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Le Voleur (Darien)/10

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock (p. 154-172).

X

LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSE


Tout d’un coup, j’aperçois l’abbé. Il arrive à petits pas, sous les arbres, son bréviaire à la main.

— Je vous y prends, dit-il en m’abordant avec un solennel salut ecclésiastique ; vous profitez de ce que je suis en retard de cinq minutes pour vous livrer à des observations pleines d’amertume sur les honnêtes gens qui fourmillent en ces lieux. Je vous voyais de loin et, réellement, votre figure me faisait plaisir ; on vous aurait pris pour un psychologue.

— Ne m’insultez pas, lui dis-je en lui serrant la main, ou je mets immédiatement à l’épreuve votre talent de moraliste et je vous demande votre opinion sur ce monument et sur ceux qui le fréquentent.

— La Bourse est une institution, comme l’Église, comme la Caserne ; on ne saurait donc la décrier sans se poser en perturbateur. Les charlatans qui y règnent sont d’abominables gredins ; mais il est impossible d’en dire du mal, tellement leurs dupes les dépassent en infamie. Le jeu est une tentative à laquelle on se livre afin d’avoir quelque chose pour rien ; mais il vaut mieux ne pas le juger, car sa base est justement celle sur laquelle repose le principe des gouvernements. Je ne suis point un moraliste et je n’accuserai pas les intègres trafiquants qui nous entourent de manquer de morale ; d’ailleurs, ils en ont une… Problème : étant donné un monde de malfaiteurs, retirer la formule de l’honnêteté de leur action combinée. Le Code a l’audace de fournir la solution. Cette solution, que nul n’est censé ignorer, est cachée dans les plis du drapeau, là-haut, au-dessus de l’horloge ; et ces estimables personnes, comme vous voyez, combattent sous ce labarum.

— Voilà un langage que vous n’avez pas dû tenir souvent aux agioteurs que vous avez pu connaître.

— Pas une seule fois ; ils m’auraient répondu que j’avais raison, et auraient haussé les épaules dès que j’aurais eu le dos tourné. Je me garde bien de dire toujours ce que je pense ; rien n’est plus ridicule que d’avoir raison maladroitement ou de mauvaise grâce. Il faut hurler avec les loups et, surtout lorsqu’on est voleur ou escroc, porter habit de deux paroisses. Cela ne vous interdit point l’ironie, et vous pouvez l’employer d’autant plus facilement que, généralement, elle n’est pas entendue. À l’heure actuelle, c’est à peine si l’on commence à comprendre celle de Sénèque, par exemple, ou celle de l’Ecclésiaste… Voyons, il fait beau, allons faire un tour au Bois ; je vous expliquerai la petite affaire chemin faisant ; et nous ne dînerons pas trop tard, car il faut que vous partiez à huit heures… Tenez, voici un cocher qui a l’air de nous attendre…


Il s’en faut de peu que je ne parte pas, le soir.

Quand j’arrive à la gare, deux trains sont sur la voie, attelés à des locomotives sous pression. Je me dirige vers le premier ; mais la vue d’un grand fourgon, couvert d’une bâche noire étiquetée : « Panorama », me fait craindre de m’être trompé ; et je me replie sur le second convoi.

— Votre billet ? me demande un employé ; vous allez à N. ? C’est le train là-bas, en tête. Vite ! Dépêchez-vous ; il va partir.

— C’est que je n’avais jamais vu des wagons de marchandises attachés aux express…

— Il y a des cas, répond l’employé en ouvrant la portière d’un compartiment dans lequel il me pousse.

J’ai à peine eu le temps de m’asseoir que le train se met en mouvement. J’aurais préféré être seul, mais j’ai des compagnons de route. Deux voyageurs sont assis, en face l’un de l’autre, à côté de la portière du fond. Le premier est un gros monsieur d’aspect jovial, aux petits yeux fureteurs, aux favoris opulents, à l’abdomen fleuri d’une belle chaîne à breloques ; un de ces bons bourgeois, obèses et sages, qu’on aime à voir se promener, humant l’air qui leur appartient, une main tenant la canne derrière le dos, l’autre cramponnée au revers de la jaquette dont un ruban rouge enjolive la boutonnière, la tête en arrière, le ventre en avant. Le ruban rouge ne manque pas à celui-là ; il s’étale, large de deux doigts, en une rosette négligée mais savante qui montre juste le rien d’impertinence qui convient à la bonhomie ; et son propriétaire, l’air fort satisfait de soi-même et convaincu de sa haute supériorité, fredonne, le chapeau rond sur l’oreille, tandis que la main gauche, plongée dans le gousset, fait tinter les pièces de monnaie.

