Le Vote des femmes/L’éducation politique des Français

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V. Giard & E. Brière (p. 34-39).


L’ÉDUCATION POLITIQUE DES FRANÇAIS


L’étranger comprend l’horreur que le Français a pour la politique, en entendant le camelot parisien faire ce boniment : « Dans mes journaux, il n’y a pas de politique, tout n’est que blague et rigolade. »

La politique, qui d’après le rusé marchand ferait se sauver les acheteurs, joue cependant un rôle énorme, puisque c’est d’elle que dépend la destinée humaine.

Sous le nom de règlement et de répression, la politique prend à la femme comme à l’homme, sa liberté. Sous le nom de taxe, la politique prend à la femme comme à l’homme, son argent. Sous le nom de guerre, la politique prend à l’homme sa vie et à la femme plus que sa vie, la vie de ceux qu’elle aime !

Pourquoi donc cette question suprêmement intéressante répugne-t-elle aux foules, au lieu d’être l’objet de leur constante préoccupation ?

— Parce qu’on ne la comprend pas.

Un seul sexe étant admis à faire de la politique, il n’est point séant d’en parler. De sorte que la politique, qui se réduit à sauvegarder ou à mettre en péril les intérêts généraux et particuliers, est considérée comme une science inaccessible même aux hommes qui se distinguent dans leur art ou leur profession. Et l’indifférence pour les affaires du pays menace de se perpétuer.

Comment l’homme s’initierait-il à la politique, pendant que la femme, avec laquelle il est sans cesse en tête-à-tête, n’est pas admise à en chercher avec lui le mécanisme ?

Aussi longtemps que, comme des pestiférées en quarantaine, les femmes seront tenues à l’écart de la politique, la nation sera sans éducation politique.

Pour que la politique cesse d’être pour l’homme chose ennuyeuse et incompréhensible, il faut qu’elle s’introduise dans le ménage, où elle deviendra une question d’autant plus familière qu’elle sera tous les jours incidemment creusée.

Bien loin d’être une source de division, la politique resserrera les liens entre époux. En élargissant l’horizon intellectuel du home, elle fera souvent succéder à l’amour envolé, l’amour du bien public.

Quand les femmes jouiront des mêmes droits électoraux que les hommes, le sein maternel ne sera plus un milieu où le cerveau s’atrophiera. L’affranchissement de la mère soustraira l’homme à l’abâtardissement utérin qui en fait plus un sujet qu’un citoyen. La maison familiale deviendra une école où électeurs des deux sexes luttant d’émulation feront ensemble, sans y penser, leur éducation politique. Alors, la nation sera plus clairvoyante et aux phrases, pompeuses qui retentissent dans les réunions d’électeurs et d’élus, succéderont des émissions d’idées, de plans, d’où pourront découler le bien de l’humanité.

Présentement, les électeurs pétris du sang et de la chair de dégradées civiques, vivant en tête-à-tête avec des repoussées de la vie publique, sont, par l’atavisme et le milieu ambiant, maintenus en une telle enfance politique qu’ils n’écoutent que les charlatans criant le plus haut, sachant le mieux persuader qu’ils feront couler du bourgogne des fontaines Wallace et tomber, rôties, du ciel les cailles.

C’est seulement quand les femmes voteront que Français et Françaises, s’instruisant mutuellement en discutant ensemble des affaires publiques, deviendront des électeurs souverains conscients.

Assimiler les femmes aux hommes citoyens, épouvante le Français ; nos partisans d’indépendance électorale aiment mieux laisser escroquer à l’électeur son vote que de le rendre promptement capable d’être son propre maître en admettant sa compagne si divinatrice, si investigatrice à coopérer avec lui aux affaires publiques.

On reconnaît que la nation entière saurait mieux qu’une partie de la nation organiser son bonheur ; on affirme que les Françaises ont des qualités propres qui complètent les qualités des Français.

