Le Volcan d'or version originale/Partie I/Chapitre 9

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Société Jules Verne (p. 92-105).

IX

du lac benett à dawson-city


Le lac Benett, l’un des plus vastes de cette région, se développe sur une longueur de dix lieues du sud au nord.

Si des steamboats — il est question d’établir ce service — transportaient les émigrants jusqu’aux rapides de White Horse, si, après un portage au-delà de ces rapides, d’autres steamboats les déposaient à l’extrémité septentrionale du lac Labargue, combien de fatigues, de misères, de souffrances leur seraient épargnées avant d’atteindre la rivière Lewis qui devient le Yukon à Fort Selkirk. Il est vrai, ces transports ne pourraient s’effectuer qu’après la débâcle, lorsque lacs et rivières seraient débarrassés de cette flottille de glaçons qui continue parfois à descendre jusqu’aux derniers jours de mai. Resterait ensuite à franchir la distance à laquelle se trouve Dawson-City, et elle est longue encore puisqu’on ne l’estime pas à moins de cent vingt à cent trente lieues.

Dans tous les cas, à cette époque, le service des steamboats n’existait pas sur les lacs ni sur la Lewis. Il n’était qu’en projet, comme aussi ce chemin de fer qui doit prendre son point de départ à Skagway, et les émigrants doivent se résigner à un voyage des plus pénibles.

Évidemment, lorsque le Klondike aura été fouillé et vidé jusque dans ses extrêmes gisements, cette foule de mineurs quittera le pays pour n’y jamais revenir. Mais peut-être un demi-siècle s’écoulera-t-il avant que la pioche ait arraché la dernière pépite.

À cette station du lac Benett, l’encombrement était aussi considérable qu’au Sheep Camp de la passe du Chilkoot et à celle du lac Lindeman. Plusieurs milliers d’émigrants l’occupaient en attendant l’occasion de poursuivre leur route. De toutes parts étaient dressées des tentes, que cabanes et maisons ne tarderaient pas à remplacer, si l’exode vers le Klondike continuait pendant quelques années encore.

Déjà, en cet embryon de village, qui deviendrait bourgade et village, on trouvait des auberges qui deviendraient des hôtels. Et ne le sont-ils pas déjà par les prix excessifs demandés pour le logement et la nourriture, malgré le manque absolu de confort ? Au surplus, la station est pourvue d’un poste de police, et quant aux rives du lac, très boisées, les scieries et les chantiers en occupent divers points, et la construction des bateaux y est active.

Il convient d’ajouter que les policemen ne sont pas uniquement affectés au service de la station. Le gouverneur du Dominion les répartit sur tout le territoire. Leurs fonctions sont parfois dangereuses au milieu de ces aventuriers lâchés à travers la région, et c’est à peine s’ils suffisaient à assurer l’ordre et la sécurité sur les routes du Klondike.

L’Indien Neluto ne s’était pas trompé dans ses prévisions du temps. Dans l’après-midi se produisit un brusque changement dans l’état atmosphérique. Le vent s’étant établi au sud, le thermomètre remonta à zéro centigrade, symptôme auxquels on ne pouvait se méprendre. Il y avait lieu de croire que la saison froide touchait à sa fin, que le dégel définitif provoquerait une rapide débâcle et rendrait la navigation libre à la surface des cours d’eau et des lacs.

Au surplus, pendant cette première semaine de mai, le lac Benett n’était plus pris sur toute son étendue. Entre les ice-fields ou champs de glace sinuaient des passes qu’un bateau pourrait suivre, et à la condition d’allonger son parcours, il parviendrait à faire bonne route. Les quarante kilomètres que mesure le lac dans sa plus grande longueur seraient sans doute doublés ; mais on éviterait ainsi le traîneau, on y gagnerait même du temps, que la navigation s’effectuât soit à l’aviron, soit à la voile. Dans tous les cas la traversée occasionnerait moins de fatigues.

Pendant l’après-midi, la température remonta encore ; le dégel s’accentua ; quelques glaçons commencèrent à dériver vers le nord. Donc, à moins d’une vive reprise du froid pendant la nuit prochaine, le Scout atteindrait l’extrémité septentrionale du lac sans difficultés.