Le second voyageur est un Monsieur d’aspect morose, au teint jaunâtre, aux yeux inquiets, aux lèvres blêmes, avec une barbe de parent pauvre. Il est tout de noir habillé, pantalon noir, redingote noire, pardessus noir, et coiffé d’un chapeau haut de forme. Il évoque l’idée d’un de ces fonctionnaires de troisième ordre, résignés et tristes, destinés à croupir dans ces emplois subalternes dont les titulaires sont qualifiés par les puissances, dans les discours du Jour de l’An, de « modestes et utiles serviteurs de l’État. » Non, il n’a point l’air gai, le pauvre homme. Qui sait ? Peut-être se rend-il à un enterrement, en province ; à l’un de ces enterrements pénibles qui ne laissent pas derrière eux la consolation d’un héritage. Affligeante perspective ! En tout cas, le voilà tout prêt à prendre part au service funèbre ; et si les chapeliers de la ville où il se rend comptent sur le prix du crêpe qu’ils lui vendront pour éviter la faillite, ils ont tort, car son chapeau arbore déjà le grand deuil.

Je m’installe dans mon coin, me flattant du doux espoir que mes deux compagnons n’auront point l’idée saugrenue de chercher à entrer en conversation avec moi.

Vaine espérance ! Le Monsieur jovial m’en convainc très rapidement.

— Joli temps pour voyager ! me dit-il avec un sourire : il ne fait pas trop chaud, il ne fait pas trop froid ; on ferait le tour du monde, par un temps pareil. Ne trouvez-vous pas, Monsieur ?

— Oui, beau temps… très beau, dis-je avec un accent britannique très prononcé ; le temps du voyage autour le monde, juste ainsi.

— Monsieur est étranger ? Ah ! ah ! vraiment… Anglais, sans doute ? J’ai vu beaucoup d’Anglais, dans ma vie. J’ai été à Boulogne, une fois, pendant un mois ; il y a tant d’Anglais, à Boulogne !

— Je suis pas du tout un Anglais, dis-je, car je vois poindre un récit des nombreuses aventures du Monsieur jovial avec les fils de la perfide Albion ; je n’aime pas les Anglais ; je suis un Américain.

— Ah ! diable ! j’aurais dû m’en douter ; vous avez tout à fait le type américain ; je me rappelle avoir vu un portrait de Washington… Vous lui ressemblez étonnamment. La France aime beaucoup les États-Unis. Du reste, sans Lafayette… Et vous détestez les Anglais ? Comme je vous comprends ! Ah ! si nous avions encore le Canada !

— Oui, dis-je, Canada… Québec, Toronto, Montréal…

— Parfaitement, approuve le Monsieur jovial qui voit qu’il n’y a décidément pas grand’chose à tirer de moi et prend le parti de m’abandonner à mon malheureux sort.

— Ne trouvez-vous pas, Monsieur, demande-t-il en se tournant vers le Monsieur triste, qu’il y a quelque chose de très flatteur pour nous dans cet empressement des étrangers à visiter la France ?

— Si, certainement, répond le Monsieur triste d’une voix lugubre.

— C’est que, voyez-vous, notre pays est toujours à l’avant-garde du progrès ; la France est la reine de la civilisation. On peut dire ce qu’on veut, mais c’est un fait ; la civilisation a une reine, et cette reine, c’est la France. N’êtes-vous pas de mon avis ?

— Si, certainement, répond le Monsieur triste d’une voix lugubre.

— Le monde, Monsieur, est émerveillé de la façon dont nous avons su nous relever de nos désastres de 1870. Quelle page dans nos annales, que l’histoire de la troisième République ! Et qui sait ce que l’avenir nous réserve ! Ah ! M. Thiers avait bien raison de dire que la victoire serait au plus sage… Ne pensez-vous pas comme moi ?

— Si, certainement, répond le Monsieur triste d’une voix lugubre.

— Vous me direz peut-être qu’il y a de temps à autre quelques tiraillements intérieurs. Mais ces petites zizanies prouvent notre grande vitalité. Il faut faire la part de l’exubérance nationale. Cette opinion n’est-elle pas la vôtre ?

— Si, certainement, répond le Monsieur triste d’une voix lugubre.

— Je suis fort heureux que nos idées concordent, continue le Monsieur jovial. Votre approbation m’est d’un bon présage. Car je dois vous apprendre que je suis sur le point de poser ma candidature à un siège législatif rendu vacant par la mort d’un député. Mon programme est des plus simples. Je me présente aux suffrages des électeurs comme socialiste-conservateur.

— Oh ! oh ! fait le Monsieur triste.

