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Le Vote de la Lorraine libérée

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Le Vote de la Lorraine libérée
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 920-929).
LE
VOTE DE LA LORRAINE LIBÉRÉE

Le 16 novembre, pour la première fois, après une année complète de rattachement à l’ancienne patrie, les Lorrains pouvaient exprimer par un vote les sentiments que cette expérience prolongée avait éveillés en eux. Jusqu’alors, le moyen ne leur avait pas été donné de manifester leur satisfaction ou leurs regrets avec des garanties pareilles de sincérité. Il est toujours facile de contester la valeur des démonstrations qui se produisent sur le passage des personnages officiels, des paroles prononcées par les membres d’assemblées, commissions municipales ou conseil supérieur, qu’a composées seul le choix du gouvernement. La presse allemande n’avait pas manqué d’user des arguments qui s’offraient à elle : elle en appelait, contre les manœuvres d’une bourgeoisie dès longtemps francisée, au témoignage des masses ; elle priait l’opinion neutre d’attendre, pour se prononcer, le résultat des élections. Les élections sont faites. Elles ont eu lieu dans des conditions d’absolue régularité : la liberté de réunion, que les lois encore en vigueur auraient permis de limiter, n’a pas subi d’atteinte ; les polémiques, même les plus violentes, se sont développées sans entrave ; l’autorité préfectorale a gardé la réserve entière que les circonstances commandaient. Le résultat est décisif. A Metz, comme à Strasbourg, comme à Colmar, la première consultation populaire depuis l’armistice est une manifestation saisissante de patriotisme français.

A vrai dire, on aurait eu, cet été, quelque motif de craindre, non pas assurément que l’esprit public s’orientât dans un tout autre sens, mais qu’il mit plus de tiédeur dans l’affirmation de ses sentiments. La Lorraine, du commencement d’août au milieu d’octobre, a traversé une crise assez grave. Quiconque eut l’émotion, le 19 novembre 1918, d’assister à l’entrée du maréchal Pétain dans la ville de Metz fleurie de tricolore, n’oubliera jamais l’enthousiasme, recueilli et comme mouillé de larmes, avec lequel furent salués nos soldats. Quiconque, quelques jours plus tard, a parcouru les campagnes à la suite de nos bataillons, n’a pu douter de l’immense élan qui soulevait les cœurs. Les Lorrains se jetaient, un cri de joie aux lèvres, dans les bras ouverts de la France. Depuis lors des griefs, que la Revue a exposés, avaient créé dans la population des inquiétudes, un sourd mécontentement. Des agitateurs, dont presque aucun n’était d’origine lorraine, s’empressaient à les exploiter. Une propagande insidieuse s’exerçait, non point ouvertement en faveur de l’Allemagne, elle n’aurait eu nulle chance de succès, mais en faveur d’une Lorraine indépendante et neutre à laquelle on promettait un avenir de félicité. Cette propagande, qui s’associait dans quelques centres miniers à une action bolchéviste, obtenait un effet double : elle séduisait un nombre important d’ouvriers, des incidents, dont plusieurs dans la première quinzaine d’octobre furent des plus sérieux, en ont fourni la preuve ; par contre-coup, elle irritait les paysans qui ne parvenaient pas à comprendre pourquoi les fauteurs de désordre jouissaient d’une liberté si complète.