Summy Skim, Ben Raddle et les sœurs de la Miséricorde purent trouver abri jusqu’au lendemain dans une des maisonnettes de la station. S’ils n’y furent pas aussi convenablement logés qu’ils l’avaient été la veille dans celle du Scout, ils n’eurent pas du moins à subir la promiscuité du campement.

Le thermomètre ne baissa pas pendant la nuit, et, au lever du jour, le 9 mai, Bill Stell constata que la navigation pourrait s’opérer dans des conditions assez favorables. Le vent soufflait du sud sans indiquer une tendance à fraîchir ; les nuages s’immobilisaient dans les hautes zones du ciel, et la brise, si elle persistait, permettrait d’employer la voile vent arrière.

Dès l’aube, le Scout s’était occupé de mettre le bateau en état, d’y embarquer les bagages et les provisions. Il fut aidé dans cette besogne par Neluto et les quatre Canadiens qui formaient son équipage d’ordinaire, quand il transportait des voyageurs de Skagway à Dawson-City.

Lorsque les deux cousins l’eurent rejoint sur la rive :

« Eh bien, lui demanda Summy Skim, que pensez-vous du temps ? En avons-nous fini avec les froids de l’hiver du Klondike ?

— Je ne voudrais pas me prononcer d’une manière absolue, répondit le Scout, mais il semble bien que les lacs et les rivières ne tarderont pas à se dégager. D’ailleurs, en suivant les passes, dût-on y employer plus de temps, notre bateau…

— N’aura point à quitter son élément naturel, acheva Summy Skim, c’est au mieux…

— Et que pense Neluto ? demanda à son tour Ben Raddle.

— Il est de mon avis, répondit le Scout.

— Mais n’y a-t-il pas à craindre les glaces en dérive ?…

— Notre pilote est habile et il prendra toute précaution pour les éviter, répondit Bill Stell. D’ailleurs, le bateau est solide, il a déjà fait ses preuves en naviguant au milieu de la débâcle, et, en cas de danger, on trouve aisément refuge sur les rives du lac…

— Ce seront toujours de grosses fatigues s’il fallait débarquer, observa Summy Skim, et il est à désirer qu’on puisse les épargner à nos compagnes de voyage…

— Nous ferons tout pour cela, monsieur Skim, répondit le Scout, et, en somme, mieux vaut ne point avoir à haler le bateau pendant une dizaine de lieues, ce qui n’eût pas pris moins d’une semaine. »

Et alors, appelant Neluto, qui venait de descendre sur la rive, il lui dit :

« Neluto, que penses-tu de la débâcle ?…

— Voilà deux jours que les premières glaces se sont mises en dérive, répondit le pilote, preuve que le haut du lac doit être dégagé…

— Et la brise ?…

— Elle s’est levée deux heures avant le jour et nous est favorable…

— Mais tiendra-t-elle ?… »

Neluto se retourna et parcourut du regard l’horizon du sud que fermait à une lieue de là le massif du Chilkoot. À peine si les nuages se déplaçaient de ce côté, et de légères brumes glissaient sur le flanc de la montagne.

Après avoir tendu sa main dans cette direction, le pilote répondit :

« Je crois que la brise durera jusqu’au soir…

— Mais demain ?… demanda Ben Raddle.

— Demain… on verra, dit simplement Neluto.

— Embarquons », commanda Bill Stell, que les sœurs rejoignirent un instant après.

Le bateau du Scout était une sorte de chaloupe ou plutôt de barge longue de trente-cinq pieds. Un tôt[1] en occupait l’arrière, sous lequel deux ou trois personnes pouvaient s’abriter soit pendant la nuit, soit le jour, lors des bourrasques de neige et des rafales de pluie. Cette embarcation à fond plat, et par conséquent tirant le moins d’eau possible, était large de six pieds, ce qui lui permettait de porter une assez grande voile. Taillée comme la misaine des chaloupes de pêche, elle s’amurait à la pointe de l’avant, et se hissait à l’extrémité d’un mâterau long d’une quinzaine de pieds. En cas de mauvais temps, ce mâterau se dégageait aisément de son emplanture, on le couchait sur les bancs, et le bateau marchait à l’aviron.