— Ni plus ni moins, continue le Monsieur jovial. Je suis socialiste en ce sens que j’ai tout un système de théories à mettre en application, et je suis conservateur en ce sens que je m’oppose à toute transformation brutale des institutions actuelles. Voyez-vous où je veux en venir ?

— Pas très bien, avoue le Monsieur triste.

— C’est que je n’ai point l’honneur d’être connu de vous. Je suis philanthrope, Monsieur. Un philanthrope, n’est-ce pas ? c’est celui qui aime les hommes. Moi, j’aime les hommes ; je les adore. Je n’ai aucun mérite à cela, je le sais, et je ne souffrirais pas qu’on m’en loue. Cet amour de l’humanité est naturel chez moi ; sans lui, je ne pourrais pas vivre. J’aime tous les hommes, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent. Tenez, cet étranger qui dort dans son coin, continue-t-il plus bas, cet Américain dont le pays fait preuve d’une si noire ingratitude envers nous ; car enfin, sans Lafayette… Eh ! bien, vous me croirez si vous voulez, je l’aime ! Ne trouvez-vous pas cela merveilleux ?

— Si, certainement, répond le Monsieur triste d’une voix lugubre, tandis que je songe à cette philanthropie qui, en passant ses béquilles sous les bras des malheureux, les rend incurablement infirmes.

— Croyez-moi, Monsieur, la philanthropie doit devenir la pierre angulaire de notre civilisation. Certes, le progrès est grand et incessant ; il faudrait être aveugle pour le nier. Le peuple devient de plus en plus raisonnable. Vous savez avec quelle admirable facilité il a accepté la substitution de la machine au travail manuel, sans demander à retirer aucun bénéfice de ce changement dans les conditions de la production. Il y avait, dans cette complaisance de sa part, une indication dont on n’a pas su tirer parti. On devait profiter de cette excellente disposition des masses, qui continue à se manifester, pour faire quelque chose en leur faveur.

— Oui, dit le Monsieur triste ; on devrait bien faire quelque chose ; il y a tant de misère !

— On exagère beaucoup, répond le Monsieur jovial. La plus grande partie des pauvres ne doit son indigence qu’à elle-même. Si ses gens-là vivaient frugalement ; se nourrissaient de légumes et de pain bis ; s’abreuvaient d’eau ; suivaient, en un mot, les règles d’une saine tempérance, leur misère n’existerait pas ou serait, du moins, fort supportable. Mais ils veulent vivre en richards, manger de la viande, boire du vin, et même de l’alcool. L’alcool, Monsieur ! Ils en boivent tant que les distillateurs sont obligés de le sophistiquer outrageusement pour suffire à la consommation, et que les classes dirigeantes éprouvent la plus grande difficulté à s’en procurer de pur, même à des prix très élevés… Malgré tout, je suis d’avis qu’il faudrait faire quelque chose pour le peuple. Ce qui manque au Parlement français, Monsieur, ce n’est pas la bonne volonté ; ce sont les hommes spéciaux. Savez-vous qu’il n’y a pas à la Chambre un seul philanthrope, un seul vrai philanthrope ? N’est-ce point effrayant ?

— Si, certainement, répond le Monsieur triste d’une voix lugubre.

— Ce qui fait défaut à la Chambre, Monsieur, c’est un philanthrope qui indiquerait le moyen de donner à chacun…

— Du pain ? demande le Monsieur triste. Ah ! ce serait si beau !

