Le Voyage artistique à Bayreuth / III- (2/2) Historique du Théâtre

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 76-89).
Historique du Théâtre.

L’idée d’édifier un Théâtre modèle, spécialement destiné à l’exécution de ses grands drames, et expressément construit en vue de cette affectation, a longuement germé dans l’esprit de Wagner avant qu’il lui fût donné de la mettre à exécution.

Déjà, en 1836, dans une Communication à mes amis, on voit Wagner déclarer qu’il n’écrit plus dorénavant des « pièces de répertoire », et que son désir est de voir ses œuvres représentées « à un endroit fixe et dans des conditions spéciales ».

En 1853, après le succès de ses concerts à Zurich, il avait déjà conçu l’idée d’établir un théâtre sommairement construit, mais approprié à toutes ses exigences, en Suisse, pour y faire représenter, pendant un an, toutes ses œuvres, y compris la Tétralogie de l’Anneau, ainsi qu’il ressort d’une lettre adressée à son ami Rœckel, prisonnier politique à Waldheim, alors que lui-même était exilé, et datée de Zurich, 8 juin 1853.

Plus tard, en 1862, dans la préface de l’Anneau du Nibelung, il exprima encore plus nettement le désir de construire un théâtre nouveau pour y instituer des fêtes théâtrales, et là il émet cette idée que le concours des particuliers serait nécessaire, et surtout la haute protection d’un souverain… curieux pressentiment, car deux ans après, en 1864, l’avènement au trône de Bavière du roi Louis II, âgé de dix-neuf ans, vint mettre le comble à ses vœux. De 1865 à 1870, Tristan, les Maîtres Chanteurs, l’Or du Rhin et la Walkyrie furent représentés à Munich. Alors fut décidée en principe la construction d’un Théâtre de Fêtes ; le roi l’aurait voulu à Munich ; Wagner ne le voulut pas.

Toutefois, dès 1867, un grand artiste de ses amis, l’architecte Gottfried Semper, avait été chargé par le roi Louis II de dessiner un plan réalisant les idées de Wagner ; mais Semper ne comprenait que le grandiose, les formes fîères et imposantes ; il présenta un projet tel que le roi lui-même fut effrayé des dépenses exorbitantes qu’il eût entraînées, dépenses fort au-dessus des ressources de la cassette royale.

Wagner dut alors reconnaître que, malgré tout son prestige, l’appui du roi restait encore insuffisant, et il prit le parti, pour arriver à ses fins, de s’adresser à la nation allemande tout entière, en faisant vibrer les cordes de son orgueil artistique.

C’est au mois de mai 1871 qu’après avoir parcouru et examiné plusieurs localités, il visita, pour la première fois, la jolie petite ville de Bayreuth, qui le séduisit au premier coup d’œil. Il prit alors le conseil d’amis sérieux, d’hommes pratiques, notamment MM. Feustel et Gross, qui obtinrent de la municipalité la cession à titre gracieux des terrains nécessaires à l’édification de son théâtre et de sa maison d’habitation[1], et ce fut le 9 novembre de cette même année que, dans la maison de M. Feustel, située à proximité de la gare, entre la Hirchenstrasse et la Mittelstrasse, maison désormais historique, il fut décidé que le Théâtre des Fêtes s’élèverait à Bayreuth, et non ailleurs.

L’architecte Semper fut de nouveau chargé des plans définitifs. Il ne manquait plus que l’argent, et la dépense prévue était de 1,125,000 francs !!! Mais Wagner n’était pas homme à se laisser démonter pour si peu. À ce moment, il n’était bruit dans toute l’Allemagne artistique que de ses écrits, de ses manifestes ; ses concerts attiraient la foule, et les représentations de ses dernières œuvres obtenaient le plus éclatant succès ; des cercles wagnériens se créaient ; il profita de cette effervescence, et, sur le conseil, dit-on, d’un de ses plus enthousiastes admirateurs, le pianiste Tausig, il émit 1,000 actions de 1,125 francs l’une, moyennant lesquelles le souscripteur-fondateur acquerrait le droit d’assister aux trois représentations complètes, en quatre soirées chacune, de la Tétralogie, Les actions pouvaient se fractionner en tiers, chaque tiers permettant d’assister à l’une des représentations.