Étant données la disposition de la voile et la forme de la coque, cette embarcation n’eût pu tenir le plus près en cas de vent contraire. Mais avec du largue, elle gagnait encore. Or, grâce aux sinuosités des passes entre les champs de glace, il arrivait trop souvent que le pilote trouvait vent debout. Alors, après avoir serré la voile et couché le mât, il faisait garnir les avirons, et maniés par les bras robustes des quatre Canadiens, ils permettaient d’atteindre une allure plus favorable.

Du reste, la surface du lac Benett n’est pas considérable, et il ne saurait se comparer à ces vastes mers intérieures du nord de I’Amérique, où les tempêtes se déchaînaient avec une incomparable violence. Ces hautes régions du Dominion et de l’Alaska, comme celles de la baie d’Hudson, ne sont point abritées par des montagnes contre les courants polaires, et sont parfois bouleversées par des tourmentes qui soulèvent les eaux des lacs en lames monstrueuses. On comprend dès lors qu’une embarcation peu « marine » ne puisse y résister et se trouve bientôt en perdition si le temps lui manque pour gagner une relâche.

À huit heures, les préparatifs étaient achevés, les bagages à bord. Le Scout emportait une certaine réserve de vivres, viande conservée, biscuit, thé, café, un tonnelet d’eau-de-vie, une provision de charbon pour le fourneau établi à l’avant. D’ailleurs, on comptait sur la pêche, car le poisson abonde dans ces eaux, et aussi sur le gibier, perdrix ou gélinottes, qui fréquente les rives du lac.

Le Scout était en règle avec la douane qui est très exigeante et ne laisse pas de molester quelque peu les voyageurs. Il put donc démarrer à l’instant, et le bateau, dont la voile fut hissée, déborda la rive.

Le pilote Neluto s’était mis à la banc derrière le tôt devant lequel les sœurs avaient pris place. Summy Skim et Ben Raddle s’étaient accotés en abord auprès de Bill Stell. Les quatre hommes, placés à l’avant, écartaient les glaçons avec leurs gaffes. Le bateau suivait une assez large brisure, dont la direction le laissa marcher vent arrière pendant une demi-lieue environ. Mais il fallut ensuite brasser la voile grand largue en s’écartant vers l’ouest, et, en somme, l’allure était peu rapide.

La principale préoccupation du pilote était d’éviter les glaçons qui dérivaient en aval, et dont le choc aurait pu causer des avaries. Il n’y avait pas toujours facilité, car un grand nombre d’embarcations s’engageaient dans les passes. Plusieurs centaines, profitant de la débâcle et du vent favorable, avaient dès l’aube quitté cette station du lac Benett. Au milieu de cette flottille, il était souvent malaisé d’éviter des abordages. Et lorsque ces heurts se produisaient, quelles vociférations, quelles injures, quelles menaces éclataient de toutes parts, sans parler des coups échangés d’un bateau à l’autre.

Ben Raddle et Summy Skim observaient avec curiosité la rive droite du lac, de laquelle ils se rapprochaient. Sur les grèves végétaient des touffes d’épinette jaunâtres et en arrière se massaient des forêts blanches d’une neige que la brise n’abattait pas. Là aussi fonctionnaient des scieries mécaniques dont la vapeur haletait au-dessus des toitures d’écorces et d’où s’échappaient des grincements métalliques.

On voyait également des cabanes disséminées sur les rives, parfois un hameau de huttes d’lndiens qui se livraient à la pêche, et dont les canots, halés sur le sable, attendaient que la navigation fût redevenue libre sur le lac.

En arrière-plan, au dernier recul de l’horizon, se dessinaient quelques hauteurs dénudées qui ne protégeaient pas suffisamment le territoire contre les courants glacés du nord.