— Non, Monsieur ; pas du pain. L’homme ne vit pas seulement de pain ; on l’oublie trop… Un philanthrope qui indiquerait le moyen de donner à chacun le salaire dû à ses mérites et qui établirait ainsi, d’un bout à l’autre de l’échelle sociale, l’harmonie la plus fraternelle. Il faudrait commencer par diviser les citoyens français en deux catégories : dans l’une, ceux qui payent les impôts directs ; dans l’autre, ceux qui ne payent que les impôts indirects. Les premiers sont des gens respectables, propriétaires, possédants, qu’il convient de laisser jouir en paix de tous les privilèges dont ils sont dignes. Les seconds, par le fait même de leur indigence, sont suspects et sujets à caution. Ceux-là, il faudrait les soumettre d’abord, sans distinction d’âge ni de sexe, aux mensurations anthropométriques ; les mesurer, les toiser, les photographier ; soyez tranquille, les gens qui ont la conscience nette ne redoutent point ces choses-là. Après quoi, l’on ferait un triage ; d’un côté, les bons ; de l’autre, les mauvais. Ces derniers, écume de la population, racaille indigne de toute pitié, ouvriers sans ouvrage, employés sans travail, gibier de potence toujours porté à mal faire, danger permanent pour le bon fonctionnement de la Société, seraient retirés une fois pour toutes de la circulation. On les enfermerait dans de grands Ateliers de Bienfaisance établis, soit en France, soit aux colonies ; la question est à étudier, mais je pencherais vers le dernier parti ; il y a assez longtemps que les étrangers nous demandent quand nous nous déciderons à envoyer une demi-douzaine de colons défricher les solitudes que nous ne nous lassons point de conquérir. Quoi qu’il en soit, le grand point serait d’exiger, des individus qu’on placerait ainsi sous la bienfaisante tutelle administrative, un travail des plus sérieux. Rien d’analogue, bien entendu, à ce labeur dérisoire avec lequel on charme les loisirs des détenus des maisons de force ; ces gaillards-là ne font rien, Monsieur, ou presque rien. Ils se tournent les pouces toute la journée. J’en sais quelque chose. J’ai eu autrefois l’entreprise d’une Maison centrale ; mon argent ne me rapportait pas 20 pour cent. Ah ! s’il avait été permis de garder les prisonniers à l’atelier dix-huit heures par jour, comme cela devrait être, les bénéfices auraient été plus avouables. Mais c’est défendu. Sentimentalité bête qui déshonore la philanthropie. Car, comment voulez-vous que des condamnés qui ne travaillent pas assidûment se repentent de leurs crimes et reviennent au bien ? Et que désire un philanthrope, sinon le relèvement du niveau de la moralité ?… Un philanthrope, je vous le demande, ne fait-il point passer cette considération avant toutes les autres ?

— Si, certainement, répond le Monsieur triste d’une voix lugubre.

— Il est bien clair qu’il se trouverait des mauvaises têtes qui refuseraient de se soumettre au régime salutaire que je vous expose. Ces têtes, Monsieur, il faudrait les faire tomber ! Sans pitié. Il est nécessaire d’arracher l’ivraie, car elle étoufferait le bon grain. Savez-vous, Monsieur, quelle est la principale cause de cette démoralisation dont on se plaint un peu trop, peut-être, mais qui pourtant nous menace ? C’est qu’on applique trop rarement la peine de mort. Un chef d’État conscient de ses devoirs ne devrait jamais faire grâce, Monsieur ! Il y va du salut de la Société. Ne pensez-vous point qu’on ne guillotine pas assez ?

Le Monsieur triste ne répond pas.

— Autant l’on aurait fait preuve de sévérité envers les méchants, continue le Monsieur jovial au bout d’un instant, autant il faudrait se montrer paternel pour les autres. La bonté est obligatoire aujourd’hui. Sa nécessité nous est démontrée mathématiquement. Mathématiquement, Monsieur ! Il conviendrait d’assurer d’agréables délassements aux gens pauvres mais honnêtes, et de leur faciliter l’accès à la propriété.

— Ah ! oui, dit le Monsieur triste. Justement ! Que chacun d’eux puisse avoir une petite maison, un jardin ; un jardin où les enfants pourraient jouer. C’est si joli, les arbres, les fleurs !…

— Pas du tout ! s’écrie le Monsieur jovial. Une maison ! Un jardin ! Jamais de la vie ! Qu’ils mettent de l’argent de côté, oui ; mais qu’ils achètent des valeurs, avec leurs épargnes ; de petites valeurs, des coupures de vingt-cinq francs, par exemple, qu’il faudrait créer à leur usage ; ils en toucheraient les intérêts, s’il y avait lieu. Mais que le capital qu’ils économisent ne soit jamais représenté par une propriété réelle dont ils auraient la jouissance exclusive. Du papier, rien que du papier ; autrement, ils deviendraient trop exigeants.

— Je ne comprends pas bien, déclare le Monsieur triste.

— Permettez-moi de vous donner un exemple. Les mineurs du bassin de la Loire possèdent presque tous la petite maison et le jardin dont vous parlez ; ils y vivent bien, ne se refusent pas grand’chose. Monsieur, il n’y a pas d’êtres plus insatiables et plus tyranniques envers leurs patrons. Ils ne sont jamais contents, bien qu’ils soient parvenus à arracher des salaires exorbitants, et vont mettre sur la paille, un de ces jours, les capitalistes qui les emploient. Les mineurs des départements du Nord, au contraire, habitent des tanières infectes, vivent de pommes de terre avariées, croupissent dans la plus abjecte destitution ; eh ! bien, ils ne se plaignent pas, ou d’une façon si timide que c’en est ridicule ; savez-vous pourquoi ? Parce que l’habitude de la misère les oblige à la résignation. Et il est inutile de vous dire si les actions des mines qu’ils exploitent valent de l’or en barre ! Donnez-leur le bien-être de leurs confrères du Centre, et ils deviendront aussi intraitables. Ces gens-là sont ainsi faits : plus ils sont heureux, plus ils veulent l’être. Dans des conditions pareilles, ce serait jouer un jeu de dupes, et même agir contre leurs intérêts, que de leur accorder l’aisance réelle que vous rêvez pour eux. Non ; qu’ils possèdent du papier, s’ils en ont les moyens, du papier dont les capitalistes puissent hausser ou baisser la valeur à leur gré. Et puis, nous sommes à l’époque du papier. On fait tout, à présent, avec du papier.