Au dernier moment, le péril fut conjuré. Il le fut avant tout par le bon sens du peuple. Parmi les ouvriers eux-mêmes, et d’abord parmi les cheminots, une réaction se produisit ; les organisateurs des grèves successives qui désolaient le pays, enhardis par l’impunité, commirent des imprudences qui les rendirent suspects à leurs propres camarades ; sur ce seul programme : « Vive la France ! » des groupements indépendants se constituèrent ; leur recrutement fut d’une rapidité significative : en quelques semaines, leur effectif a dépassé celui des anciens syndicats. Un geste du gouvernement a servi cette évolution. Instruit par les incidents d’octobre, il s’est départi de son indifférence apparente ; la loi, qu’on laissait dormir, fut appliquée, sans brutalité, mais fermement ; des arrestations, des condamnations, dont une à mort, donnèrent les avertissements, utiles. Il n’en fallut pas davantage pour mettre un terme aux excitations anarchistes et pour calmer, en les rassurant sur l’énergie des autorités militaires et civiles, l’émotion des paysans. En même temps, la découverte en Alsace du complot neutraliste, alimenté par l’or allemand, jetait une éclatante lumière sur les origines de la propagande par laquelle tant de Lorrains sincères s’étaient laissé surprendre. On voyait désormais à qui profiterait l’expression trop vive du mécontentement public. L’opinion fut unanime à penser que, sans renoncer à ses revendications légitimes, elle avait pour principal devoir, dans les circonstances présentes, d’affirmer sa joie d’avoir retrouvé la patrie. La campagne électorale s’ouvrit dans une atmosphère purifiée.


Elle fut menée au premier rang par l’Union républicaine lorraine. Le nom seul est nouveau. L’Union lorraine fut formée, aussitôt après l’armistice, par la fusion des deux grands partis qui se partageaient sous le régime ancien les sympathies des annexés, le Centre catholique et le Bloc indépendant. Entre les deux groupes l’entente était facile. Sans doute, dans le passé, ils avaient suivi parfois des voies assez différentes : de 1900 à 1906, l’orientation de la politique intérieure française avait entraîné nombre de catholiques lorrains, par réaction, à ne plus repousser l’idée d’un rapprochement avec le Centrum allemand ; le Bloc indépendant avait préféré conserver toute sa liberté ; des conflits souvent vifs en étaient résultés. Mais, à la veille de la guerre, déjà la situation s’était modifiée. Au cours de la crise morale qu’avaient fait naitre depuis 1901 les alertes qui troublaient l’Europe, après l’inauguration du monument de Noisseville qui remue jusqu’à l’âme les masses paysannes, les catholiques lorrains avaient senti qu’il leur était impossible de pratiquer plus longtemps, fût-ce dans un domaine restreint, une tactique germanisante. Le Centre, par une évolution rapide, avait rejoint le Bloc. En 1914, l’un et l’autre combattaient pour la même cause avec une vigueur égale : d’accord dès l’origine sur un programme de conservation religieuse et sociale, ils se trouvaient d’accord aussi désormais pour défendre sans compromission les intérêts spéciaux du pays ; ils n’étaient plus séparés que par des nuances de méthode et par le fait que leur clientèle se répartissait à peu près suivant la limita des langues. C’est donc un mouvement naturel qui les a portés à supprimer après la victoire la dualité d’étiquettes. Les catholiques furent sollicités d’adhérer aux organisations qui se fondaient en Alsace. Ils aimèrent mieux contribuer à la coalition de toutes les forces locales. Elle leur semblait nécessaire pour faire face aux difficultés de la période de transition, plus nécessaire encore pour ôter aux Allemands le moyen d’interpréter à leur profit une divergence apparente. L’Union républicaine, où, vinrent siéger côte à côte, oublieux de leurs querelles, les chefs du Bloc et ceux du Centre, fut ainsi créée, dans une pensée commune de dévouement à la Lorraine et à la France.

Le pacte était solide, car il a résisté à l’épreuve la plus redoutable : la liste soumise aux suffrages des électeurs fut élaborée sans que l’entente fût ébranlée. Pour les huit sièges dont disposait le département de. la Moselle, vingt-huit postulants, tous honorables et la plupart connus, réclamaient l’appui de l’Union. Les rivalités de personnes, de cantons ou de journaux rendaient impossible que le Comité central, en faisant son choix, évitât pleinement les critiques.. Des incidents se sont produits ; ils sont sans intérêt ; le désir mutuel d’aboutir, le désistement volontaire de quelques-uns des candidats d’abord proposés, l’effort de conciliation réalisé par M. le chanoine Collin ont finalement assuré la confection d’une liste où l’opinion trouvait le reflet exact de ses sentiments.