Les brumes accumulées dès le matin vers le sud ne s’étaient pas dissoutes sous l’effet du vent qui, d’ailleurs, tendait plutôt à mollir. Le soleil n’avait pu les percer, et il y avait lieu de craindre que ce brouillard ne s’abaissât jusqu’à la surface des eaux. Or, de naviguer dans ces conditions, au milieu de la dérive, c’eût été presque impossible. Dans ce cas, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’accoster quelque point de la rive et d’y relâcher jusqu’au prochain changement de temps.

Dans l’après-midi, le bateau croisa une embarcation de la police qui circulait entre les passes et qui n’avait que trop souvent à intervenir dans les rixes.

Le Scout connaissait le chef de cette embarcation, et ils échangèrent les propos suivants :

« Toujours des émigrants qui nous arrivent de Skagway pour le Klondike…

— Oui, répondit le Canadien, et plus qu’il n’en faut…

— Et plus qu’il n’en reviendra…

— C’est sûr ! À combien estime-t-on ceux qui ont traversé le lac Benett ?…

— Quinze mille environ.

— Et ce n’est pas fini ?…

— Loin de là.

— Sait-on si la débâcle se fait en aval ?…

— On le dit.

— On peut donc atteindre le Yukon en naviguant…

— Oui, si le froid ne reprend pas.

— On peut l’espérer ?…

— On le peut.

— Merci.

— Bon voyage. »

Cependant, le temps étant au calme, si Bill Stell n’éprouva pas de grands embarras sur le lac Benett, il ne fit pas rapide route, et, après avoir relâché pendant les deux nuits, il ne vint s’arrêter près de son extrémité que dans l’après-midi du 10 mai.

En cet endroit prenait naissance la petite rivière ou plutôt le canal du Caribou, qui, à moins d’une lieue de là, va déboucher dans le lac Tagish.

Le départ ne devait s’effectuer que le lendemain après la halte de nuit. Il n’y eut pas lieu d’établir un campement ; le bateau suffirait au Scout et à ses passagers.

Summy Skim voulut mettre à profit les dernières heures du jour, et dans les champs voisins, il alla tirer des perdrix de savane et des gélinottes au plumage vert pâle. Il en rapporta plusieurs couples et un certain nombre de ces canards. Ils pullulent dans cette région lacustre, et on aurait pu s’approvisionner pour tout le voyage. Si Summy Skim était bon chasseur, Bill Stell, qui s’était joint à lui, ne se montra pas moins adroit. On fit un feu de bois sec sur la rive, et ce gibier, rôti devant une flamme pétillante, fut déclaré excellent.

Le lac Tagish, long de sept lieues et demie, est relié au lac Marsh par une étroite coupée que la débâcle venait d’obstruer pendant la nuit. Plutôt que d’attendre qu’elle fût dégagée, le Scout préféra faire le traînage du bateau pendant une demi-lieue, après avoir loué un attelage de mules. De cette façon, il put reprendre dans la journée sa navigation sur le lac Marsh à travers les passes.

Arrivé à ce point, et bien qu’ils eussent quitté Skagway depuis une douzaine de jours, Bill Stell et ses compagnons n’en étaient encore qu’à cent soixante-deux kilomètres.

Il ne leur faudrait pas moins de quarante-huit heures pour traverser le lac Marsh dans toute sa longueur, bien qu’elle ne dépasse pas sept à huit lieues. En effet, le vent avait halé le nord, et, sans être très vif, il serait contraire. Se servir de la voile deviendrait impossible, et, avec les avirons, on ne devait pas compter sur une marche rapide.

Pendant le cours de cette navigation, les rives est et ouest du lac demeurèrent toujours visibles, sa largeur n’étant que de trois kilomètres. Il est encadré de collines assez élevées, d’aspect pittoresque que le givre et la neige rendaient toutes blanches. La flottille des bateaux paraissait moins nombreuse que sur le lac Benett, car, par suite de difficultés, un certain nombre d’embarcations étaient restées en arrière.

La halte fut établie à l’extrémité du lac Marsh dans l’après-midi du 13 mai, et, après avoir consulté la carte, Ben Raddle dit au Scout :

« Nous n’avons plus qu’un lac à franchir, le dernier de la région ?…

— Oui, monsieur Raddle, répondit Bill Stell, car c’est le lac Labarge. Mais c’est dans cette partie du voyage que les embarras sont les plus grands…

— Cependant, Scout, il ne sera pas question de traîner notre bateau sur la Lewis qui réunit les deux lacs et se dirige au-delà vers le nord ?