— On fait même de bien mauvais livres, dit le Monsieur triste en hochant la tête.

— Il n’y a point de mauvais livres, répond le Monsieur jovial. Il y a des livres ; et il n’y en a pas assez. Je vous disais qu’il faudrait assurer des délassements aux classes inférieures. Eh ! bien, il n’y a qu’un délassement qu’on puisse raisonnablement leur permettre. C’est la lecture. La République a créé l’instruction obligatoire. Croyez-vous que ce soit sans intention ?

— Je serais porté à croire, hasarde le Monsieur triste, que l’instruction obligatoire a uniquement servi à former une race de malfaiteurs extrêmement dangereux.

— Quelques malfaiteurs, je ne dis pas. Et encore ! Mais, à côté de ça, quel bien n’a-t-elle pas produit ! L’instruction donne la patience, mon cher Monsieur. Elle donne une patience d’ange aux déshérités. Croyez-vous que si les Français d’aujourd’hui ne savaient pas lire, ils supporteraient ce qu’ils endurent ? Quelle plaisanterie ! Ce qu’il faut, maintenant, c’est répandre habilement, encore davantage, le goût de la lecture. Qu’ils lisent ; qu’ils lisent n’importe quoi ! Pendant qu’ils liront, ils ne songeront point à agir, à mal faire. La lecture vaut encore mieux que les courses, Monsieur, pour tenir en bride les mauvais instincts. Quand on a perdu sa chemise au jeu, il faut s’arrêter ; on n’a pas besoin de chemise, pour lire. Il faudrait créer des bibliothèques partout, dans les moindres hameaux ; les bourgeois, s’ils avaient le sens commun, se cotiseraient pour ça ; et l’on rendrait la lecture obligatoire, comme l’instruction, comme le service militaire. L’école, la caserne, la bibliothèque ; voilà la trilogie… Du papier, Monsieur, du papier ! …

Le Monsieur triste ferme les yeux et semble vouloir s’endormir. Le Monsieur jovial en fait autant. Moi, je songe aux dernières phrases de ce Mauvais Samaritain. Au fond, il n’a pas tort, ce gredin. Au Moyen-Âge, la cathédrale ; aujourd’hui, la bibliothèque. « Ceci a tué cela » — toujours pour tuer l’initiative individuelle. — Du papier pour dévorer les épargnes des pauvres ; du papier pour boire leur énergie…

Le train file rapidement, s’arrête à des stations quelconques où clignotent des becs de gaz, où veillent des lanternes rouges, où sifflent des locomotives, et repart à toute vitesse dans la nuit… je finis par m’endormir, moi aussi.

Une exclamation du Monsieur jovial me réveille.

— Ah ! sacredié ! s’écrie-t-il, ma montre s’est arrêtée… Si je ne craignais de vous déranger, Monsieur, continue-t-il en se tournant vers moi, je vous demanderais de me dire l’heure.

Je tire majestueusement de mon gousset un chronomètre superbe que j’ai volé en Suisse, il y a trois mois.

— Il est dix minutes passé onze heures, dis-je.

— Je vous remercie infiniment. Nous disons : onze heures dix… Nous serons à N. dans un quart d’heure… Vous avez là une bien belle montre, Monsieur.

Oui. J’en ai beaucoup comme ça. Elles me reviennent à six sous le kilo, à peu près… Je me le demande : quelle idée peut bien se faire du voleur le bourgeois trivial ? À ces gens qui vont par bandes, tout ce qui sort du troupeau doit paraître horrible, comme tout semble jaune à ceux qui ont la jaunisse. S’ils pouvaient savoir ce que je suis, cet homme triste sauterait par la portière du wagon pour se sauver plus vite et cet homme jovial aurait une attaque d’apoplexie.

Le train ralentit sa vitesse, entre en gare, s’arrête. Je saute rapidement sur le quai.


Me voilà dans la ville ; une ville de province, mal éclairée, aux maisons closes, et où je n’ai jamais mis les pieds. Il s’agit de me souvenir des indications que m’a données l’abbé. Voyons un peu.

