Le Voyage artistique à Bayreuth / IV- Analyse des Poèmes – (6/7) Tétralogie

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 180-235).


LA TÉTRALOGIE

DE

L’ANNEAU DU NIBELUNG

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La Tétralogie[1] ou plus exactement La Trilogie de l’Anneau du Nibelung (der Ring des Nibelungen), festival scénique en un prologue : L’Or du Rhin (das Rheingold), et trois journées : La Walkyrie (die Walküre), Siegfried (Siegfried) et Le Crépuscule des dieux (Gœtterdæmmerung) a été tirée par Wagner des Eddas Scandinaves et du vieux poème des Nibelungs, mais considérablement remaniés, modifiés, amplifiés par l’art merveilleux de son puissant génie.

Les quatre drames qui forment l’ensemble du Ring développent les péripéties produites par la malédiction que le Nibelung Alberich a attachée à l’Anneau dispensateur de la puissance, forgée par lui avec l’Or du Rhin dérobé aux Ondines, et qu’à son tour Wotan lui a ravi. À travers maintes vicissitudes, la bague maudite cause la perte de tous ceux qui la possèdent ; la série de catastrophes qu’elle suscite aboutit à la ruine finale de la race des dieux et ne prend fin que lorsque sa dernière victime, Brünnhilde, rendant aux flots purificateurs du Rhin le trésor qu’on lui avait dérobé, délivre enfin le monde du terrible anathème.

Ces personnages appartiennent à la mythologie Scandinave, mais sont souvent modifiés, parfois même dénaturés par le caprice de l’auteur.

LA TÉTRALOGIE DE L’ANNEAU DU NIBELUNG
 
PERSONNAGES
selon l’ordre de leur première entrée en scène

L’OR DU RHIN
 

LA WALKYRIE
 

SIEGFRIED
 

LE CRÉPUSCULE DES DIEUX
 
1er 
ACTE
2me 
ACTE
3me
ACTE
1er 
ACTE
2me 
ACTE
3me
ACTE
PROLOGUE 1er 
ACTE
2me 
ACTE
3me
ACTE
SCÈNES : 1 2 3 4 1 2 3 1 2 3 4 5 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 1 2 3 4 5 1 2 3
Première entrée en scène dans L’OR DU RHIN :
Les Filles du Rhin. Nymphes ou Nixes gardiennes de l’Or du Rhin :

                Woglinde (sopr.),
                Wellgunde (mezzo),
                Flosshilde (contr.).
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Alberich (baryt.). Gnome hideux, Roi des Alfes noirs ou Nibelungs, race de nains habitants des cavernes et habiles forgerons.
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Fricka (mezzo). Déesse du Mariage, Épouse de Wotan, sans enfants ; sœur de Freïa, Donner et Froh.
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Wotan [le Voyageur] (baryt.). Roi des Dieux ; père des 9 Walkyries, dont Erda est la mère. Père aussi de Siegmund et Sieglinde. Époux de Fricka.
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Freïa (sopr.) Déesse de l’Abondance et de l’Amour. Sœur de Fricka, de Donner et de Froh.
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Fasolt (baryt.). L’un des Géants chargés par Wotan de construire le palais des Dieux, le Walhalla.
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Fafner [le Dragon] (basse). Autre Géant, qui, dans Siegfried, se transforme en dragon.
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Froh (ténor). Dieu de la Joie. Frère de Donner, de Fricka et de Freïa.
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Donner (baryt.). Dieu du Tonnerre. Frère de Fricka, de Fieïa et de Froh.
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Loge (ténor). Dieu du Feu, des Flammes, et aussi de la Ruse et du Mensonge, astucieux et malfaisant.
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Mime (ténor). Nain ou Nibelung, forgeron, père adoptif, mais haineux, de Siegfried, qui le tue.
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Erda (contr.). Déesse de la Sagesse et de la Terre. Mère des Nornes, et des Walkyries, dont le père est Wotan.
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Première entrée en scène dans LA WALKYRIE :
Siegmund (ténor). Fils de Wotan (sous le nom de Wälse), frère et époux de Sieglinde, père de Siegfried.
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Sieglinde (sopr.). Fille de Wotan (sous le nom de Wälse), épouse de Hunding, puis de Siegmund, son frère. Mère de Siegfried.
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Hunding (basse). Premier époux de Sieglinde, qui le déteste, car elle lui a été vendue.
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Brünnhilde (sopr.). L’aînée des Walkyries, fille de Wotan et d’Erda, épouse de Siegfried, puis, par trahison, de Gunther.
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Les Walkyries. Vierges guerrières, filles de Wotan et d’Erda, sœurs de Brünnhilde :