On dit que les tournants politiques cesseraient d’être dangereux, si la masse électorale avait pour la guider le jugement sûr et le tact inné de femmes.

Pourtant, on reste privé de leur concours, on les élimine, au grand préjudice de la généralité des êtres, puisque les femmes intuitives seraient en arrivant sur la scène politique, les monitrices électorales qui démêleraient les questions et dessilleraient les yeux.

Il n’est pas possible de « marcher vers la justice sociale » sans d’abord soustraire la moitié de l’humanité à l’oppression de l’autre moitié, en la munissant de cette arme libératrice, le bulletin de vote.

On comprime la nature en annihilant les femmes et en les contraignant à jouer le rôle de traînardes paralysatrices d’efforts ; alors, qu’il convient si bien à leur tempérament d’être des avant-gardes du progrès, faisant évoluer l’espèce.

Quiconque se préoccupe de l’avancement humain, doit vouloir assurer à la République, le concours des femmes, en les faisant citoyennes.

Lorsque hommes et femmes gèreront ensemble les affaires publiques, ils deviendront bientôt aptes à être eux-mêmes leurs représentants. Or, quand les Français et les Françaises seront leurs propres députés, ils économiseront avec les millions de l’indemnité parlementaire, beaucoup d’autres millions dépensés pour satisfaire les grands électeurs que chaque élu traîne après soi ; et, l’on peut prévoir tout ce qui résultera d’heureux pour la population, du gouvernement exercé directement, par les Français et les Françaises.

La mère qui a quarante ans d’expérience de la vie est bien plus préparée à exercer ses droits politiques, que son fils électeur à vingt et un ans.

C’est en votant, que l’on apprend à bien voter.

Les hommes gratifiés du suffrage en 1848 étaient beaucoup moins aptes que ne le sont les femmes d’aujourd’hui à exercer le suffrage ; et, combien trouverait-on d’électeurs qui pourraient présentement offrir les garanties que l’on demande au sexe féminin ? Pas plus que le droit de l’homme, le droit de la femme ne peut être soumis à des conditions, ni être ajourné par une question d’opportunité.

Les spoliateurs des Françaises qui feignent de redouter leur arrivée dans la politique savent fort bien que les femmes, au contraire, réveilleront l'enthousiasme des masses pour la République, puisqu’elles la rendront capable de réaliser les réformes attendues.

Pourquoi toutes les révolutions ont-elles si peu amélioré le sort humain ? – Parce qu’elles ont passé par-dessus la tête des femmes sans les affranchir, et, que l'asservissement féminin est le plus grand obstacle au progrès.

Les Françaises sont depuis si longtemps spoliées qu’elles ne peuvent croire que leur entrée dans le droit commun est indispensable à l’accélération de l’évolution humaine ; elles ne seront persuadées qu’elles ont des droits que lorsqu’on les appellera à exercer ces droits.

N’y aurait-il pas pour les hommes plus d’avantages à s’associer immédiatement la femme, dans la commune et dans l’État, qu’à risquer de se créer des difficultés, pour se donner la puérile satisfaction de garder encore un peu de temps hors la loi, les vingt millions de Françaises ?

Aucune unité de vues n’est possible entre Français et Françaises, avant qu’ils ne soient appelés à se concerter sur ce qui mutuellement les intéresse ; c’est-à-dire, avant que ne soit substitué au jeu sans effet du petit suffrage restreint, la toute puissance transformatrice du grand suffrage universel.

On dissipera l’incohérence politique, en élevant au niveau de l’homme, la femme qui meule et façonne les électeurs.

L'éducation politique du pays serait maintenant achevée, si les hommes et les femmes avaient depuis 1848, appris à bien voter, en votant ensemble ; et, au lieu de redouter que l’ignorance, la servilité, n’enrayent le progrès, on aurait la certitude que le bon sens général l'accélèrerait ; car, la nation serait moralement augmentée, si la serve qui lui donne son empreinte était citoyenne.