Deux noms lui donnaient tout son sens. Celui du général de Maud’huy, né à Metz, premier gouverneur français de la ville délivrée, n’a pas besoin qu’on le commente ; il fallait qu’il fût là pour que l’Allemagne et l’Europe ne pussent douter de la volonté du pays : les annexés d’hier, a dit le Lorrain, « se devaient d’envoyer à la Chambre un des leurs dont la vie entière avait eu pour but unique la Revanche. » Aux côtés du général le simple ouvrier typographe, président du Souvenir français ; ce n’était pas un moindre symbole ; l’un, quittant la terre familiale après 1871, officier d’élite, chef aimé entre tous, avait préparé dans l’armée libératrice la victoire militaire ; l’autre, fixé au sol, en travaillant à maintenir parmi ses compatriotes durant la longue attente le culte du passé, avait préparé la victoire morale ; Jean, qui créa l’œuvre des tombes, qui prit l’initiative de déployer sur les catafalques aux fêtes commémoratives le drapeau tricolore, l’instigateur du monument de Noisseville, avait sa place nécessaire parmi les élus de Metz.

Il convient également de mettre hors de pair M. l’abbé Hackspill ; moins connu à Paris que ses deux camarades de combat, il est en Lorraine au tout premier rang ; jeune prêtre, que sa vive intelligence, son activité, son souci des problèmes sociaux ont rendu populaire, surtout dans la région de langue allemande, la circonscription de Saint-Avold l’avait, avant la guerre, député au Parlement de Strasbourg après une lutte violente contre un concurrent prussien ; il avait, dès cette époque, usé de son influence pour hâter le rapprochement entre le Centre catholique, auquel il appartenait, et le Bloc indépendant ; directeur, depuis l’armistice, du plus important des journaux lorrains, il a continué la même politique ; par son exemple et par ses démarches, il a facilité la formation d’une liste commune sur laquelle il était utile et juste qu’il figurât. Un général, un ouvrier, un prêtre. Les autres candidats étaient aussi qualifiés pour défendre les intérêts divers des électeurs dont ils sollicitaient les voix. M. Guy de Wendel était le représentant naturel de la grande industrie ; aux titres que lui conférait son nom il en joignait de plus personnels, brillant soldat, décoré sur le champ de bataille, la croix de guerre constellée de palmes, au surplus orateur disert, esprit libéral et cœur généreux.

M. Robert Sérot, ingénieur agronome, d’une vieille famille messine émigrée après le traité de Francfort et rentrée chez elle après celui de Versailles, se constituait, servi par des amitiés puissantes, le porte-parole des cultivateurs. M. Louis Meyer, ancien député au Parlement de Strasbourg, était celui des commerçants. M. le docteur François, polémiste vigoureux, fort apprécié dans la région de langue française, avait l’expérience précise des questions administratives. M. Schuman, homme d’œuvres, excellent avocat d’affaires, paraissait désigné pour rendre de précieux services lorsqu’il s’agirait à la Chambre de mettre en harmonie la législation des provinces retrouvées et celle de la mère-patrie. Si l’on ajoute que chaque arrondissement avait fourni au moins un candidat et qu’un savant dosage était réalisé entre les anciens partisans du Centre et les anciens partisans du Bloc, on comprendra que la liste ainsi composée ait donné satisfaction sans peine à la grosse majorité de l’opinion.