                Helmwigue, Guerhilde (sopr.),
                Waltraute (mez.).
                Ortlinde, Siegrune, Rossweisse (mez.).
                Grimguerde, Schwartleite (contr.).
Première entrée en scène dans SIEGFRIED :
Siegfried (ténor). Fils de Siegmund et de Sieglinde, petit-fils de Wotan (Wälse), époux de Brünnhilde, puis, par trahison, de Gutrune (sœur de Gunther).
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L’Oiseau (sopr.). Personnage prophétique et mystérieux.
Entrée en scène dans LE CRÉPUSCULE DES DIEUX :
Les Nornes. Filles de la Terre, qui filent la destinée des Dieux comme celle des humains, et connaissent l’avenir :

                1re  Norne (contr.).
                2me  Norne (mez.).
                3me  Norne (sopr.).
Gunther (baryton). Fils de Gibich et de Grimhilde, frère de Gutrune ; demi-frère de Hagen ; époux, par trahison, de Brünnhilde.
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Hagen (baryton). Fils du nain Alberich et de Grimhilde (séduite par l’or du gnome) et demi-frère de Gunther et de Gutrune.
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Gutrune (sopr.) Fille de Gibich et Grimhilde ; sœur de Gunther, demi-sœur de Hagen ; épouse, par trahison, de Siegfried.
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Il faut les accepter ici, non tels que la tradition nous les rapporte, mais selon la conception propre au poème de Wagner, et avec le caractère qu’il attribue à chacun d’eux.

Ce n’est à vrai dire ni la mythologie du Nord, ni celle du Rhin. — C’est la mythologie wagnérienne, tout comme la religion du Graal, que nous avons entrevue dans « Lohengrin », et que nous retrouverons dans « Parsifal », n’est pas la religion chrétienne, mais un culte spécial sorti du cerveau de Wagner, avec l’aide de quelques légendes également poétisées et transformées.

L’OR DU RHIN


Scène i. — L’action du premier tableau de ce prologue se passe dans les profondeurs du Rhin, parmi les eaux verdâtres et limpides, les rochers et les cavernes.

Les trois Ondines, ou Nixes, filles du Rhin, folâtrent au milieu des flots tout en gardant le précieux trésor, l’Or pur, qui leur fut confié par le fleuve.

Alberich, le plus astucieux, le plus avide et le plus hideux des Nibelungs, sortes de gnomes ou nains repoussants, habitant, dans les entrailles de la terre, le noir royaume de Nibelheim, Alberich s’est glissé dans l’humide demeure, et, plein de désirs voluptueux, voudrait séduire les nymphes ; tour à tour elles l’attirent par de trompeuses promesses, puis se moquent de lui ; mais elles lui révèlent, par leurs bavardages, la magie du dépôt dont elles ont la garde : l’Or du Rhin, forgé en anneau par l’audacieux qui saura s’en rendre maître, donnera à son possesseur un pouvoir illimité sur tout l’univers, car il sera plus puissant que les dieux mêmes, mais à la dure et formelle condition de renoncer à tout jamais à l’amour.

Le gnome, rendu furieux par les refus narquois des Ondines, sent s’éveiller en lui, à leurs paroles imprudentes, une nouvelle convoitise, celle de l’Or et de la domination ; il escalade le rocher sur lequel brille le trésor et, malgré les lamentations des trois Nixes, s’en empare, après avoir formulé sa renonciation à l’amour : c’est lui qui forgera l’anneau enchanté et détiendra la puissance suprême. Il s’éloigne en laissant éclater un triomphant et sinistre ricanement.

Le fleuve, dès qu’il n’est plus éclairé par son joyau, s’emplit de ténèbres épaisses, dans lesquelles disparaissent les Ondines à la poursuite de l’Alfe[2] ravisseur. Des flots sombres montant de tous côtés envahissent la scène de haut en bas, puis finissent par se calmer et s’éclaircir ; ils font place peu à peu à un brouillard, qui se dissipe et découvre, éclairée par le jour naissant, une contrée rocheuse traversée au second plan par la vallée au fond de laquelle coule, invisible, le Rhin. Au loin se dresse, sur le sommet d’une montagne élevée, un Burg aux multiples coupoles étincelant aux rayons de l’aurore.

Scène ii. — Le dieu Wotan et son épouse Fricka, reposant sur un tertre, s’éveillent et contemplent l’édifice que viennent de construire, sur les ordres du dieu, les géants Fasolt et Fafner. La récompense promise pour ce travail par le Maître de l’univers, et à l’instigation du rusé dieu Loge, doit être Freïa, la déesse de la jeunesse, de l’amour et de la beauté, sœur de Fricka et des dieux Froh et Donner ; mais Fricka est effrayée à l’approche de l’imminente échéance, car les géants vont venir réclamer leur salaire ; elle reproche à Wotan l’engagement inconsidéré qu’il a pris, et la construction du palais qu’ellemême avait pourtant désiré, espérant y retenir son volage époux.