— Sur la rivière, non, mais sur terre, oui, répondit Bill Stell, s’il n’est pas possible de franchir les rapides de White Horse sans portage. Or c’est toujours un passage fort dangereux où plus d’une embarcation s’est perdue corps et biens. »

Ces rapides constituent en effet le plus sérieux danger pour la navigation entre Skagway et Dawson-City. Ils occupent trois kilomètres et demides quatre-vingt-cinq qui séparent le lac Marsh du lac Labarge, et, sur cette courte étendue, la différence de niveau des eaux de la rivière n’est pas inférieure à trente-deux pieds. En outre, le cours est encombré de récifs contre lesquels un canot se broie inévitablement, si le courant l’y jette.

« On ne peut donc suivre les berges ? demanda Summy Skim.

— Elles sont impraticables, répondit le Scout. Mais on s’occupe d’établir un tramway qui transportera les bateaux tout chargés en aval des rapides.

— Et puisqu’on s’occupe d’établir ce tramway, reprit Summy Skim, c’est qu’il n’est pas encore terminé, Scout…
« Les rapides du White-Horse ».

— Non, bien que des centaines d’ouvriers y travaillent.

— Et vous venez, mon brave Bill, qu’il ne sera pas achevé à notre retour…

— À moins que vous ne restiez au Klondike plus longtemps que vous ne le pensez, répondit Bill Stell. On sait bien quand on y va, mais on ne sait pas quand on en revient…

— Tu entends, Ben » dit Summy Skim en s’adressant à son cousin. D’ailleurs celui-ci ne chercha point à répondre.

Ce fut dans l’après-midi du lendemain, 15 mai, que le bateau, en descendant la rivière, atteignit les rapides de White Horse. Il n’était pas le seul à s’aventurer dans cette dangereuse passe. D’autres embarcations le suivaient, et combien de celles qui se présentaient ainsi en amont, ne se retrouveraient pas en aval !…

On comprendra donc que les pilotes affectés au service du White Horse exigent un prix élevé pour franchir ces trois kilomètres. Comme ce prix est de cent cinquante francs, cela leur vaut de beaux bénéfices, et ils ne songent guère à abandonner ce lucratif métier pour celui de prospecteurs.

Il est souvent nécessaire, avant de les lancer dans le courant, de décharger les bateaux d’une partie de leur cargaison que l’on reprend ensuite. Les embarcations ainsi allégées peuvent être dirigées plus sûrement entre les récifs.

Mais le Scout, dont le bateau n’était point alourdi par un pesant matériel, ne jugea point indispensable cette mesure, et Neluto partagea son avis. Tous deux d’ailleurs connaissaient parfaitement les passes.

« Ne vous effrayez pas, recommanda le Scout aux religieuses.

— Nous avons confiance en vous », répondit sœur Marthe.

En cet endroit, la vitesse du courant est de cinq lieues à l’heure. Il ne faudrait donc qu’un temps très court pour descendre les trois kilomètres des rapides. Mais il faut faire tant de détours entre les roches de basalte capricieusement semées entre les deux rives, pour éviter les glaçons, autant d’écueils mouvants dont le choc fracasserait la plus solide embarcation, que la durée du trajet en est extrêmement allongée. À plusieurs reprises, le bateau, appuyé sur les avirons, dut virer bout pour bout sous la menace d’un abordage soit avec un glaçon soit avec un canot, et l’habileté de Neluto le tira de plus d’un mauvais pas.

« Attention… attention ! » cria le Scout, lorsque le bateau eut franchi les trois-quarts du passage.

Il importait, en effet, de bien se tenir aux bancs pour ne point être jetés par dessus le bord. Le dernier saut de ces rapides est le plus redoutable, et c’est là que se produisent de nombreuses catastrophes. Mais Neluto avait l’œil juste, la main sûre, un imperturbable sang-froid, et le Scout savait qu’il pouvait se fier à lui.