On s’occupait d’ailleurs moins des personnes qu’â des programmes. Le programme de l’Union avait le mérite d’être clair. Voici le texte de son appel aux électeurs :


Lorrains, en 1871 l’Allemagne arrachait notre province à la patrie. Contre cette violation du droit nos représentants à l’Assemblée nationale de Bordeaux élevèrent une solennelle protestation. Vos frères d’Alsace et de Lorraine, s’écrièrent-ils, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leur foyer, une affection filiale jusqu’au jour où elle viendra y reprendre sa place. Ce jour est venu. Pendant quarante-huit ans le joug allemand a pesé sur nous. Notre affection filiale ne s’est jamais démentie : la Lorraine est restée française. Aujourd’hui la victoire a fait triompher le droit ; l’heure a sonné où, dans la République, nous allons renouer la tradition brisée en 1871.


Et les candidats ajoutaient dans leur profession de foi :


Pendant près de cinquante années de domination étrangère la Lorraine est restée fidèle à la mère-pairie. Certaines divisions politiques ont pu se produire, parfois, entre nos concitoyens, mais tous dans un commun amour de la France, ont conservé, fidèles et inébranlables, leurs convictions patriotiques. Aujourd’hui tous les Lorrains se trouvent groupés autour du drapeau tricolore, le drapeau de la France, le drapeau de la République, et tous ils veulent collaborer, en parfait accord, à la grandeur et à la prospérité du pays. La France a sacrifié une grande partie de sa fortune et quinze cent mille de ses héroïques soldats pour nous arracher au joug allemand. La Lorraine en sera reconnaissante éternellement à la République française.


La presse accentuait encore ces déclarations. Parmi tant d’articles que nous pourrions citer nous retiendrons seulement celui par lequel la Lothringer Votkszeitung, journal de M. l’abbé Hackspill, ouvrit la campagne électorale :


Dans les mémorables journées de novembre 1918, la Lorraine entière et sa sœur l’Alsace ont réclamé, à la face du monde, par un plébiscite spontané et vibrant, leur retour à la mère-patrie. Les libres votes de novembre 1919 doivent apporter à ce témoignage une éclatante confirmation. Notre peuple, le 16 novembre, ne doit rien laisser subsister des doutes si souvent exprimés par nos ennemis et par les neutres. Aux racontars étrangers comme aux intrigues neutralistes nous opposerons la réplique décisive, irréfutable, de notre bulletin de vote : Vive la France ! Vive la Lorraine pour toujours française !


Les électeurs savaient donc sans équivoque à quelle manifestation ils étaient conviés. Leur réponse a été nette. La liste de l’Union a triomphé tout entière par 62 000 voix sur 94 000 votants. Reprenant le mot historique du président Poincaré, la Lothringer Volkszeitung était en droit d’intituler ses commentaires : « Le plébiscite est fait. » Ce qu’un ouvrier messin traduisait, devant les tableaux où s’alignaient les résultats, aux applaudissements de la foule, par ce cri plus familier : « On les a eus, les Boches ! »

Encore faut-il remarquer que les listes dissidentes ne représentaient sur ce point aucune opinion différente. L’une affichait des sentiments ultra-patriotiques et l’autre se gardait d’en affirmer de contraires.

La Ligue républicaine n’avait pas, quand elle a rendu public le nom de ses candidats, plus de quelques jours d’existence. Elle était née, avec la période électorale, d’une combinaison d’ambitions, ambitions locales déçues par les choix de l’Union, ambitions parisiennes en quête d’un mandat quelconque. L’échec a été complet, 6 500 voix. Deux ou trois des Lorrains engagés dans cette aventure étaient personnellement des plus sympathiques. Mais la masse n’a pas compris comment, en une circonstance aussi grave, ils pouvaient manquer à la discipline. Ils ont en outre été desservis par des journalistes fraîchement débarqués de régions éloignées dont les polémiques injurieuses, si contraires aux habitudes d’extrême courtoisie en honneur dans la presse messine, ont causé gros scandale. Du moins faut-il retenir, comme un trait significatif, que, pour gagner des suffrages, ces journalistes ont cru devoir exagérer leur intransigeance française jusqu’à traiter de germanophile la liste où figurait le général de Maud’huy. Les candidats de la Ligue ne parlaient pas d’ailleurs un autre langage que les candidats de l’Union :