Wotan lui promet de ne point abandonner Freïa, qui arrive éplorée et poursuivie par Fafner et Fasolt. Elle appelle à son aide les dieux ses frères ; un débat s’élève entre eux et les géants, et menace de s’envenimer, lorsque apparaît Loge, qui avait été parcourir le monde, à la recherche d’une compensation à offrir aux constructeurs en échange de la radieuse divinité. Mais Loge n’a rien trouvé que l’on puisse préférer à la femme et à la jeunesse. Un seul être, le nain Alberich, a renoncé à ces biens précieux pour l’Or qui donne la puissance, et il a maudit l’amour. Loge raconte le rapt du trésor par le gnome et les lamentations des filles du fleuve, qui implorent l’assistance du maître des dieux. Les géants, ayant entendu ce récit, sont frappés de convoitise ; ils se concertent à l’écart et proposent d’échanger Freïa contre l’Or du Rhin. Ils mettent Wotan en demeure de se le procurer pour le leur donner, et emmènent la déesse en otage, se réservant de la garder si le trésor ne leur est pas promptement livré. À peine ont-ils entraîné Freïa, les dieux commencent à dépérir, car elle seule savait cultiver les Pommes d’Or qui leur donnaient la jeunesse éternelle[3] Wotan prend alors la résolution de descendre au sombre royaume des Alfes et d’y conquérir l’anneau, non pour le rendre aux Nixes, mais pour en faire la rançon de la déesse. Accompagné de Loge, il s’enfonce au milieu des rochers dans les entrailles de la terre à la recherche du Nibelheim.

Scène iii. — Une épaisse vapeur jaillit de la crevasse par laquelle ils sont passés (la faille du soufre) et enveloppe le paysage de nuages opaques qui assombrissent toute la scène et la plongent dans une totale obscurité. Quand les ténèbres se dissipent, on se trouve dans un vaste souterrain hérissé de rochers ; à droite, au fond, un passage descendant de la surface de la terre ; à gauche, dans une caverne, une forge avec des lueurs incandescentes et des tourbillons de fumée rougeâtre.

C’est le royaume des Alfes noirs, où Alberich, grâce à l’anneau magique qu’il a forgé avec l’Or du Rhin, commande aux autres Nibelungs et leur fait fouiller les profondeurs du sol pour en extraire les richesses accumulées ; il s’est fait fondre par l’un d’eux. Mime, habile forgeron, les mailles d’un heaume enchanté, le « Tarnhelm », qui le rendra invisible. Mime aurait bien voulu, par malice, conserver son ouvrage ; mais Alberich, grâce au talisman, se dérobe à la vue de son esclave et le roue de coups. Les plaintes du misérable sont entendues de Wotan et de Loge qui descendent par l’orifice de la caverne. Ils lui font raconter ses infortunes, le travail auquel il est contraint, et lui promettent ironiquement assistance. À ce moment on voit défiler en longues théories dans le fond de la grotte le peuple des Nibelungs, ployant sous le poids des trésors réunis par les ordres d’Alberich ; celui-ci injurie ses frères et les pousse devant lui à coups de fouet ; mais quand il aperçoit les deux nouveaux venus, c’est vers eux qu’il tourne ses invectives, les prévenant, lorsqu’il les a reconnus, des projets de vengeance qu’il a formés contre leur race, maintenant qu’il a la toute-puissance. Wotan, outré, lève sa lance sur l’audacieux ; mais Loge, plus retors et plus politique, arrête ce mouvement de colère du dieu, et, s’adressant au nain, le félicite sur son pouvoir si grand, dont il doute cependant… Piqué au jeu dans son amour-propre, et voulant lui montrer ce dont il est capable, Alberich, à l’aide du casque magique, se transforme d’abord en dragoa terrifiant, puis en crapaud immonde ; Wotan et Loge peuvent alors s’en emparer facilement en mettant le pied dessus ; ils l’ont à leur merci, le garrottent et remontent avec leur prisonnier, écumant de rage, à la surface de la terre.