Le conseil d’administration avait pour président M. Friedrich Feustel, riche banquier de l’Allemagne du Sud, et se composait de MM. Adolphe Gross ; Théodor Muncker, de Bayreuth ; Emil Heckel, de Mannheim ; Friedrich Schœn, de Worms.

L’un d’eux, M. Heckel, avait fondé à Mannheim la première des associations wagnériennes et avait acquis la certitude que beaucoup de gens, dans l’impossibilité de verser 1,125 francs, seraient pourtant disposés à venir en aide à l’œuvre, dans la mesure de leurs moyens. Aussi le conseil d’administration, devenant comité de patronage, encouragea et provoqua même la création de cercles wagnériens non seulement en Allemagne, mais dans le monde entier, en France, en Russie, en Hollande, en Belgique, en Suède, en Angleterre, en Italie, en Égypte, aux États-Unis, dont la mission était de recueillir des souscriptions, si minimes qu’elles fussent, pour la triple représentation de l’Anneau du Nibelung, car c’était là le seul but poursuivi : exécuter trois fois la Tétralogie.

À peine avait-on réuni le tiers de la somme totale nécessaire, on procéda, en grande solennité, à la pose, par Wagner lui-même, de la première pierre du Théâtre des Fêtes. Cela eut lieu le 22 mai 1872 (cinquante-neuvième anniversaire de la naissance de Wagner).

À cette occasion, un concert fut donné dans la salle si élégante des anciens margraves de Bayreuth ; on y exécuta la Kaisermarsch et la Symphonie avec chœurs de Beethoven, avec quelques adjonctions qui ne sont peut-être pas absolument respectueuses ; c’est un détail.

Plus de quatre cents artistes allemands, tant chanteurs qu’instrumentistes, étaient accourus à cette cérémonie imposante, à l’issue de laquelle Wagner adressa une véritable proclamation à ce vrai petit peuple d’artistes.

Les travaux furent aussitôt commencés, sous la direction des architectes Runkwitz et Brückwald ; mais l’argent manqua, les souscriptions n’arrivaient plus ; sans hésiter, Wagner se mit en campagne et donna, dans les plus grandes villes d’Allemagne, des concerts qui rapportèrent près de 250,000 francs, un concert à Pesth, avec Liszt, plusieurs à Vienne ; de plus, il accepta de composer une Marche de Fête en vue de l’ouverture de l’Exposition universelle de Philadelphie, en 1876, qui lui fut payée 25,000 francs ; tout cela allait à la caisse de Bayreuth, mais eût encore été insuffisant sans une nouvelle générosité de Louis II, qui avança la somme manquante, se réservant de se rembourser sur les actions vendues ultérieurement.

Ce n’est donc qu’au bout de quarante ans de luttes et d’efforts incessants que Wagner vit se réaliser le projet colossal qui germait en lui depuis 1836, et peut-être avant. Voilà une belle leçon de persévérance et un bon sujet de méditation à l’usage des gens au découragement trop facile

Les premières répétitions d’étude durèrent deux mois pleins, juillet et août 1875, et furent reprises, en 1876, du 3 juin au 6 juillet ; alors seulement le succès de l’entreprise put être définitivement considéré comme certain, et furent fixées les dates des répétitions générales et des représentations ; alors aussi on vit pour la première fois le spectacle réconfortant d’artistes convaincus, abandonnant leurs emplois lucratifs, ou sacrifiant leur temps de vacances pour venir se ranger sous la bannière de l’art nouveau, et donnant ainsi l’exemple de cet esprit d’abnégation, de cette abstraction de toute prétention personnelle, qui sont restés et doivent rester la caractéristique de l’artiste à Bayreuth.

Les répétitions générales devaient commencer le 6 août. Dès le 5, désirant y assister intégralement, était arrivé le roi de Bavière, le protecteur quasi miraculeux. Il aurait aimé y être tout seul ; mais dès le début de la première répétition il dut renoncer à ce projet de gourmet ; la sonorité de la salle, absolument vide, ne rendait pas du tout l’effet cherché, et, de la meilleure grâce, il consentit à ce qu’on y laissât entrer… tout le monde. Alors se produisit une bousculade générale, qui nécessita l’intervention de la police. Cet incident suggéra aux organisateurs l’idée de faire payer l’entrée pour les répétitions suivantes, d’où résulta une recette imprévue d’environ 24, 000 francs.

