Le Volcan d’or/Partie I/Chapitre 5

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 65-83).


V

À BORD DU « FOOT BALL ».


Le Foot Ball prit la mer le 16 avril, avec quarante-huit heures de retard. Si ce steamer de douze cents tonneaux ne comptait pas plus de passagers que de tonnes, c’est que l’inspecteur de la navigation avait mis son veto.

Déjà, d’ailleurs, la ligne de flottaison, indiquée par le zéro barré peint sur la coque, se trouvait au-dessous de son niveau normal.

En vingt-quatre heures les grues du quai avaient déposé à bord les innombrables colis des émigrants, tout un lourd matériel de mine augmenté d’un imposant troupeau de bœufs, de chevaux, d’ânes et de rennes, sans parler de plusieurs centaines de chiens, appartenant à la race du Saint-Bernard ou des Esquimaux, dont seraient formés les attelages des traîneaux à travers la région des lacs.

Les passagers du Foot Ball étaient de toute nationalité, Anglais, Canadiens, Français, Norvégiens, Suédois, Allemands, Australiens, Américains du Sud et du Nord, les uns avec leur famille, les autres seuls.

Tout ce monde, grouillant à bord du navire, l’emplissait d’un pittoresque désordre.

TOUT CE MONDE, GROUILLANT À BORD DU NAVIRE… (Page 65.)

Dans les cabines, on avait augmenté le nombre des cadres, portés à trois ou quatre, au lieu de deux. L’entrepont présentait l’aspect d’un vaste dortoir, avec une série de tréteaux établis en abord, entre lesquels étaient tendus des hamacs. Quant au pont, la circulation y était fort difficile. De pauvres gens, qui n’avaient pu s’assurer une cabine, dont le prix est de trente-cinq dollars, s’y entassaient le long des tambours et des bastingages. C’est là qu’ils faisaient leur maigre cuisine, et qu’ils vaquaient, à la vue de tous, aux soins de leur toilette et de leur ménage.

Ben Raddle avait pu retenir deux places dans une des cabines de l’arrière. Elle en contenait une troisième occupée par un Norvégien, nommé Royen, qui possédait un claim sur la Bonanza, l’un des affluents du Klondike. C’était un homme paisible et doux, hardi et prudent à la fois, de cette race scandinave qui obtient le succès par l’opiniâtreté d’un lent effort. Originaire de Christiana, après avoir passé l’hiver dans sa ville natale, il retournait à Dawson City. Compagnon de voyage peu communicatif et, en somme, peu gênant.

Il était heureux pour les deux cousins qu’ils n’eussent pas à partager la cabine du Texien Hunter. D’ailleurs, l’eussent-ils voulu, ce partage eût été impossible. Hunter avait réussi à retenir, à coups de dollars, une cabine de quatre places pour son compagnon et lui. C’est en vain que plusieurs passagers avaient prié ces grossiers personnages de leur céder les deux places vacantes. Ils en avaient été pour un brutal refus.

On le voit, ce Hunter et ce Malone — ainsi se nommait l’acolyte du Texien — ne regardaient pas au prix. Ce qu’ils gagnaient à l’exploitation de leur claim, ils étaient gens à le dépenser en folles prodigalités, à le jeter par poignées sur des tables de baccarat ou de poker. Nul doute qu’ils ne fissent, au cours du voyage, de longues stations dans le salon de jeu du Foot Ball.

Sorti dès six heures du matin du port et de la baie de Vancouver, le Foot Ball prit direction à travers le canal, afin d’en gagner l’extrémité septentrionale. À partir de ce point, le plus souvent à l’abri des îles de la Reine Charlotte et du Prince de Galles, il n’aurait qu’à remonter à petite distance le long de la côte américaine.

Au cours de ces six journées de navigation, les passagers de l’arrière ne pourraient guère quitter la dunette qui leur était réservée. Pour varier leur promenade, ils ne devaient pas compter sur le pont, tout encombré des baraquements qui renfermaient les animaux, bœufs, chevaux, ânes, rennes, et sillonné en tous sens par la meute des chiens, qui circulaient en hurlant au milieu de groupes pitoyables, hommes encore jeunes mais frappés du stigmate de la misère, femmes épuisées entourées d’enfants souffreteux. Ce n’est pas pour exploiter quelque gisement à leur compte qu’ils émigraient, ceux-là, mais pour mettre leurs bras au service des syndicats dont ils se disputeraient les salaires.