Il ne put se garer de quelques paquets d’eau au milieu du furieux tumulte de cette dénivellation, mais les hommes eurent vite dégagé le bateau de cette surcharge, et après le saut, il se retrouva dans de bonnes conditions.

Les deux cousins n’avaient pas été sans éprouver une certaine émotion, lorsque l’embarcation piqua pour ainsi dire dans le vide. Quant aux sœurs, elles s’étaient signées d’une main tremblante, en fermant les yeux.

« Et maintenant, s’écria Summy Skim, le plus fort est fait, Bill ?…

— Ce n’est pas douteux, ajouta Ben Raddle.

— En effet, messieurs, déclara le Scout, nous n’aurons plus que le lac Labarge à traverser, et la Lewis à suivre pendant cent soixante lieues environ. À part une ou deux passes un peu difficiles qu’on ne saurait comparer aux rapides de White Horse.

— Aussi, mes sœurs, reprit en riant Summy Skim, plus que cent soixante lieues, autant dire que nous sommes arrivés, et vous n’aurez plus rien à craindre.

— Si… pour vous, Messieurs, répondit sœur Madeleine, puisque, à votre retour, vous aurez à remonter ces rapides, ce qui sera peut-être plus dangereux…

— Vous avez raison, ma sœur, répliqua Summy Skim, et décidément, nous ferions mieux de ne pas du tout revenir !…

— À moins que le tramway ne soit pas en état de fonctionner, fit observer Ben Raddle.

— Comme tu dis, Ben, et pour peu que nous attendions un an ou deux… »

Et ce qui serait encore plus avantageux, ce qui rendrait le voyage plus facile, ce serait le railway qu’il était question de construire de Skagway aux rapides de White Horse et des rapides de White Horse à Dawson-City. Dès lors plus de navigation sur les lacs, plus de portages en aucun point de la route. On mettrait moins de jours qu’on ne met actuellement de semaines pour aller du Chilkoot au Klondike. Mais quand ces projets seraient-ils en voie d’exécution, et qui sait même s’ils seraient jamais entrepris.

La caravane du Scout se trouvait à trois cent-cinq kilomètres de Skagway, lorsqu’elle atteignit la pointe inférieure du lac Labarge dans la soirée du 16 mai.

Bill Stell, après en avoir causé avec Neluto, décida de faire une halte de vingt-quatre heures à cette station. Le vent soufflait avec violence de la partie du nord. Le pilote ne tenait pas à tenter la traversée du lac dans ces conditions, craignant qu’il ne fût assailli par une grosse tempête. À peine d’ailleurs si le bateau, même à force d’avirons, eût pu gagner le large, d’autant que la dérive des glaçons était arrêtée par les rafales et qu’ils remontaient vers l’angle sud du lac. Il pouvait se faire aussi qu’une embâcle se reformât, car la température s’abaissait, et le thermomètre marquait deux degrés au-dessous de zéro.

Cette station, crée sur le même modèle et pour les mêmes besoins que celles des lacs Lindeman et Benett, comprenait déjà une centaine de maisons et de cabanes. L’une de ces maisons se décorait du nom d’hôtel, à prix excessifs, cela va sans dire, et sans le moindre confort. Mais Summy Skim, Ben Raddle et les religieuses purent y trouver des chambres libres.

Le soir, les deux cousins et Bill Stell, étant réunis dans la salle basse de l’hôtel, s’entretinrent de la durée probable du voyage.

« Après la traversée du lac Labarge, en descendant la Lewis, dit le Scout, on ne peut faire plus de quatre à cinq lieues par jour. Or, comme nous sommes encore à (…) lieues de Dawson-City, je ne compte pas y arriver avant la première semaine de juin.

— Nous ne naviguerons donc pas de nuit ? demanda Ben Raddle.

— Ce serait imprudent, car la Lewis est encombrée de glaçons, répondit Bill Stell, et Neluto ne voudrait pas s’y risquer…

— Alors, fit observer Summy Skim, nous accosterons l’une ou l’autre rive ?…

— Oui, monsieur Skim, et s’il y a du gibier aux environs, vous aurez tout le loisir de faire bonne chasse…

— Je ne manquerai pas, Scout, de lui envoyer quelques coups de fusil.