Scène iv. — La caverne s’emplit de vapeurs comme précédemment ; et lorsqu’elles s’éclaircissent, le décor est le même qu’à la deuxième scène, mais l’arrière-plan reste enveloppé de brumes. Wotan et Loge, sortant du gouffre, traînent derrière eux le nain fou de colère. À leur tour de le railler. Ils l’obligent d’abord à leur livrer le trésor qu’il a amassé et que, sur ses paroles magiques, les Nibelungs apportent de leur retraite profonde ; puis ils exigent, malgré ses récriminations, le heaume enchanté forgé par Mime, et enfin le forcent, malgré sa résistance folle et les injures qu’il bave dans sa méchanceté exaspérée, à leur livrer l’anneau qu’il voulait garder comme suprême ressource. Alberich, au comble de la fureur, se voit arracher le talisman par Wotan ; mais, dans une farouche et sinistre imprécation, il voue aussitôt à une terrible malédiction celui qui s’emparera de son bien : « Que désormais son charme engendre la mort pour quiconque le portera ; … que celui qui le possédera soit rongé d’angoisse, et celui qui ne le possédera pas dévoré d’envie ; … que nul n’en tire profit, mais soit voué à l’égorgeur ;… que la peur enchaîne le lâche ; … que le maître de l’anneau soit l’esclave de l’anneau,… et cela jusqu’à ce que le Nibelung rentre en possession du bien qui lui est ravi ! »

Il s’abîme dans les profondeurs de la crevasse après avoir proféré ces terrifiantes paroles. Wotan, qui ne tient pas compte de leur menaçante portée, met paisiblement la bague à son doigt et se perd dans sa contemplation.

Les géants paraissent alors vers la droite, venant chercher le trésor qu’on doit leur livrer en échange de Freïa. À l’approche de la déesse, les autres divinités sentent leur vigueur et leur jeunesse les animer de nouveau et lui font fête ; mais Fasoll met un terme à leurs épanchements en réclamant la rançon promise. Il plante en terre son pieu et celui de Fafner et prétend que l’on amoncelle entre eux assez de richesses pour lui masquer, comme le ferait un rideau, la vue de l’enchanteresse qu’il aime et dont il regrette de se séparer. Lui et son compagnon entassent les joyaux précieux, y compris le heaume magique, mais par un interstice on voit encore briller le doux regard de Freïa ; pourtant les trésors sont tous réunis là ; il ne reste plus que l’anneau dont on puisse disposer pour combler le vide ; les géants l’exigent énergiquement. Wotan refuse, un débat s’élève, ils vont remmener pour toujours la déesse, lorsque la lumière s’obscurcit, et la divinité, l’âme antique de la terre, Erda, la mère des trois Nornes qui filent le câble du destin, Erda, celle qui sait toutes choses et rêve l’avenir, apparaît dans les profondeurs d’une grotte parmi les rochers et baignée d’une lueur pâle et voilée. Déjà elle prévoit le crépuscule des dieux et conjure Wotan de céder l’anneau merveilleux, mais maudit. Wotan, étonné de ses paroles, l’interroge : il veut savoir et se précipite vers l’antre mystérieux pour la contraindre à s’expliquer ; mais la prophétesse a déjà disparu ; le dieu s’abîme alors dans une profonde méditation, puis enfin, résolument, se décide à jeter l’anneau sur le trésor. Les géants se le disputent aussitôt, éprouvant ainsi, eux les premiers, l’effet de la malédiction que le Nibelung y a attachée : ils en viennent aux mains, et Fafner, frappant brutalement Fasolt, l’étend mort à ses pieds d’un coup de massue. Il reste donc seul possesseur de la bague maudite et des richesses ; il les entasse tranquillement dans un grand sac qu’il a apporté, et disparaît, le traînant après lui, sans même jeter un coup d’œil sur le cadavre de son frère. Les dieux épouvantés restent muets d’horreur ; le ciel s’assombrit, un nuage lugubre se forme.

Donner, le dieu des tempêtes, pour rasséréner l’atmosphère, appelle à lui tous les nuages et disparaît dans une nuée ; le tonnerre gronde, la foudre éclate, puis les brouillards se dissipent et laissent voir un merveilleux arc-en-ciel édifié par Froh au plus fort de la tempête et qui servira de pont pour arriver au Burg inaccessible. Wotan, après avoir ramassé une épée oubliée par Fafner, et provenant de son butin, invite les dieux à pénétrer avec lui dans le Walhalla qu’il a payé d’un salaire maudit ; mais il prévoit la lutte qu’il va avoir à soutenir avec les puissances de l’ombre et songe dès à présent à créer, pour la leur opposer, une race de vaillants héros. Le rusé Loge, qui de son côté est pénétré des mêmes pressentiments que Wotan, pense à séparer sa cause de celle des autres dieux et à édifier sa propre fortune sur leur ruine.

On entend dans les profondeurs de la vallée les filles du Rhin qui pleurent leur trésor perdu ; les dieux, sans pitié pour leurs lamentations, s’égaient des railleries de Loge à l’égard des Ondines et s’engagent sur la route lumineuse qui leur est ouverte.