Les trois représentations de la Tétralogie eurent lieu, comme cela avait été annoncé, lapremière du 13 au 16 août, la deuxième du 20 au 23, la troisième du 27 au 30, chacune d’elles commençant un dimanche, se terminant un mercredi, et séparée de la suivante par trois jours de repos, comme la tradition s’en est encore conservée à Bayreuth.

Mais si le succès artistique fut grand, il en fut autrement du succès financier, car le déficit total était de 187,500 francs (150,000 marks), les frais étant de beaucoup plus considérables qu’on ne l’avait prévu. Ce déficit ne pouvait, en aucune manière, affecter les souscripteurs, qui avaient rempli leurs engagements, et il retomba tout entier sur Wagner seul. Il fallait parer à ce nouveau désastre. Wagner partit donc pour Londres où il alla donner, au printemps de 1877, une série de concerts, ce qui lui était toujours pénible ; de plus, il permit à un imprésario, l’imprésario Neumann, je crois, de prendre possession des décors de la Tétralogie pour les colporter de ville en ville ; ces décors étaient fort beaux, et ce dut être un crève-cœur pour lui de les abandonner ainsi[2]. Tout cela ne suffisait pas ; la générosité du jeune roi de Bavière et de quelques-uns des anciens fondateurs dut encore intervenir, et enfin Wagner se trouva entièrement libéré de ses engagements, avec la satisfaction d’avoir accompli loyalement et sans défaillance, grâce à sa persévérante ténacité, le rêve de sa vie, la création du Théâtre de Fêtes et la représentation intégrale de sa Tétralogie.

Mais pendant six ans, jusqu’en 1882, il fut impossible de rouvrir le théâtre, faute d’argent, malgré l’excellente gestion du conseil d’administration.

De son vivant, Wagner vit donc seulement deux fois s’ouvrir le théâtre de ses rêves : en 1876, pour l’inauguration, par la Tétralogie, et en 1882, pour Parsifal.

Depuis sa mort, on a joué neuf fois : en 1883, 1884, 1886, 1888, 1889, 1891, 1892, 1894 et 1896, sous l’administration active et infatigable de M. von Gross, exécuteur testamentaire de Wagner et tuteur de son fils. Mme  Wagner n’a jusqu’ici prélevé aucun tantième sur les recettes, ce théâtre étant considéré par elle non comme une entreprise industrielle, mais comme une œuvre exclusivement artistique. Quand une année laisse un bénéfice, ce bénéfice est mis en réserve, afin d’assurer l’exploitation à la prochaine saison et de couvrir les frais d’amélioration et de renouvellement du matériel, ainsi que l’entretien du théâtre.

La salle du théâtre-modèle contient 1,344 places disposées en amphithéâtre et en éventail dans un bâtiment rectangulaire. Chaque stalle consiste en un siège canné, large, se relevant comme un strapontin, et sans aucun appui pour les bras. En raison de la disposition en éventail, le nombre des places n’est pas le même à chaque rangée ; la première n’en contient que trente-deux, et la trentième en a cinquante-deux ; les sièges sont placés d’une façon alternative d’une rangée à l’autre, ce qui fait qu’on est aussi peu gêné que possible par ses voisins, et que de partout on voit bien. Toutefois, il est certain que les meilleures places, tant pour la vue que pour l’acoustique, sont celles des 4me, 5me, 6me, 7me et 8me rangs, au centre.

Derrière cet amphithéâtre, et occupant conséquemment le fond de la salle, se trouve une série de neuf loges, confondues sous la dénomination générale de Loge des Princes ; ces places sont réservées aux souverains et aux invités personnels de Mme  Wagner. Je crois pourtant qu’on en peut obtenir quelquefois à prix d’argent, mais officiellement elles ne sont pas à la disposition du public, qui n’a rien à regretter, car on y est plutôt moins bien qu’ailleurs, trop loin.

Enfin, au-dessus de la Loge des princes il y a encore

une large galerie contenant deux cents places, affectées
Vue intérieure de la Salle du Théâtre des Fêtes.
aux entrées de faveur pour le personnel… On y entend

merveilleusement, mais on voit assez mal, et il y fait très chaud. Tout compris, la salle peut donc contenir 1, 500 spectateurs environ.

Il n’y a pas de contrôle ; l’entrée et la sortie se font au moyen de dix portes latérales, cinq à droite, cinq à gauche, donnant accès directement de l’extérieur dans la salle et commandant chacune un certain nombre de rangs.