Électeurs lorrains, disaient-ils, après quarante-sept années d’oppression allemande, après quarante-sept années de cruelle séparation, la Lorraine qui n’avait jamais désespéré revient à la France qui l’accueille comme sa fille chérie et l’aime d’autant plus qu’elle a souffert davantage pour elle. La République, une et indivisible à jamais, est reconstituée. Vous n’êtes plus sujets de l’Allemagne, vous êtes citoyens français, et, pour la première fois depuis un demi-siècle ; vous allez user de vos droits électoraux, non plus pour envoyer des députés protestataires au Reichstag, mais pour désigner vos représentants à la Chambre française, au sein de votre grande famille reconstituée. Il faut que votre députation soit digne de vous, digne de la Lorraine, digne de la France.


Sur les deux listes de la Ligue et de l’Union les hommes étaient différents ; et peut-être aussi existait-il entre elles quelque nuance dans la façon de concevoir la solution des questions religieuses ; mais le sens patriotique du vote pour l’une ou pour l’autre était le même : le département de la Moselle en réalité a donné 68 000 voix aux idées nationales.

Les socialistes ont recueilli 26 000 suffrages. C’est beaucoup moins qu’on ne l’avait à l’avance supposé. Eux-mêmes avaient espéré que, par le jeu du quotient, ils obtiendraient deux ou trois sièges. Mais le temps n’est plus où le gouvernement allemand engageait ses fonctionnaires à faire voter pour un socialiste afin de mettre en échec à tout prix le candidat lorrain. Réduit à ses seules forces, privé du concours que lui apportaient les ouvriers d’origine étrangère, déconsidéré par les incidents d’octobre qui ont ouvert les yeux à tant de ses adhérents, le parti révolutionnaire s’est trouvé vaincu, même dans les centres miniers : Moyeuvre, cité du fer, Petite-Rosselle, cité du charbon, ont accordé la majorité à l’Union républicaine. Et cependant les journaux et les orateurs du parti avaient pris soin d’adoucir à l’extrême leurs doctrines. « On nous calomnie, imprimait l’Ami du peuple, en nous disant les adversaires de la propriété ; nous désirons au contraire que tout le monde soit propriétaire. » Les candidats répétaient à l’envi qu’ils attendaient la réforme sociale d’une évolution progressive des esprits, non d’un bouleversement sanglant. Ils avaient suspendu la propagande internationaliste et l’action germanophile. Leur appel aux électeurs se bornait à des attaques violentes contre le capitalisme ; il s’abstenait de toute allusion à la situation locale, de toute allusion en particulier, si voilée fût-elle, à une neutralité possible de l’Alsace-Lorraine. Le principal, meneur de la campagne, venu tout exprès de Nancy pour parler à Metz, car ses camarades lorrains étaient incapables de s’exprimer en français, n’hésitait pas, après avoir rappelé qu’il avait porté, pendant la guerre, les galons d’officier, à désavouer brutalement Longuet, Sadoul et Lénine. Ce qui n’a pas empêché la proportion des votes socialistes d’être ramenée, par rapport à 1912, de 31 à 28 pour cent. C’est un résultat bien caractéristique.

M. le préfet Mirman n’avait donc pas tort lorsqu’il s’écriait, en recevant le 19 novembre, jour anniversaire de la délivrance, à l’hôtel de ville de Metz, les maréchaux Foch et Pétain, que les huit premiers députés de la Moselle seraient les interprètes fidèles de l’unanimité des populations libérées quand ils viendraient jurer à la tribune de la Chambre amour et reconnaissance à la France. Les acclamations dont la foule, énorme en dépit de la pluie, a salué les généraux vainqueurs, plus vibrantes qu’en 1918 parce que des sanglots ne s’y mêlaient plus, ont attesté que le préfet disait vrai.