— Et vous ne le manquerez pas, j’en suis sûr.

— Mais, observa Ben Raddle, n’arriver que dans la première semaine de juin au Klondike, n’est-ce pas déjà tard pour l’exploitation des claims ?…

— Non, monsieur Raddle, répondit le Scout. Songez à ces milliers d’émigrants qui sont encore en arrière et n’arriveront que bien après nous ! L’exploitation des placers n’est guère possible qu’à la mi-juin, lorsque le sol est entièrement dégelé…

— Peu nous importe, d’ailleurs, ajouta Summy Skim. Nous n’allons pas là pour prospecter sur le claim 129, mais pour le vendre au meilleur prix. Et, en admettant que l’affaire nous retienne jusqu’en juillet, nous aurons le temps de revenir à Montréal avant l’hiver. »

Le lac Labarge, long de cinquante kilomètres environ, se compose de deux parties qui se coudent à l’endroit même d’où sort la rivière Lewis pour prendre direction vers le nord. Démarré dans la matinée du 18 mai, le bateau dut employer quarante-huit heures à traverser cette première partie du lac.

Ce fut donc dans l’après-midi du 20 mai, vers cinq heures, que le Scout et ses compagnons, après avoir essuyé forces rafales, atteignirent le cours de la Lewis, qui oblique au nord-est en gagnant vers Fort Selkirk. Dès le lendemain, le bateau s’y engagea au milieu de la débâcle, en tenant autant que possible le milieu de la rivière où le courant laissait libre passage.

Le soir, à cinq heures, le Scout donna l’ordre d’accoster la rive droite, près de laquelle il comptait passer la nuit. Summy Skim débarqua aussitôt. Un peu après, plusieurs détonations retentirent, et une couple de canards et de gélinottes permirent d’économiser les conserves au souper.

Du reste, ces haltes de nuit que s’imposait Bill Stell, les autres embarcations qui descendaient le cours de la Lewis se les imposaient aussi, et nombre de feux de campement s’allumaient sur les rives.

À partir de ce jour, la question du dégel parut être entièrement résolue. Le thermomètre se tenait à cinq ou six degrés au-dessus de zéro sous l’influence des vents du sud. Il n’y avait donc plus à craindre que la rivière vînt à se prendre. Les émigrants ne devaient plus se préoccuper ni de traînages ni de portages. Vraisemblablement les lacs Lindeman, Benett, Tagish, Marsh, Labarge étaient dégagés et le courant entraînait rapidement les glaçons vers l’aval.

Pendant ces campements nocturnes, il n’y avait à redouter aucune attaque de fauves. On ne signalait point la présence des ours dans les environs de la Lewis. Summy Skim n’eut donc point, à son vif regret peut-être, (l’occasion)[2] d’abattre l’un de ces formidables plantigrades. Mais, en revanche, il fallait se défendre contre les moustiques qui envahissaient les rives par myriades, et c’est à peine si l’on parvenait à éviter leurs morsures aussi douloureuses qu’agaçantes en conservant les feux toute la nuit.

Après avoir descendu la Lewis pendant une cinquantaine de kilomètres, le Scout et ses compagnons dans l’après-midi du 23 aperçurent le confluent du rio Hootalinga, puis le lendemain, celui du Big Salmon, deux tributaires de la Lewis. Il y eut lieu de remarquer là combien les eaux bleues de la rivière s’altéraient au mélange de ses affluents. Le jour suivant, le bateau passait devant l’embouchure du rio Walsh, maintenant délaissé par les mineurs, bien qu’il eût produit dix sols à l’écuelle, et que l’on disait vidé jusqu’à sa dernière poche. Puis, ce fut le Cassiar, banc de sable qui émerge à l’eau basse, sur lequel quelques prospecteurs récoltèrent en un mois pour trente mille francs d’or, et où l’on recueille encore quelques grains de la précieuse poussière.

