et il fut sur le point de s’élancer.

Lorique le retint par le bras, et, haussant les épaules en signe de dédain, il tourna le dos :

« Hé ! fit alors Hunter, c’est pour vous que je dis cela, monsieur de Montréal.

— Vous êtes un insolent, répliqua Ben Raddle, et je ne veux avoir aucun rapport avec un individu de votre espèce…

— Vous en aurez cependant, riposta le Texien, et je ne sais ce qui me retient… »

Il allait franchir la limite du poteau, et se jeter sur Ben Raddle. Mais Malone l’obligea à s’arrêter. Les ouvriers des placers, prêts à se précipiter les uns sur les autres, il n’eût plus été possible de s’interposer entre eux.

Le soir, lorsque Summy Skim rentra, très heureux d’avoir abattu un ours, non sans quelque danger, il raconta en détail son exploit cynégétique. Ben Raddle ne voulut point lui parler de l’incident de la journée, et, après souper, tous deux regagnèrent leur chambre où Summy Skim dormit de ce réconfortant sommeil du chasseur.

Y avait-il lieu de craindre que l’affaire aurait des suites ?… Hunter et Malone, plus sutexcités encore, chercheraient-ils querelle à Ben Raddle ? Pousseraient-ils les hommes du 127 contre les hommes du 129, c’était probable, car le lendemain, pics et pioches se rencontreraient sur la limite des deux claims.

Or, précisément, au grand ennui de son cousin, ce jour-là Summy Skim ne partit pas pour la chasse. Le temps était lourd ; de gros nuages se levaient dans le Sud-Est. La journée ne se passerait pas sans orage, et mieux valait ne point se laisser surprendre loin de l’habitation.

Toute la matinée fut employée au lavage sur les puits déjà en fonction, tandis qu’une équipe, sous la direction de Lorique, creusait sur la ligne de démarcation presque au pied du poteau dont la planchette portait d’un côté le numéro 127 et de l’autre le numéro 129.

Or, les ouvriers de Hunter se trouvaient alors le long de la limite ; mais pendant la matinée, il ne survint aucune complication. Quelques propos assez malsonnants, il est vrai, tenus par les Américains, amenèrent des ripostes plus ou moins vives de la part des Canadiens. Mais cela se borna aux paroles, aux gestes, et les contremaîtres n’eurent point à intervenir.

Par malheur, les choses ne se passèrent pas aussi bien lorsque le travail fut repris dans l’après-midi. Par surcroît de malchance, Hunter et Malone allaient et venaient sur leur placer, et comme Summy Skim en faisait autant sur le sien, Ben Raddle le rejoignit, se demandant si les deux Texiens n’allaient pas réitérer les menaces de la veille.

« Tiens, dit Summy Skim à Ben Raddle, ils sont de retour, ces chenapans… Je ne les avais pas encore vus… Et toi, Ben ?…

— Si… hier, répondit évasivement Ben Raddle, mais fais comme moi, et ne t’occupe pas d’eux…

— Cependant, Ben, ils nous regardent d’une façon qui ne me convient guère…

— Summy, tu ne vas pas y faire attention. »

Les Texiens s’étaient un peu rapprochés. Toutefois s’ils jetèrent des regards insultants aux deux cousins, ils ne les accompagnèrent pas de ces invectives dont ils étaient coutumiers.

Summy Skim prit donc le sage parti de ne pas s’occuper d’eux, quitte à leur répondre, s’il y avait lieu.

Cependant les ouvriers des deux claims continuaient à travailler sur la limite, défonçant le sol, recueillant les boues pour les porter aux rockers et aux sluices. Ils n’étaient séparés que d’une toise les uns des autres, et leurs pioches, volontairement ou non, risquaient de se heurter à chaque instant, et quelques pierres roulaient parfois au-delà de la ligne séparative.

Toutefois, jusqu’alors, personne n’y avait pris garde, lorsque, vers cinq heures, une de ces pierres, sous le coup de pioche de l’un des hommes de Lorique, brusquement arrachée du sol, vint retomber au pied du contremaître américain.

C’était un morceau de quartz, pesant quatre à cinq livres ; ayant l’apparence de ceux qui renferment des parcelles d’or, et il était possible qu’il contînt quelque pépite de valeur.

Donc, réclamation de la part de Lorique — réclamation légitime, en somme, et qui n’obtint qu’un refus brutalement formulé.

Il n’y avait eu qu’un échange de paroles. Mais Lorique, entendant reprendre ce qui lui appartenait, franchit le poteau.

Trois ou quatre Américains se jetèrent sur lui pour l’arrêter, et plusieurs de ses compatriotes s’élancèrent afin de lui venir en aide.

Une lutte s’engagea dans le brouhaha du tumulte et des cris qui mirent en rumeur les claims du voisinage et il y avait à craindre que la bataille ne devint générale entre Américains et Canadiens.

Cependant Lorique, étant parvenu à se délivrer de ceux qui le retenaient, courut vers l’endroit où le fragment de quartz avait roulé.

À ce moment, il se trouva en face de Hunter, qui le repoussa vigoureusement et le renversa sur le sol.

Summy Skim, voyant cette scène de violence, se précipita au secours du contremaître que le Texien maintenait à terre.

Ben Raddle le suivit aussitôt et arrêta Malone qui venait en aide à son compagnon.