« Enfin, dit Summy Skim, au moment où le paquebot sortait de la rade, tu l’as voulu, Ben. Cette fois, nous voici bien en route pour l’Eldorado. Nous faisons partie, nous aussi, de ce monde des chercheurs d’or, qui ne paraît pas être des plus recommandables.

— Il serait difficile qu’il en fût autrement, mon cher Summy, répondit Ben Raddle. Il faut le prendre tel qu’il est.

— J’aimerais bien mieux ne pas le prendre du tout, répliqua Summy. Que diable ! Ben, nous ne sommes pas de ces gens-là. Que nous ayons hérité d’un claim, soit ! Que ce claim soit truffé de pépites, j’y consens ! Ce n’est pas une raison pour nous muer en chercheurs d’or.

— C’est entendu, répondit Ben Raddle avec un imperceptible mouvement d’épaules qui ne rassura guère Summy Skim.

Et celui-ci d’insister :

— Nous allons au Klondike pour vendre le claim de notre oncle Josias, c’est bien convenu, n’est-ce pas ?.. Seigneur ! rien qu’à cette pensée que nous pourrions partager les instincts, les passions, les mœurs de cette cohue d’aventuriers !..

— Attention ! dit Ben Raddle en raillant, tu vas prêcher, Summy !

— Et pourquoi pas, Ben ? Oui, j’en ai horreur de cette exécrable soif de l’or, de cet affreux désir de richesses qui font braver tant de misères. C’est du jeu, cela. C’est la course au gros lot, à la grosse pépite… Ah ! quand je songe qu’au lieu de naviguer à bord de ce steamer, en route vers des contrées invraisemblables, je devrais être à Montréal, faisant mes préparatifs pour passer la belle saison dans les délices de Green Valley !

— Tu m’avais promis de ne pas récriminer, Summy.

— C’est fini, Ben, c’est la dernière fois. Désormais je ne pense plus qu’à…

— À gagner Dawson City ? demanda Ben Raddle, non sans quelque ironie.

— À en revenir, Ben, à en revenir, » répondit Summy Skim.

Tant que le Foot Ball avait navigué dans le canal, les passagers n’avaient pas souffert de la mer. À peine si le roulis se faisait sentir. Mais, lorsque le paquebot eut dépassé l’extrême pointe de l’île de Vancouver, il fut exposé à la houle du large.

Le temps était froid, la brise âpre. Des lames assez fortes battaient les grèves du littoral colombien. Des rafales où se mélangeaient la pluie et la neige tombaient avec violence. On imagine ce que durent souffrir les passagers du pont, pour la plupart accablés par le mal de mer. Les animaux n’étaient pas moins éprouvés. À travers les sifflements des rafales, c’était un concert de beuglements, de hennissements, de braiments dont on ne saurait se faire une idée. Le long des roufs couraient et se roulaient les chiens qu’il était impossible de renfermer ou de tenir à l’attache. Certains, devenus furieux, sautaient à la gorge des gens, cherchaient à mordre, et le maître d’équipage dut en abattre quelques-uns à coups de revolver.

Pendant ce temps, en compagnie d’une bande de joueurs, que, dès le premier jour, ils étaient parvenus à racoler, le Texien limiter et son camarade Malone vivaient autour d’une table de monte et de faro. Du salon de jeu, transformé en tripot, s’échappaient, jour et nuit, des vociférations et des provocations d’une sauvage brutalité.

Quant à Ben Raddle et à Summy Skim, inutile de dire qu’ils bravaient le mauvais temps. Observateurs déterminés, ils ne quittaient pas la dunette de toute la journée, et ne regagnaient leur cabine que la nuit venue. Ils ne se lassaient pas du spectacle que leur donnaient, et le pont grouillant d’une confuse multitude, et la dunette où se croisaient des types moins pittoresques peut-être, mais plus caractéristiques, pour la plupart représentants de la classe supérieure de cette race d’aventuriers. Dès les premières heures de la traversée, ils avaient nécessairement remarqué deux passagers, ou plus exactement deux passagères, qui tranchaient violemment sur la triste compagnie environnante. Deux jeunes femmes de vingt à vingt-deux ans, deux jeunes filles plutôt, sœurs à en juger par un certain « air de famille », l’une brune et l’autre blonde, toutes deux petites, et fort jolies au demeurant.