Vous suivrez, en sortant de la gare, une grande avenue plantée d’arbres ; je suis la grande avenue, plantée d’arbres. Vous prendrez la quatrième rue à gauche ; je prends la quatrième rue à gauche. Vous prendrez ensuite la troisième rue à droite, une rue en pente ; je descends cette troisième rue. Vous vous trouverez ensuite sur une grande place, la place des Tribunaux, que vous reconnaîtrez facilement à deux grands bâtiments contigus, le Palais de Justice et la Prison. M’y voici, tout justement. Vous traverserez cette place en laissant le Palais de Justice derrière vous, et vous vous engagerez dans une large rue dont l’entrée est ornée de deux grandes bornes cerclées de fer. Je traverse la place, j’aperçois les deux bornes, et je pénètre dans la rue en la fouillant rapidement du regard. Personne ; personne en arrière, non plus ; pas une lumière aux fenêtres. Le numéro 7 ? Le voici. Je monte les marches du perron, la clef à la main. Comment l’abbé Lamargelle s’est-il procuré cette clef ? Je l’ignore ; mais je suis très content qu’il me l’ait remise hier soir ; il me suffit ainsi, au lieu de me livrer à une effraction, de l’enfoncer doucement dans la serrure, de la tourner plus doucement encore, et…

Et j’entre tranquillement, comme chez moi, en légitime propriétaire. Avant de refermer complètement la porte, cependant, j’attends quelques instants, l’oreille au guet, dans l’immobilité la plus absolue. Deux sûretés valent mieux qu’une ; bien que ce soit là une précaution inutile. Il n’y a personne dans cette maison, j’en suis sûr.

Un bâtiment occupé n’a pas du tout la même odeur qu’une maison que ses habitants ont quittée, serait-ce seulement depuis deux heures. La différence est énorme, bien que les honnêtes gens ne s’en aperçoivent pas ; leur sensibilité olfactive est tellement émoussée ! Mais, sous la pression de la nécessité, le sens de l’odorat se développe chez le malfaiteur, acquiert une finesse remarquable et lui assure la notion des odeurs, des particules impalpables des corps, dont le commun des mortels ne soupçonne même pas l’existence. Le voleur, enfant de la nature, sait flairer la présence de ses contemporains civilisés. Mille indices, imperceptibles à la Vertu planant sur les plus hauts sommets, sont facilement déchiffrables pour le crime habitué à ramper bestialement dans la poussière d’ici-bas. Le vice a ses petites compensations.

Non, il n’y a personne ici, et je n’ai pas besoin de me gêner. Je tire ma lanterne de mon sac et je l’allume. Je suis dans un vestibule spacieux, au plafond élevé, digne antichambre d’une maison sans doute meublée dans le style sobre et sévère, mais riche, cher encore à la bourgeoisie provinciale. Plusieurs portes font de grandes taches sombres sur le revêtement de marbre blanc. J’en tourne les boutons ; elles sont toutes fermées. Fort bien. Ce n’est pas là que j’ai à faire.

Je monte l’escalier, un escalier large, à la rampe de fer ouvragé, et je m’arrête sur le palier du premier étage, dallé noir et blanc, comme le vestibule. C’est là que se trouve le cabinet de Monsieur. En face, à droite ou à gauche ? L’abbé a négligé de m’en instruire. À droite, probablement. Essayons. D’un coup de pince, j’ouvre la porte ; et un regard à l’intérieur me fait voir que j’ai deviné juste. J’entre.

C’est une grande pièce, d’aspect rigide, au beau plancher de vieux chêne, aux hautes fenêtres. Deux bibliothèques dont l’une, très grande, occupe tout un pan de mur ; des sièges de cuir vert sombre, hostiles aux conversations frivoles ; des tableaux, portraits de famille, je crois, qui semblent reculer d’horreur au fond de leurs cadres d’or ; et, au milieu du cabinet, un énorme et superbe secrétaire Louis XVI, fleuri d’une garniture merveilleusement ciselée.

— C’est ce secrétaire-là qui contient le magot, m’a dit l’abbé. Si vous y trouvez, comme c’est probable, les bijoux de Madame et de Mademoiselle, il sera inutile de rien chercher ailleurs. Faites attention, car il y a des tiroirs à double-fond ; ne manquez pas de fouiller partout.