Le rideau se referme lentement.

LA WALKYRIE

1er  Acte.

Scène i. — L’action va se dérouler dans une vaste cabane rustique construite autour d’un énorme frêne qui couvre le sol de ses racines et dont la puissante ramure traverse la toiture. Dans le tronc de l’arbre on aperçoit la garde d’une épée dont la lame tout entière est enfoncée et dont la poignée se voit confusément dans l’ombre. À droite, au premier plan, un brasier devant lequel est un amoncellement de peaux de bêtes formant une sorte de lit de repos. Au pied de l’arbre qui occupe tout le milieu, une table rustique et des escabeaux. Derrière le brasier, des degrés conduisant à un garde-manger. À gauche, un escalier menant à une chambre.

L’orage gronde avec force au dehors, la chaumière est déserte.

La porte du fond s’ouvre brusquement et livre passage à un guerrier sans armes, les vêtements en désordre, l’air harassé de fatigue ; tout en lui dénote un fugitif. Après avoir fouillé du regard la pièce inhabitée, il se laisse glisser sur les fourrures devant le foyer, et, cédant à la lassitude, ne tarde pas à s’endormir.

L’habitante de la rustique demeure, Sieglinde, survient, et apercevant, étonnée, cet inconnu, elle l’éveille et s’enquiert avec sollicitude de son état ; elle lui donne à boire et apprend de lui que, traqué par ses ennemis, trahi par ses armes qui se sont brisées entre ses mains, il a dû chercher son salut dans la retraite. Avec de longs regards d’amour, il accepte l’hydromel que lui verse Sieglinde et dont, selon l’usage, il lui demande de goûter avant lui, mais veut fuir sans retard son hospitalité, car il apporte le malheur partout où il repose. — Hélas ! lui répond-elle, la tristesse depuis longtemps habite cette maison, ce n’est pas lui qui l’y attirera ; et elle l’engage à attendre le retour de son époux, Hunding, qui va rentrer de la chasse.

Scène ii. — Ils se considèrent mutuellement avec une attention soutenue et un intérêt toujours croissant, quand le maître du logis se fait entendre au dehors ; il paraît sur le seuil de la chaumière ; surpris de la présence de l’étranger, il interroge Sieglinde du regard. Renseigné par elle, il demande à son hôte de lui dire son odyssée et le fait asseoir avec eux à sa table. Une chose le frappe pendant le récit de l’inconnu : c’est la ressemblance qui existe entre sa femme et le nouveau venu.

Celui-ci leur raconte alors sa vie, qui semble vouée au malheur. Son enfance s’était écoulée heureuse entre son père, qui avait nom Wälse (le loup), sa mère et une sœur jumelle. Mais un jour, au retour de la chasse, son père et lui trouvèrent leur habitation réduite en cendres et la mère assassinée ; quant à sa jeune sœur, nul ne put jamais en retrouver la trace. Les auteurs de ce forfait étaient les Neidings, fils de la haine et de l’envie. À partir de ce moment, son père et lui errèrent dans la forêt jusqu’au jour où le vieillard, traqué lui-même par leurs ennemis, disparut à son tour.

Lui, poursuivi sans cesse par la destinée, ce qui l’a fait surnommer Wehwalt (qui cause le malheur), repoussé de tous, sans armes, vient enfin d’éprouver un dernier échec en voulant affranchir une jeune femme sans défense que les siens allaient livrer à un fiancé détesté ; il a vu sa protégée mourir sous ses yeux, tandis que lui, accablé par le nombre, a dû renoncer à la lutte.

Dès les premières paroles de ce récit, que Sieglinde a écouté avec une émotion profonde, Hunding reconnaît dans le fugitif un adversaire de sa race que les siens venaient justement de l’appeler à combattre ; il lui accordera néanmoins l’hospitalité pour la nuit, mais le provoquera dès l’aube prochaine pour une lutte sans merci. Il se retire menaçant et ordonne à son épouse de le suivre, après lui avoir préparé sa boisson du soir. Sieglinde, absorbée dans ses pensées, va chercher dans une armoire des épices quelle mêle au breuvage de son maître, puis, en s’éloignant, elle jette un long et tendre regard à l’étranger et semble lui indiquer le tronc du frêne où se trouve fichée l’épée. Hunding, surprenant ce regard, lui enjoint de rentrer dans son appartement, où on l’entend s’enfermer avec elle.