Ce fut alors une mêlée complète. Les pioches, les pics servaient d’armes, armes terribles entre ces mains vigoureuses, et le sang n’eût pas tardé à jaillir, des blessés, des morts peut-être, si la milice, en tournée sur cette partie du Forty Miles Creek, n’eût paru sur les lieux.

Grâce à cette cinquantaine d’hommes, bien commandés, les troubles furent comprimés en quelques instants.

Ben Raddle, Summy Skim et les deux Texiens étaient alors en face les uns des autres. Ce fut Ben Raddle qui s’adressa le premier à Hunter que la fureur empêchait de parler.

« De quel droit, lui dit-il, avez-vous voulu nous empêcher de reprendre notre bien ?…

— Ton bien, vociféra Hunter dans un tutoiement grossier, ton bien qui était sur mon sol, et qui m’appartenait !…

— Misérable ! s’écria Summy Skim en s’avançant jusqu’à heurter Hunter.

— Ah ! fit celui-ci, c’est le défenseur de femmes !

— De femmes que vous brutalisiez, coquin que vous êtes, et qui devant un homme serait le dernier des lâches !…

— Lâche !… » répéta Hunter.

Et il allait se jeter sur Summy Skim, lorsque Malone l’en empêcha.

« Oui… redit Summy Skim, qui ne se possédait plus, et trop lâche pour rendre raison de ses insultes…

— Eh bien, tu le verras, s’écria Hunter, et demain je te retrouverai…

— Demain matin, répliqua Summy Skim.

— Demain ! » dit Hunter.

Puis les mineurs rentrèrent sur leurs placers, et sans que Lorique pût rapporter le morceau de quartz. Un des Américains, plutôt que de le rendre, l’avait précipité dans les eaux du Forty Miles Creek.

Ben Raddle et Summy Skim revinrent à l’habitation, et le premier employa tous ses efforts à dissuader le second de donner suite à cette affaire.

« Summy, répétait-il, tu ne peux pas te battre avec ce coquin…

— Je le ferai cependant, Ben !

— Non, Summy, non !

— Je le ferai, te dis-je, et si je parviens à lui loger une balle dans la tête, ce sera la meilleure chasse que j’aurai jamais faite, une chasse à la bête puante ! »

Et, malgré tout ce qu’il put lui dire, Ben Raddle comprit bien qu’il ne pourrait empêcher ce duel.

Un désastre très inattendu allait rendre impossible ou du moins retarder le dénouement de cette affaire.

Le temps s’était de plus en plus alourdi pendant cette journée. Vers cinq heures du soir, l’espace, saturé d’électricité, fut sillonné d’éclairs, et le tonnerre gronda dans le Sud-Est. L’obscurité, due à l’amoncellement

des nuages, devint même profonde, bien que le soleil se tint encore au-dessus de l’horizon.

Durant l’après-midi, on avait constaté sur les divers claims du Forty Miles Creek certains symptômes de nature à causer quelque inquiétude. De sourdes trépidations couraient à travers le sol, accompagnées de grondements prolongés ; les eaux du creek écumaient parfois ; des jets de gaz sulfurés s’échappaient des puits. Assurément il se (manifestait[1]) des forces plutoniques.

Summy Skim, Ben Raddle et le contremaître allaient se coucher vers dix heures et demie, lorsque de violentes secousses se firent sentir.

« Un tremblement de terre ! » s’écria Lorique.

Et il avait à peine prononcé ces mots que l’habitation se renversait brusquement, comme si la base lui eût soudain manqué.

Ce ne fut pas sans peine que les deux cousins et le contremaître purent se retirer des décombres, heureusement sans blessures.

Mais, au dehors, quel spectacle ils purent voir à la lueur du ciel en feu ! tout le sol du claim venait de disparaître sous une inondation torrentielle. Une partie du creek avait débordé et s’écoulait à travers les gisements, en s’y frayant un nouveau lit.

De tous côtés éclataient des cris de désespoir et de douleur. Les mineurs, surpris dans leurs cabanes des deux rives du creek, cherchaient à fuir cette inondation qui les gagnait, et telle était sa violence qu’il fallait que les convulsions du sol eussent été terribles. Les arbres voisins, arrachés ou rompus par le pied, étaient entraînés tant sur le Forty Miles que sur sa dérivation avec la rapidité d’une débâcle de glaces.

« Fuyons… fuyons ! s’écria Lorique que Neluto venait de rejoindre, ou nous serons emportés par le torrent ! »

En effet, l’eau gagnait déjà la place où gisait l’habitation abattue par le tremblement de terre. On sentait encore le sol onduler sous le pied comme s’il eût été pris de houle.

À ce moment, un tronc de bouleau, brisé au-dessus de ses racines, que le courant emportait, fut projeté contre les décombres. Par malheur, il atteignit Ben Raddle, il le renversa, et celui-ci allait périr dans le tourbillon, si Summy Skim et Lorique ne fussent parvenus à le saisir.

Ben Raddle n’aurait pu marcher ; le choc avait été si violent que sa jambe droite était brisée au-dessous du genou…

Quant aux claims, ou bouleversés par le tremblement de terre, ou noyés sous l’inondation, ils étaient détruits pour la plupart sur un espace d’une demi-lieue le long et des deux côtés de la frontière.



  1. Laissé en blanc.