Elles ne se quittaient pas. On apercevait toujours la blonde à côté de la brune, qui semblait être le chef de cette association du premier degré. Ensemble, elles faisaient dès le matin une longue promenade à l’arrière, puis elles se risquaient sur le pont, circulaient au milieu de sa population misérable, et, s’arrêtant auprès des mères chargées de famille, s’ingéniaient à rendre les mille services délicats dont les femmes seules sont capables.

Bien des fois, Ben et Summy avaient assisté du haut de la dunette à ce touchant spectacle, et leur intérêt pour ces deux jeunes filles s’en était accru. La violence du cadre mettait en valeur leur réserve si digne, leur distinction si évidente, que nul parmi tous ces gens sans aveu qu’elles coudoyaient à chaque instant ne s’était avisé de leur manquer jusqu’ici de respect.

Que faisait à bord du Foot Ball ce couple jeune et charmant ? Les deux cousins se posaient cette question sans pouvoir y répondre, et, par degrés, leur sympathique intérêt se compliquait d’une grandissante curiosité.

Au surplus, on ne pouvait méconnaître que les deux jeunes filles n’eussent trouvé d’autres admirateurs parmi leurs compagnons de route. Il en était deux, à tout le moins, qui leur accordaient une particulière attention, et ces deux-là n’étaient autres que le Texien Hunter et son âme damnée Malone. Chaque fois qu’ils se décidaient à abandonner leur table de jeu pour venir sur la dunette respirer hâtivement un peu d’air, ils en donnaient une preuve nouvelle. Se poussant réciproquement du coude, échangeant des coups d’œil blessants, agrémentés d’insinuations plus ou moins offensantes proférées à haute et intelligible voix, ils tournaient autour des deux sœurs, qui ne semblaient pas, d’ailleurs, s’apercevoir de leur existence.

Souvent, Ben Raddle et Summy Skim avaient assisté à ce manège, et le désir ne leur manquait pas d’intervenir. Mais de quel droit l’eussent-ils fait ? À tout prendre, Hunter et Malone ne dépassaient pas les limites tolérables dans un pareil milieu, et les objets de leur grossière assiduité n’avaient réclamé le secours de personne.

Les deux cousins se bornaient donc à surveiller de loin leurs futurs voisins de Forty Miles Creek, mais en désirant sans cesse davantage qu’un hasard leur permît de faire connaissance avec les jeunes passagères.

L’occasion ne s’en présenta que le quatrième jour de la traversée. À l’abri de l’île de la Reine Charlotte, le Foot Ball naviguait alors dans des conditions moins dures, sur une mer que ne troublaient plus les houles du large. Du côté de la terre, se succédaient des fjords comparables à ceux de la Norvège et qui devaient évoquer maints souvenirs du pays chez le compagnon de cabine de Summy Skim et de Ben Raddle. Autour de ces fjords se dressaient de hautes falaises, boisées pour la plupart, entre lesquelles apparaissaient, sinon des villages, du moins des hameaux de pêcheurs et, souvent, quelque maisonnette isolée, dont les habitants, d’origine indienne, vivaient de la chasse et de la pêche. Au passage du Foot Ball, ils venaient vendre leurs produits qui trouvaient facilement acquéreurs.

Si, en arrière des falaises, à une distance assez reculée, des montagnes profilaient leurs crêtes neigeuses à travers le brouillard, du côté de l’île de la Reine Charlotte on n’apercevait que de longues plaines ou d’épaisses forêts toutes blanches de givre. Çà et là, se montraient aussi quelques agglomérations de cases, sur les bords d’étroites criques où les barques de pêche attendaient un vent favorable. C’est au moment où le Foot Ball atteignait l’extrémité de l’île de la Reine Charlotte que les deux cousins entrèrent en relation avec les passagères, objets de leur sympathique attention. Cela se fit de la manière la plus banale, à l’occasion d’une quête charitable entreprise par celles-ci au profit d’une malheureuse femme qui venait de mettre au monde, à bord même du paquebot, un enfant, d’ailleurs robuste et bien portant.