C’est fait. J’ai fouillé partout et ma récolte est terminée ; si l’on veut perdre son temps, on peut venir glaner derrière moi. Le beau secrétaire est dans un piteux état, par exemple ; son bois précieux est déshonoré de larges plaies et de profondes entailles, flétri des meurtrissures du ciseau et des éraflures de la pince ; les tiroirs gisent à terre, avec leurs serrures arrachées, leurs secrets découverts au grand détriment des bijoux de ces dames et de certaines actions du canal de Suez, qui iront dire bonjour à celles du Khédive, bientôt, dans le pays de Beaconsfield. Elles vont dormir dans mon sac, en attendant ; à côté de quelques titres de rente française dont le chiffre ferait loucher Paternoster ; en face d’un lot assez considérable d’autres valeurs ; et immédiatement au-dessous d’un joli paquet de billets de banque dont l’abbé Lamargelle n’entendra jamais parler. Il avait raison, pourtant ; c’est une bonne affaire. Je n’ai pas mal employé ma soirée ; vraiment, cela vaut bien mieux que d’aller au café. Ce qui m’ennuie, c’est d’avoir fracassé ainsi un meuble aussi magnifique ; je suis assez disposé à me traiter de Vandale. Allons, un peu de philosophie ! Forcer une serrure, c’est briser une idole.

Quelle heure est-il ? À peine deux heures. Et je ne puis sortir d’ici que pour prendre le premier train pour Paris, qui part à six heures cinq. Que faire, en attendant ? Rester dans cette pièce est imprudent. Je sais bien que je n’ai pas à craindre le retour du maître de céans. Il est allé en pèlerinage à Notre-Dame de je ne sais quoi, avec sa famille et ses serviteurs, à la façon des patriarches ; il ne reviendra qu’après-demain soir… Pourtant…

Je prends le parti de descendre au rez-de-chaussée ; si quelqu’un entrait, j’aurais beaucoup plus de facilité à prendre la clef des champs. J’ouvre la première porte à gauche, dans le vestibule. Une salle à manger. Pourvu qu’il y ait quelque chose dans le buffet ! Je meurs de faim. Je découvre des biscuits et une bouteille de vin. Ce n’est pas beaucoup, mais à la guerre comme à la guerre. Après tout, ce vin et ces biscuits conviennent parfaitement à mon estomac — et ces couverts de vermeil iront très bien dans mon sac. — Je mange, je bois ; et je laisse l’assiette sur le buffet et la bouteille sur la table. Il y a des voleurs qui remettent tout en ordre, dans les maisons qu’ils visitent. Moi, jamais. Je fais un sale métier, c’est vrai ; mais j’ai une excuse : je le fais salement. Lorsque les personnes dévotes, mais imprudentes, qui habitent cette maison rentreront chez elles, l’aspect seul de cette bouteille leur révélera ce qui s’est passé et les plongera d’emblée dans une affliction profonde. Ah ! j’ai déjà fait pleurer bien des gens ! À ce propos, comment se fait-il que la science n’ait pas encore trouvé le moyen d’utiliser les larmes ?…

Là-dessus, j’éteins ma lanterne et je m’endors — pas trop profondément.

Un bruit de pas et de voix, dans la rue, me tire brusquement de mon sommeil. Attention ! Que se passe-t-il ?… Tout d’un coup, l’idée que l’abbé m’a trahi, m’a tendu un piège pour me faire arrêter, me traverse le cerveau. Je me lève, je m’avance à tâtons vers le vestibule, prêt à m’échapper, tête baissée, dès qu’on ouvrira la porte… Mais les voix s’éloignent, le bruit des pas s’éteint. Qu’est-ce que j’ai été penser ?

Je regagne ma chaise, dans les ténèbres, et je cherche à me rendormir. J’y parviens ; j’y parviens trop… Je dors à poings fermés, et je fais un songe affreux. Je rêve qu’on cloue un cercueil, à côté de moi, et que des masses de gens sont là, aux figures blafardes et farouches, qui piétinent et dansent une danse macabre. Par un brusque effort de la volonté qui veille encore en moi, je m’arrache au sommeil et je me mets sur mes pieds.

Est-ce que je rêve encore ? On dirait que c’est mon rêve qui continue. J’entends des coups sourds, monotones qu’on frappe dans le lointain ; je les entends ; je ne me trompe pas, je pense ; et le bruit que font les gens qui passent continuellement dans la rue n’est pas une illusion, pourtant !… L’aube du jour commence à filtrer à travers les lames des persiennes. Je puis voir l’heure à ma montre : cinq heures un quart. Pourquoi ce brouhaha qui parvient jusqu’à mes oreilles ? Si j’osais regarder par la fenêtre… Ah ! que je suis sot ! C’est jour de marché, probablement ; les croquants se lèvent de bonne heure. Quel bête de rêve j’ai fait !… Cinq heures et demie. Il me faut à peine vingt minutes pour gagner la gare, et je ferais mieux d’attendre encore… Si je sortais, tout de même ?

Je sors. Je ferme la porte doucement derrière moi ; je descends vivement le perron par l’escalier de gauche ; je me retourne et je me dirige vers la grande place. Elle est noire de monde cette place !