Scène iii. — La scène n’est plus éclairée que par le feu mourant dans l’âtre, qui, en s’écroulant, projette sa lumière sur la poignée de l’arme et la fait scintiller dans l’ombre. Le guerrier, sans l’apercevoir, se demande avec inquiétude s’il trouvera jamais le glaive promis jadis par son père pour le défendre dans la détresse suprême : puis ses pensées prennent un autre cours : il se souvient avec ravissement de la beauté de Sieglinde et du sentiment profond qu’elle a fait naître en son cœur : le rayon qui éclaire cet arbre, est-ce le regard de la bien-aimée qui l’a allumé ?… Mais le feu séteint, la nuit devient presque totale, et Sieglinde, vêtue de blanc, sortant avec précaution de sa chambre, s’avance doucement vers son hôte.

Elle a versé à son époux un breuvage assoupissant, afin de pouvoir s’entretenir avec celui dont la vue ravit son âme. Elle lui révèle que le jour de ses tristes noces avec Hunding, à qui des brigands l’avaient vendue, un vieillard drapé dans un ample manteau et coiffe d’un large chapeau cachant un de ses yeux, est entré dans cette chaumière, causant l’effroi à tous, sauf à elle, qui sentait en ce vieillard un protecteur et a reconnu en lui les traits d’un père chéri. Enfonçant jusqu’à la garde une épée dans le tronc du frêne, il a promis que cet acier appartiendrait au héros qui pourrait l’arracher de sa gaine vivante. Aucun n’a pu jusqu’ici triompher, malgré des efforts renouvelés ; mais Sieglinde pressent que le vainqueur sera l’ami que le sort lui envoie, celui qui saura guérir les blessures de son cœur et auquel, dans un élan passionné, elle promet le don de sa personne. Le fils de Wälse l’étreint ardemment ; ils se regardent avec ivresse, lorsque la porte de la chaumière s’ouvre spontanément, mue par une main invisible, et laisse voir la forêt baignée dans la douce atmosphère d’une nuit radieuse et inondée par la blanche clarté de la lune, projetant ses rayons lumineux sur les deux amants, qui peuvent ainsi se contempler ravis. « Qui donc est sorti ? » murmure Sieglinde effrayée. Personne n’est sorti, mais quelqu’un est entré : c’est le doux Printemps, c’est le Renouveau qui vient leur chanter son épithalame et célébrer l’amour qui fleurit au fond de leurs cœurs.

En considérant de nouveau son bien-aimé, Sieglinde croit l’avoir déjà vu autrefois ; leurs souvenirs se réveillent en même temps. Ce regard si brillant qu’ils possèdent tous les deux, c’est le signe distinctif de l’héroïque race des Wälsungs ; ils sont enfants du même père, et le nom de Siegmund doit être celui du héros à qui Wälse destina la vaillante épée. À lui aussi est réservé de délivrer Sieglinde du joug odieux qui la tient enchaînée. Siegmund, plein d’enthousiasme, s’élance vers le frêne, et, saisissant la poignée du glaive, l’arrache avec une force irrésistible, en la nommant à son tour Nothung, l’arme promise à sa détresse. Sieglinde, enivrée de joie et d’amour, se précipite dans les bras de son fiancé.

Le rideau se referme rapidement.

2me  Acte.

Scène i. — La scène représente une contrée montagneuse, sauvage et aride ; à droite, un chemin taillé dans le roc monte à une sorte de plate-forme pierreuse. Sous cette plate-forme se trouve une grotte. Au milieu du théâtre s’ouvre un passage étroit avec un chaos de rochers à l’arrière-plan ; puis, vers la gauche, encore un amoncellement de blocs dans lequel sélève une route qui fait un coude et va aboutir aux rochers du fond.

Wotan remet entre les mains de sa fille préférée, la vierge guerrière Brünnhilde, le sort de Siegmund, qu’il veut voir sortir vainqueur de la lutte avec Hunding. La Walkyrie se retire, heureuse de la mission qui lui est confiée, en poussant son cri de guerre et annonçant à son père la venue de la déesse Fricka, qui s’avance dans un char conduit par deux béliers et vient combattre la résolution de son époux.

L’amour coupable de Siegmund et de Sieglinde l’offense, elle, la gardienne des liens sacrés du mariage et de la famille, et elle réclame la victoire pour Hunding, le mari outragé, qui lui a confié sa défense. En vain le dieu soutient-il la cause de ceux qui s’aiment et qu’il trouve libres de suivre l’entraînement de leur amour ; en vain expose-t-il à la déesse les motifs impérieux qu’il a de conserver Siegmund pour accomplir l’acte qui devra sauver les dieux du péril extrême : la déesse, déjà maintes fois blessée par les infidélités de son volage époux, a bien voulu consentir à supporter la présence des Walkyries, ses filles illégitimes, qui du moins, elles, sont respectueuses de son autorité ; mais que le dieu vienne à présent protéger le couple criminel, vivant témoignage de ses amours avec une mortelle, alors que, sous le nom de Wälse, il errait dans les forêts, cela, elle ne le tolérera pas.