Suivie comme de coutume de sa blonde compagne, la jeune fille brune vint tendre la main à Ben et à Summy, au même titre qu’à tous les autres voyageurs. Après qu’ils lui eurent remis leur obole, Ben Raddle, entamant délibérément la conversation, obtint, sans plus de formalités, les éclaircissements qu’il désirait. En un instant, il sut que les deux passagères étaient, non pas sœurs mais cousines germaines, du même âge à quelques jours près, que leur nom de famille était Edgerton, et que, si la passagère blonde avait Edith comme prénom, Jane était celui de la brune.

Ces renseignements, c’est Jane qui, sans la moindre hésitation ni le moindre embarras, les lui avait donnés en quelques mots concis et nets ; après quoi elle s’était éloignée, fidèlement suivie de sa cousine, qui n’avait même pas ouvert la bouche.

La curiosité de Ben et de Summy n’était nullement satisfaite par ces brèves confidences. Le champ de leurs hypothèses se trouvait au contraire agrandi. Edgerton, ainsi se nommaient deux frères qui avaient eu leur heure de célébrité panaméricaine. Grands brasseurs d’affaires, leur fortune, érigée en quelques heures par une audacieuse spéculation sur les cotons, avait été longtemps colossale, puis le sort contraire avait, d’un seul coup, fait succéder la ruine à la richesse, et les frères Edgerton avaient disparu dans la foule anonyme, qui en a englouti et en engloutira tant d’autres. Y avait-il quelque chose de commun entre ces fabuleux milliardaires et les jeunes passagères du Foot Ball ?

Rien de plus simple que d’obtenir réponse à cette question. La glace était rompue, maintenant, et ce n’est pas aux environs du cercle polaire qu’on s’embarrasse des prescriptions du protocole mondain. Aussi, moins d’une heure après la première entrevue, Ben Raddle abordait-il Jane Edgerton et reprenait-il son enquête, en procédant par interrogations directes.

Les réponses ne se firent pas attendre. Oui, Edith et Jane Edgerton étaient bien les filles des deux « Rois du Coton », comme on avait jadis appelé leurs pères. Âgées de vingt-deux ans, dépourvues de la moindre parcelle de cet or que ceux-ci avaient remué à la pelle, elles étaient seules, sans famille, orphelines, leurs mères étant mortes depuis longtemps, et les deux frères Edgerton ayant péri, six mois plus tôt, le même jour, dans un accident de chemin de fer.

Tandis que Ben interrogeait et que Jane répondait, Edith et Summy gardaient symétriquement le silence. Plus timides, peut-être, d’allure en tous cas moins décidée, ils semblaient vraiment se faire pendant de part et d’autre des deux interlocuteurs.

« Y aurait-il indiscrétion, miss Edgerton, continua Ben Raddle poursuivant la conversation, à vous faire part de l’étonnement que nous avons éprouvé, mon cousin et moi, en vous apercevant à bord du Foot Ball, et à vous demander dans quel but vous avez entrepris ce long et pénible voyage ?

— Nullement, répondit Jane Edgerton. Un ancien médecin de mon oncle, le docteur Pilcox, nommé récemment directeur de l’hôpital de Dawson City, a offert une place d’infirmière à ma cousine Edith, qui a accepté tout de suite et s’est mise en route sans tarder.

— Pour Dawson City !

— Pour Dawson City.

Les regards des deux cousins, celui de Ben Raddle, toujours calme, celui de Summy Skim, troublé par un commencement d’étonnement, se portèrent vers la blonde Edith, qui supporta paisiblement ces regards, sans en paraître gênée le moins du monde. Ils eurent tout le loisir de dévisager la jeune fille, et, à mesure qu’ils prolongeaient leur examen, son audacieuse entreprise leur paraissait de moins en moins déraisonnable. Peu à peu, ils découvraient l’âme qui se cachait derrière ces traits délicats. Évidemment, Edith était différente de sa cousine. Elle n’en avait pas le regard audacieux, la parole nette, l’attitude catégorique. Mais un observateur attentif n’eût pas mis en doute qu’elle ne l’égalât en calme énergie et en ferme volonté. De modalité différente, ces deux natures étaient de qualité identique. Si tout, dans l’une, disait la décision et l’action, tout, dans l’autre, disait le bon ordre et la méthode. À voir ce front poli, de forme un peu carrée, ces yeux bleus au regard plein de lucide intelligence, on comprenait que toutes les idées, toutes les sensations nouvelles devaient aller automatiquement prendre leur place dans des cases spéciales bien étiquetées, d’où Edith Edgerton pouvait, en cas de besoin, les reprendre à sa guise et sans recherches, comme elle l’eût fait dans un tiroir parfaitement rangé, et que cette tête charmante possédait, en somme, toutes les qualités d’un classeur perfectionné. À n’en pas douter, elle avait au plus haut point un tempérament d’administrateur, cette blonde jeune fille, et on pouvait être assuré qu’elle rendrait les plus grands services à l’hôpital de Dawson City.