Elle est noire de monde et quelque chose s’élève au milieu, quelque chose que je n’ai pas vu cette nuit. On dirait deux grandes poutres… deux grandes poutres au sommet desquelles se silhouette un triangle — un triangle aux reflets d’acier…


Je suis mêlé à la foule, à présent, — la foule anxieuse qui halète, là, devant la guillotine. — Les gendarmes à cheval mettent sabre au clair et tous les regards se dirigent vers la porte de la prison, là-bas, qui vient de s’ouvrir à deux battants. Un homme paraît sur le seuil, les mains liées derrière le dos, les pieds entravés, les yeux dilatés par l’horreur, la bouche ouverte pour un cri — plus pâle que la chemise au col échancré que le vent plaque sur son thorax. — Il avance, porté, plutôt que soutenu, par les deux aides de l’exécuteur ; les regards invinciblement tendus vers la machine affreuse, par-dessus le crucifix que tient un prêtre. Et, à côté, à petits pas, très blême, marche un homme vêtu de noir, au chapeau haut de forme — le bourreau — le Monsieur triste de la nuit dernière.

Les aides ont couché le patient sur la planche qui bascule ; le bourreau presse un bouton ; le couteau tombe ; un jet de sang… Ha ! l’horrible et dégoûtante abomination…

Devant moi, une femme se trouve mal, bat l’air de ses bras, va tomber à la renverse. Je la soutiens ; j’aide à la transporter, de l’autre côté de la place, chez un pharmacien dont la boutique s’est ouverte de bonne heure, aujourd’hui. Puis, je reprends le chemin que j’ai suivi hier soir ; le train entre en gare comme j’arrive à la station et, cinq minutes plus tard, je suis en route pour Paris.

Un journal que j’ai acheté m’apprend le nom et l’histoire du malheureux dont l’exécution, dit-il, a été fixée à ce matin. Un pauvre hère, chassé, pour avoir pris part à une grève, d’une verrerie où il travaillait, et qui n’avait pu, depuis, trouver d’ouvrage nulle part. Exaspéré par la misère et affolé par la faim, il s’était introduit, un soir, dans la maison d’une vieille femme. La vieille femme, à son entrée, avait eu une crise de nerfs, était tombée de son lit, s’était fendu le crâne sur le carreau de la chambre ; et l’homme s’était enfui, atterré, emportant une pièce de deux francs qui traînait sur une table. On l’avait arrêté le lendemain, jugé, condamné. Il n’avait point tué la vieille femme, ne l’avait même pas touchée ; les débats l’avaient démontré. Mais le réquisitoire de l’avocat général avait affirmé l’assassinat, l’assassinat prémédité, et avait demandé, au nom de la Société outragée, un châtiment exemplaire. Douze jurés bourgeois avaient rendu un verdict implacable, et la Cour avait prononcé la sentence de mort…

Et c’est pour exécuter cette sentence qu’on avait envoyé de Paris, hier soir, les bois de justice honteusement cachés sous la grande bâche noire aux étiquettes menteuses — menteuses comme le réquisitoire de l’avocat général. — C’est pour exécuter cette sentence qu’on avait fait prendre le train express au bourreau, à ce misérable monsieur triste qui désire que tous les hommes aient du pain, que les enfants puissent jouer dans des jardins, et qui trouve beaux les arbres et jolies les fleurs… c’est pour exécuter la sentence qui condamne à mort cet affamé à qui l’on avait arraché son gagne-pain, à qui l’on refusait du travail, et qui a volé quarante sous.

Cependant, à bien prendre, si l’on était obligé de donner de l’ouvrage à tous ceux qui n’en ont pas, qu’adviendrait-il ? La production, qui dépasse déjà de beaucoup la consommation, s’accroîtrait d’une façon déplorable ; et que ferait-on de tous ces produits ? Qu’en ferait-on, en vérité ?… D’autre part, si l’on permettait à chaque meurt-de-faim de s’approprier une pièce de quarante sous, où irait-on ? Calculez un peu et vous serez effrayé. Car, relativement, les pièces de deux francs sont en bien petit nombre, et il y a tant d’affamés !… Le mieux, en face d’une pareille situation, est encore de s’en tenir à la Loi, qui ne dit pas du tout que l’homme a droit au pain et au travail, et qui défend de prendre les pièces de quarante sous. Et cette loi, il faut l’appliquer avec vigueur, sans pitié, et même sans bonne foi. Il y va du salut de la Société.

Oui, plus j’y réfléchis, plus je trouve que le monsieur jovial avait raison. On ne guillotine pas assez… — on ne guillotine pas assez les gens comme lui.