Wotan, au fond de sa conscience, est forcé de reconnaître la légitimité des revendications de sa compagne. Ne représente-t-elle pas l’ordre établi, la sagesse des choses, et n’a-t-il pas jadis payé sa précieuse conquête, lorsqu’il a voulu boire à la source de Sapience, de l’abandon d’un de ses yeux ?

Après une lutte violente avec lui-même, il a fait le serment que réclame Fricka, et, resté seul en proie à une sombre douleur, tandis que la déesse s’éloigne, forte de la promesse obtenue, il voit revenir Brünnhilde à laquelle il va dicter de nouvelles instructions.

Scène ii. — La Walkyrie, saisie d’inquiétude en présence de l’allure triomphante de Fricka, s’approche vivement de son père, qu’elle trouve accablé par l’assaut qu’il vient de subir et le serment qu’il a été contraint de faire. Navrée de l’abattement de ce père chéri, elle jette au loin ses armes, son bouclier, et se laisse tomber devant lui dans un mouvement plein de confiance et d’affection ; elle le conjure de décharger son cœur. Il se confie alors à sa fille préférée, celle qui est la vaillante expression de sa volonté et de sa pensée la plus intime. Devant elle il revoit, descendant au plus profond de son âme, les fautes qui l’ont amené à ce résultat : l’ambition qui s’est emparée de son cœur lorsque l’ardeur de l’amour légitime s’est éteinte en lui ; les traités qu’il a contractés, avide de domination et sur les conseils du rusé Loge, pour asservir les autres dieux ; le rapt de l’anneau, qui lui a valu la haine implacable du Nibelung Alberich. Cet anneau, il eût fallu le rendre aux abîmes du Rhin pour faire cesser tous les dangers qu’il suscite, mais Wotan en a fait le payement du Burg que lui ont construit les géants, le Walhalla, et il est maintenant la propriété de Fafner, qui le garde avec un soin jaloux au fond de sa caverne.

Dans sa détresse, le dieu a voulu consulter Erda, qui déjà une fois lui avait donné de salutaires avis ; il l’a contrainte à lui dire toute sa pensée ; puis, la séduisant à l’aide d’un philtre d’amour, il l’a rendue mère de neuf vierges guerrières, Brünnhilde et ses sœurs, dont il voulait faire l’instrument de son salut : les Walkyries ont reçu de lui la mission d’amener au Walhalla tous les héros morts sur les champs de bataille, et de peupler ainsi le royaume de Wotan de défenseurs intrépides pour le jour où l’armée d’Alberich s’avancerait menaçante. Mais toutes ces précautions seraient vaines si le gnome pouvait de nouveau s’emparer de l’anneau maudit ; il faut l’en empêcher à tout prix, et pourtant Wotan ne peut dérober à Fafner ce qu’il lui a donné jadis. Un seul pourrait accomplir ce prodige : ce serait un héros libre, indépendant, et qui agirait inconsciemment, sans en avoir reçu la mission. Le dieu avait choisi Siegmund son fils pour être ce héros ; dès longtemps il l’a préparé à cet acte de rédemption : il a erré avec lui dans les forêts, le stimulant à la témérité ; il l’a armé d’une épée invincible ; mais à quoi serviront maintenant tous ces soins, puisque Fricka a contraint son époux à céder à ses vœux ?

La fureur et le désespoir de Wotan éclatent à la pensée d’abandonner celui qu’il aime et qu’il aurait voulu protéger, et, dans sa désolation, il maudit sa souveraineté et souhaite la fin des dieux. Cette fin, il la prévoit ; Erda la lui a annoncée pour le jour où naîtrait un fils à Alberich : or ce fils est enfanté, il va voir le jour ; et Wotan, dans l’excès de sa colère, lui lègue les tourments et les splendeurs funestes de la divinité.

En vain Brünnhilde plaide-t-elle la cause de Siegmund, qu’elle sait aimé de son père ; elle voudrait agir selon le secret désir du dieu, en dépit du serment qu’il a fait ; mais Wotan est inébranlable ; il lui enjoint avec amertume d’obéir à Fricka ; et, menaçant la Walkyrie de son châtiment si elle tentait de transgresser ses ordres, il s’éloigne dans la montagne

Brünnhilde, effrayée, affligée, ramasse tristement ses armes et se dirige vers la grotte où est son coursier Grane, en jetant un regard sur Siegmund et Sieglinde qui montent le ravin.