Le voyage se continua avec des alternatives de bon et de mauvais temps, sans qu’on eût trop à souffrir du froid. Le bateau marchait tantôt à l’aviron, tantôt à la voile, et même, en de certains passages très sinueux, les hommes durent le haler à la cordelle. Mais il fallait prendre garde en cheminant sur les rives qui sont bordées de hautes falaises d’où se détachent parfois d’énormes avalanches.

Le 30 mai, la plus grande partie de la Lewis, qui allait bientôt devenir le Yukon, avait été descendue dans des conditions assez favorables. La caravane se trouvait alors à une soixantaine de lieues du lac Labarge. Il y eut à franchir les rapides de Five Fingers. Cela ne se fit pas sans quelques difficultés. La rivière est encombrée en cet endroit par cinq îles, qui produisent de larges remous et même des dénivellations dont un pilote doit se défier. Sur l’avis de Neluto, il parut prudent de débarquer, car l’étiage élevé des eaux rendait le courant presque torrentiel. Mais après avoir franchi ces rapides, et, quelques kilomètres en aval, ceux du Rink, passagers et passagères reprirent leur place dans le bateau qui ne rencontrerait plus d’obstacle sérieux avant son arrivée à Fort Selkirk, encore éloigné d’une vingtaine de lieues.

Le 31 mai, le Scout vint s’établir au camp de Turenne qui occupe une falaise toute semée des premières fleurs, anémones, crocus, et genièvres parfumés. De nombreux émigrants y avaient dressé leurs tentes. Le bateau nécessitant quelques réparations, il y resta vingt-quatre heures. Là, Summy Skim put se livrer à son exercice favori. Le gibier, particulièrement les grives, abondait, et il aurait pu chasser toute la nuit, car à cette latitude et à cette époque de l’année, l’obscurité n’est plus complète entre le coucher et le lever du soleil.

Pendant les deux jours qui suivirent, grâce à un courant de trois lieues à l’heure, le bateau descendit rapidement la rivière. Le 2 juin, dans la matinée, après avoir dépassé le labyrinthe des îles Myersall, il se rapprocha de la rive gauche et vint s’amarrer au pied de Fort Selkirk.

Ce fort fut bâti en 1848 pour le service des agents de la baie d’Hudson ; mais les Indiens le démolirent en 1852, et actuellement ce qui fut un fort n’est plus qu’un bazar suffisamment approvisionné. Entouré de huttes indiennes, de tentes d’émigrants, il couvre un plateau de la grande artère qui, à partir de là, porte plus spécialement le nom de Yukon, alors grossie des eaux du Pelly, son principal tributaire de la rive droite.

Il y eut lieu pour le Scout de se réapprovisionner à Fort Selkirk, et il y trouva tout ce qui lui était nécessaire, à des prix excessifs il est vrai, puisque dans la moindre des auberges, on paye trois dollars un repas des plus rudimentaires.

Après une relâche de vingt-quatre heures, dans la matinée du 3 juin, le bateau s’abandonna de nouveau au courant du Yukon. Temps très incertain, de la pluie et des éclaircies de soleil ; mais il n’y avait plus à craindre les grands froids, et la température se rapprochait de dix degrés au-dessus de zéro.

Le Scout passa sans s’y arrêter devant le confluent de la rivière Stewart, qui commençait à attirer un certain nombre de chercheurs d’or, et les claims pulluleront sur son cours de trois cent kilomètres qui vient de l’est. Puis, le bateau stationna pendant une demi-journée à Ogilvie sur la rive droite du Yukon.

En aval, le fleuve présentait déjà une grande largeur, et les embarcations pouvaient circuler sans embarras au milieu des nombreux glaçons qui dérivaient dans la direction du nord.

Après avoir laissé en arrière les embouchures de l’lndian River et de la Sixty Miles River qui s’ouvrent l’une vis-à-vis de l’autre, à quarante-huit kilomètres de Dawson-City, après avoir dépassé sur la droite celle du Baker Creek, le Scout et ses compagnons, dans l’après-midi du 6 juin, mirent enfin le pied dans la capitale du Klondike.



  1. J. V. aurait dû écrire un taud, mais nous respectons son orthographe phonétique. Dans ce roman, Michel Verne corrige en taud, mais laisse tôt dans Le Pilote du Danube.
  2. Mot oublié.