All right ! fit Ben Raddle sans manifester la moindre surprise. Et vous-même, miss Jane, comptez-vous donc vous consacrer aussi au soulagement de l’humanité souffrante ?

— Oh ! moi, répondit Jane en souriant, je suis moins favorisée qu’Edith, et totalement dépourvue de situation sociale. Rien ne me retenant dans le Sud, j’ai préféré aller avec elle chercher fortune vers le Nord, voilà tout.

— Et en quoi faisant, Seigneur ?

— Mais, monsieur, répliqua Jane tranquillement, comme tout le monde, en faisant de la prospection.

— Hein ! s’exclama Summy tout à fait abasourdi.

Et le respect de la vérité force à dire que Ben Raddle eut besoin de tout son empire sur lui-même pour ne pas imiter son cousin, et pour mettre en pratique son principe qu’un homme digne de ce nom ne doit jamais s’étonner de rien. Prospecter, cette frêle jeune fille !

En attendant, la frêle jeune fille, comme blessée par la malencontreuse exclamation de Summy Skim, s’était retournée vers lui.

— Quoi d’étonnant à cela ? interrogea-t-elle d’un air quelque peu agressif.

— Mais… miss Jane… balbutia le bon Summy mal remis de la secousse, vous n’y songez pas ?.. Une femme !..

— Et pourquoi, s’il vous plaît, monsieur, une femme ne ferait-elle pas ce que vous faites vous-même ? objecta Jane Edgerton sans s’émouvoir.

— Moi !.. protesta Summy. Mais je ne prospecte pas, moi !.. Et encore, si je suis propriétaire d’un claim, et si je vais dans ce pays diabolique, c’est bien malgré moi, je vous prie de le croire. Mon seul désir est d’en revenir au plus tôt.

— Soit ! accorda Jane, avec une nuance de dédain dans la voix. Mais vous n’êtes pas seul ici. Ce qui vous effraye, des milliers d’autres le font. Pourquoi une femme ne pourrait-elle les imiter ?

— Dame !.. balbutia de nouveau Summy. Il me semble… La force… La santé… Et ne serait-ce que le costume, que diable !..

— La santé ? répliqua Jane Edgerton. Je vous souhaite la mienne. La force ? Le joujou que j’ai dans ma poche m’en donne plus qu’à six athlètes réunis. Quant à mon costume, je ne vois pas ce qu’il a d’inférieur au vôtre. Il y a peut-être plus de femmes capables de porter les culottes, que d’hommes dignes de revêtir nos jupes ! »

Cela dit, Jane Edgerton — une déterminée féministe, à coup sûr — rompit l’entretien d’un signe de tête à l’adresse de Summy complètement dompté, échangea avec Ben Raddle un bref shake-hand, et s’éloigna, suivie de sa silencieuse cousine, qui, durant toute cette fin de conversation, n’avait cessé de sourire d’un air tranquille.

Cependant, le Foot Ball avait dépassé la pointe septentrionale de l’île de la Reine Charlotte. Il fut de nouveau exposé à la haute mer en traversant le Dixon Entrance que ferme au Nord l’île du Prince de Galles ; mais, la brise ayant halé le Nord-Est, et venant de la grande terre, les secousses du tangage et du roulis furent moins violentes.

Le nom de Prince de Galles s’applique à tout un archipel assez compliqué qui se termine au Nord en un fouillis d’îlots.

Au delà s’allonge l’île Baranof où les Russes ont fondé le fort de Nouvel Arkangel et dont la principale ville, Sitka, est devenue capitale de la province, depuis la cession de l’Alaska consentie aux États-Unis par l’Empire moscovite.

Le soir du 19 avril, le Foot Ball passa en vue de Port Simpson, dernier établissement canadien sur le littoral. Quelques heures plus tard, il entrait dans les eaux de l’État américain de l’Alaska, et le 20 avril, d’assez bonne heure, il venait faire escale au port de Wrangel, à l’embouchure de la Stikeen River.