L’éclairage consiste en une double rangée de lampes électriques à incandescence ; la rangée inférieure, placée à mi-hauteur des colonnes qui entourent la salle, est entièrement éteinte une minute avant le commencement de chaque acte ; l’autre, toute proche du plafond, est seulement mise en veilleuse ; l’obscurité est donc presque totale.

L’aération est parfaite ; il ne fait jamais trop chaud, et l’on ne sent pourtant aucun courant d’air.

L’orchestre, rendu invisible au moyen d’un double écran qui le recouvre en partie, est disposé sur des gradins continuant ceux des spectateurs et se prolongeant, en descendant, au-dessous de la scène comme dans une sorte de cave qui a reçu le nom « d’espace mystique » ou « abîme mystique ». Là, les instruments sont groupés par familles exactement comme dans les grands concerts symphoniques, sauf que c’est juste le contraire, que le chef d’orchestre et les violons sont en haut, et les instruments bruyants en bas, tout au fond ; sauf aussi que les premiers violons sont à droite, les seconds à gauche ; c’est tout simplement un orchestre ordinaire renversé.

L’espace réservé à la scène et aux loges d’artistes est un peu plus grand que la salle ; le rideau partage à peu près le bâtiment en deux parties égales, dans le sens de

[Dessin : Disposition de l’orchestre]
sa longueur. La scène a donc une profondeur très

suffisante, peut-être même superflue, car on ne l’emploie jamais complètement, et le fond sert de magasin d’accessoires. Les aménagements intérieurs du théâtre n’ont rien de particulier ; c’est ce qu’on voit partout, ou à peu près, dans tous les théâtres bien machinés ; la hauteur des combles et la profondeur des dessous permettent d’y enlever ou d’y plonger un décor entier, qu’on peut également faire disparaître par les côtés. Les loges d’artistes, assez spacieuses, sont d’une extrême simplicité.

[Plan : La salle, l’orchestre et la scène.]

Une petite pièce sert de foyer aux instrumentistes pour y accorder leurs instruments, ce qu’ils ne doivent pas faire dans l’orchestre, où le silence est imposé.

Il n’y a pas de foyer pour le public ; la campagne voisine en tient lieu lorsqu’il fait beau, ce qui est fréquent en juillet et août ; en cas de mauvais temps, on se réfugie dans l’un des cafés-restaurants qui ont été établis tout à proximité, dès 1876, et subsistent toujours. Pourtant, de plain-pied avec la Loge, des Princes, dans le petit avant-corps construit après coup en 1882, il existe trois beaux salons, dont l’un est meublé en buffet salle à manger, qui peuvent servir de foyer aux invités privilégiés ; ces pièces servent aussi aux répétitions partielles, mais le public n’y pénètre pas. Enfin, tout à fait dans le haut, à l’étage de la galerie, dans une longue pièce en forme de couloir, sont pieusement conservées, suspendues aux murs, les innombrables couronnes envoyées de toutes les parties du monde à l’occasion des funérailles de Wagner ; là aussi on voit, sous un verre protecteur, l’ardoise sur laquelle il avait l’habitude d’écrire les heures de rendez-vous pour les répétitions, qui porte encore son dernier ordre du jour. Dans des pièces voisines s’entassent les archives, déjà volumineuses.

Extérieurement, l’édifice n’a rien de remarquable. C’est une grande construction en briques rouges, avec poutres apparentes, et un soubassement en pierre de taille, d’un aspect peu artistique en lui-même ; ce qu’il y a de mieux, c’est l’avant-corps en forme de Loggia, ajouté après coup, avec balcon, contenant les salons de réception ; mais tout cela n’a aucune prétention architecturale ; c’est conçu uniquement en vue de la commodité, des aménagements

intérieurs, et ce but est bien atteint.
Coupe de la salle, de l’orchestre et de la scène.
  1. La ville n’a pas eu à se repentir de cette intelligente et artistique largesse : elle y trouve son compte dans le mouvement de voyageurs qu’amènent les Représentations des fêtes. C’est pour elle une véritable résurrection.
  2. Il entendait seulement les prêter. Mais ils furent totalement perdus, et lors de la reprise de la Tétralogie, en 1896. il a fallu en faire de nouveaux : de même pour les costumes et accessoires.