Qu’on permette toutefois à un témoin de signaler qu’en portant leurs suffrages en masse sur la liste de l’Union républicaine, les Lorrains n’ont pas voulu faire seulement une manifestation française. On s’exposerait à des malentendus redoutables si l’on imaginait que, dans leur ardeur à proclamer leur joie du retour à la patrie, ils ont abandonné le souci des revendications qu’ils jugent légitimes. Après les déclarations patriotiques que nous avons citées, la profession de foi des candidats élus renfermait un programme positif. C’est ce programme surtout qu’ils ont développé au cours des réunions intimes tenues par eux dans les campagnes et qui fut accueilli, notamment par la région de langue allemande, avec une extrême faveur. M. Schuman l’a résumé dans un article d’une précision parfaite qu’ont publié tous les vieux journaux messins. Il faut le connaître. Il est en effet certain que les députés de la Moselle en poursuivront l’application, d’autant plus énergiquement qu’ils n’ont plus à craindre désormais de voir dénaturer ou suspecter les sentiments de leurs commettants.

M. Schuman estime qu’il est possible et désirable d’introduire en Lorraine dès maintenant le Code pénal français et dans un avenir très proche le Code civil et les lois fiscales. D’autres lois sont inapplicables : on ne peut par exemple, dans l’état présent des esprits, ni toucher au Concordat ni modifier l’organisation confessionnelle de l’école publique. Sur quelques points même, l’introduction de la loi française serait le contraire d’un progrès : les Lorrains réclament le maintien des mesures de solidarité sociale qu’ils doivent au régime antérieur, du statut qui garantit leurs fonctionnaires (tous leurs fonctionnaires, et non pas seulement comme en France les magistrats et les professeurs) contre les décisions arbitraires des bureaux administratifs, le maintien de la procédure civile actuellement en usage, du livre foncier, de certaines institutions commerciales dont ils sont satisfaits et qu’ils souhaitent à leurs nouveaux compatriotes de leur emprunter. Ils demandent aussi que les erreurs commises soient réparées, et d’abord que ceux d’entre eux dont la langue est l’allemand ne soient plus traités en citoyens inférieurs, exclus des fonctions de juré, obligés de se faire assister d’un interprète devant les tribunaux comme s’ils étaient des étrangers. M. Schuman a grand soin d’ajouter que ni lui ni ses amis ne songent à porter atteinte à l’unité nationale : « Toutes les lois, dit-il, se faisant à Paris où siégeront également les chefs du pouvoir exécutif, il ne saurait être question ni d’autonomie ni de fédéralisme. Nous ne voulons pas faire de l’Alsace ou de la Lorraine un État dans l’État. Ce que nous désirons, c’est que les lois et l’administration qu’on nous donnera tiennent compte, dans la mesure la plus large possible, de notre particularisme qui, d’après la parole de M. Millerand, nous a permis de nous conserver à la France. La République est une et indivisible, mais elle ne doit pas être uniforme. La démocratie bien comprise a des formes souples ; non seulement elle respecte la liberté individuelle, mais elle favorise les libertés régionales. Nous demandons pour nous et pour la France entière l’organisation d’un régime où nos provinces, suivant la formule de M. Clemenceau, renaîtraient à la vie d’une expansion indépendante. La Lorraine vient de donner à la France une preuve éclatante de son attachement et de sa confiance. Il serait sage que la France répondit à cette confiance par une confiance égale, qu’elle ne se crût pas tenue, par vain souci d’uniformité, à violenter des cœurs qui s’ouvrent à elle. Les Lorrains sont convaincus qu’en défendant leurs traditions propres « au sein de la grande famille reconstituée, » qu’en se faisant les champions d’un régionalisme réfléchi, ils servent, en même temps que leurs intérêts, ceux de la patrie. Plus d’un Français, nous l’espérons, pensera comme eux.


PIERRE BRAUN.