La ville ne comptait alors qu’une quarantaine d’habitations, quelques scieries en activité, un hôtel, un casino et des maisons de jeu, qui ne chômaient guère pendant la saison.

C’est à Wrangel que débarquent les mineurs désireux de se rendre au Klondike par la route du Telegraph Creek, au lieu de suivre celle des lacs au delà de Skagway. Mais cette route ne mesure pas moins de quatre cent trente kilomètres à franchir dans les conditions les plus dures, moins coûteuses cependant. Aussi, malgré les avis qui leur furent donnés que la voie des traîneaux était encore impraticable, une cinquantaine des émigrants quittèrent-ils le bord, résolus à braver les dangers et les fatigues dans les interminables plaines de la Colombie septentrionale.

VUE DE FORT WRANGEL.

À partir de Wrangel, le chenal devient plus étroit, les détours plus capricieux. C’est à travers un véritable labyrinthe d’îlots que le Foot Ball atteignit Juneau, village en passe de devenir bourgade, puis ville, ainsi nommé par son fondateur, en 1882.

Deux ans plus tôt, ce même Juneau et son compagnon, Richard Harris, avaient découvert les gisements du Silver Bow Bassin, d’où ils rapportaient soixante mille francs d’or en pépites quelques mois après.

C’est de cette époque que date la première invasion des mineurs, attirés par le retentissement de cette découverte et l’exploitation des terrains aurifères de la région du Cassiar, qui précéda celle du Klondike. Bientôt la mine de Tread Ville, travaillée par deux cent quarante pilons, broyait jusqu’à quinze cents tonnes de quartz par vingt-quatre heures, et rapportait jusqu’à deux millions cinq cent mille francs.

Lorsque Ben Raddle eut mis Summy Skim au courant des merveilleux résultats obtenus sur ces territoires :

« Vraiment, répondit celui-ci, il est fâcheux que l’oncle Josias n’ait pas eu l’idée de passer par ici, en allant à son futur claim de Forty Miles Creek.

— Pourquoi cela, Summy ?

— Parce qu’il s’y serait probablement arrêté, et que nous pourrions aujourd’hui faire comme lui. »

Summy Skim parlait d’or. Encore, s’il n’eût été question que d’atteindre Skagway, il n’y aurait pas eu lieu de se plaindre. Mais, bien au contraire, là commenceraient les véritables difficultés, lorsqu’il s’agirait de franchir les passes du Chilkoot et de rejoindre la rive gauche du Yukon par la route des lacs.

Et cependant quelle hâte n’avaient-ils pas, tous ces passagers, de s’aventurer dans la région arrosée par la grande artère alaskienne ! S’ils songeaient à l’avenir, ce n’était pas pour prévoir des fatigues, des épreuves, des dangers, des déceptions. Pour eux, le mirage de l’or s’élevait de plus en plus à l’horizon.

Après Juneau, le paquebot remonta le canal qui, pour les navires d’un certain tonnage, se termine à Skagway, où on arriverait le lendemain, mais que les bateaux plats peuvent suivre jusqu’à la bourgade de Dyea. Vers le Nord-Ouest resplendissait le glacier de Muir, haut de deux cent quarante pieds, et dont le Pacifique reçoit incessamment les bruyantes avalanches.

Pendant cette dernière soirée qu’on allait passer à bord, il s’engagea dans la salle des jeux une formidable partie, où plusieurs de ceux qui l’avaient fréquentée au cours de la traversée devaient perdre jusqu’à leur dernier dollar. On comptait, cela va de soi, les deux Texiens Hunter et Malone au nombre de ces joueurs enragés. Les autres, d’ailleurs, ne valaient pas mieux, et il eût été malaisé de faire une différence entre ces aventuriers, qui se retrouvaient d’habitude dans les tripots de Vancouver, de Wrangel, de Skagway et de Dawson City.

Au bruit qui s’échappait du room des joueurs, on ne pouvait mettre en doute qu’il ne fût le théâtre de scènes déplorables. Des cris, des invectives grossières retentissaient ; on devait craindre que le capitaine du Foot Ball ne fût contraint d’intervenir. Les autres passagers jugèrent prudent de s’enfermer dans leurs cabines.

Il était neuf heures, lorsque Summy Skim et Ben Raddle songèrent à regagner la leur. En ouvrant la porte du grand salon qu’il leur fallait traverser, ils aperçurent, à l’extrémité opposée, Jane et Edith Edgerton qui, au même instant, se disposaient à rentrer dans leur chambre. Les deux cousins se dirigeaient vers elles pour leur souhaiter le bonsoir, quand la porte de la salle de jeu s’ouvrit soudain avec fracas et livra passage à une douzaine de joueurs, qui firent irruption dans le salon.

À leur tête était Hunter, aux trois quarts ivre et parvenu aux dernières limites de la surexcitation. Brandissant de la main gauche un portefeuille bourré de bank-notes, il hurlait un véritable chant de victoire. La tourbe des aventuriers lui faisait cortège et l’acclamait en tempête.

« Hip ! hip ! hip ! scandait Malone.

— Hurrah ! vociférait le chœur comme un seul homme.

— Hurrah ! répéta Hunter.

Puis, glissant de plus en plus à l’ivresse complète :

« Steward ! appela-t-il d’une voix tonnante, du champagne !.. Dix, vingt, cent bouteilles de champagne !.. J’ai tout ramassé, ce soir !.. Tout ! tout ! tout !

— Tout ! tout ! tout ! rugit le chœur en écho.

— Et j’invite tout le monde, passagers et équipage, du capitaine au dernier mousse !

Attirés par le bruit, un plus grand nombre de passagers emplissaient maintenant le salon.

— Hurrah !.. Bravo, Hunter ! clamèrent les aventuriers, en applaudissant à tout rompre, et des mains et des talons.

Celui-ci ne les écoutait plus. Tout à coup, il avait découvert Edith et Jane Edgerton que la foule empêchait de se retirer. Il s’était élancé, et, saisissant brutalement Jane par la taille :

— Oui, j’invite tout le monde, s’écria-t-il de nouveau, et sans vous oublier, la belle enfant…

Devant cette agression imprévue, Jane Edgerton ne perdit rien de son sang-froid. Ses deux poings, ramenés en arrière, allèrent frapper le misérable en plein visage, conformément aux règles les plus pures de la boxe. Mais que pouvaient ces faibles mains contre un homme hors de lui, dont l’alcool décuplait momentanément la force !

« Eh !.. ricana Hunter, on est méchante, la belle !.. Faudra-t-il donc…

Il n’acheva pas. Une main puissante avait saisi le bandit à la gorge. Irrésistiblement, il allait rouler à dix pas.

Un silence relatif s’était fait dans le salon. On observait les deux adversaires, l’un bien connu par sa violence, l’autre qui venait de prouver sa vigueur. Déjà, Hunter se relevait, un peu étourdi, mais le couteau hors de sa gaine, lorsqu’un nouvel incident modifia ses dispositions belliqueuses.

On descendait du pont, et le craquement des marches annonçait sans doute l’arrivée du capitaine attiré par le bruit. Hunter tendit l’oreille, puis, comprenant son impuissance, regarda cet ennemi, dont l’attaque avait été si soudaine, qu’il n’avait même pu l’apercevoir.

« Ah !.. c’est vous !.. dit-il en reconnaissant Summy Skim. Et, remettant son arme au fourreau, il ajouta d’une voix grosse de menaces :

« On se reverra, camarade !

Summy, immobile, ne semblait vraiment pas avoir entendu. Ben Raddle vint à son secours.

— Quand et où vous voudrez, dit-il, en s’avançant.

— Au Forty Miles Creek alors, messieurs les 129 ! s’écria Hunter qui s’élança hors du salon.

Summy ne bougeait toujours pas. Lui, qui, de sang-froid, n’eût pas écrasé une mouche, il restait tout éperdu de son acte de violence.

Jane Edgerton s’approcha de lui :

Thank you, sir, dit-elle du ton le plus naturel, en lui donnant à droite un solide shake-hand.

— Oh ! oui, merci, monsieur, répéta Edith d’une voix plus émue, en lui serrant l’autre main.

À ce double contact, force fut à Summy de revenir sur la terre. Mais avait-il conscience de ce qui venait de se passer ? Avec le vague sourire d’un homme qui descend de la lune :

— Bonsoir, mesdemoiselles, » dit-il avec la plus suave politesse.

Malheureusement, cette politesse fut perdue pour les deux jeunes filles, attendu qu’au moment où Summy consentait à s’apercevoir de leur existence, il y avait déjà trente secondes qu’elles avaient quitté le salon.