Scène iii. — Sieglinde, sourde aux paroles d’amour que lui murmure Siegmund, le conjure de fuir à présent ; elle ne veut plus se donner à celui qu’elle aime après avoir appartenu de force à un maître détesté.

Les accents lointains du cor et de la meute de Hunding la font tressaillir ; son ami ne pourra lutter contre tant d’adversaires, et son épée sera impuissante à le défendre. Folle de douleur et d’angoisse, entendant l’ennemi se rapprocher, elle croit voir, en son hallucination, son amant devenir la proie des dogues furieux, et, poussant un cri déchirant, elle s’évanouit. Siegmund l’étend avec précaution sur le sol et, mettant un baiser sur son front, il s’assied sur un tertre et place sur ses genoux la tête de sa bien-aimée.

Scène iv. — Pendant ce temps Brünnhilde s’avance, conduisant avec gravité son noble coursier. Elle se montre au guerrier et lui annonce qu’il est désigné pour périr dans le combat qui s’apprête ; elle n’apparaît qu’aux héros voués à la mort glorieuse : il doit se préparer à la suivre au Walhalla. Siegmund, méprisant le trépas, lui demande si, dans la demeure des dieux, il retrouvera sa Sieglinde adorée. — Non, lui répond Brünnhilde, ce sont les Walkyries qui lui verseront l’hydromel ; Sieglinde doit rester encore sur cette terre. — Le guerrier refuse alors les joies du séjour enchanté, s’il ne doit pas les partager avec sa compagne chérie ; il luttera sans crainte contre Hunding, grâce à l’arme invincible dont son père lui a annoncé le succès ; mais si celui-ci lui retire maintenant sa protection, s’il faut périr, qu’Hella[4] le prenne : il ne veut pas partager le sort des immortels, et, avant de mourir, il tuera sa fiancée, afin que nul être ne la touche vivante. — Il tire son épée et va transpercer Sieglinde toujours évanouie ; en vain Brünnhilde lui révèle-t-elle qu’en frappant sa compagne, c’est deux vies qu’il va trancher, car Sieglinde porte en elle un gage de son amour ; il veut quand même lui donner le coup fatal, lorsque la Walkyrie, touchée de compassion devant tant de fidélité, arrête son bras et, lui promettant son appui et son assistance pour l’heure du combat, lui donne rendez-vous sur le champ de bataille et s’éloigne avec Grane. Siegmund, transfiguré par le bonheur, la suit des yeux.

Scène v. — Il dépose doucement Sieglinde endormie sur un siège de pierre et s’élance dans la direction de l’ennemi, au milieu des lourdes nuées d’orage qui se forment et assombrissent tout le fond de la scène. Les fanfares guerrières de l’adversaire se rapprochent de plus en plus.

Sieglinde, dans son rêve, évoque ses souvenirs d’enfance : elle revoit l’incendie néfaste qui a consumé sa maison et dispersé les siens, puis elle est brusquement réveillée par l’éclat du tonnerre qui gronde de toutes parts ; on entend, venant des rochers de l’arrière-plan entourés de brouillards, les voix des deux combattants, Siegmund et Hunding, qui se provoquent mutuellement. Sieglinde veut s’élancer pour les séparer, elle est aveuglée par les éclairs et chancelle. On aperçoit alors Brünnhilde dans la nue au-dessus de Siegmund, qu’elle protège et encourage de la voix ; il va donner à Hunding le coup mortel, lorsque Wotan, apparaissant à son tour dans un sillage de feu, étend son épieu entre les deux ennemis ; à ce contact, la lame de Siegmund se brise, et Hunding peut lui enfoncer son arme dans le cœur. Les ténèbres envahissent la scène ; on distingue à peine Brünnhilde enlevant Sieglinde inanimée et la plaçant sur son coursier pour disparaître avec elle. À ce moment le nuage s’entr’ouvre et laisse voir Hunding retirant son épée du corps de Siegmund. Wotan contemple avec désespoir le cadavre de son fils et lance à Hunding un si terrible regard que celui-ci tombe foudroyé à ses pieds ; puis le dieu laisse éclater son courroux furieux contre la fille rebelle qui a osé lui désobéir, et s’élance à sa poursuite pour la châtier terriblement. Il disparaît parmi les éclairs et la tourmente.

Le rideau se referme rapidement.

3me  Acte.

Scène i. — La scène représente un plateau rocheux au sommet d’une montagne. Quelques sapins le parsèment d’une maigre verdure ; dans le lointain, séparés des premiers plans par de larges vallées, d’autres sommets qui, pendant les premières scènes, sont cachés par des brouillards balayés par le vent et montant sans cesse des profondeurs. À droite, une éminence rocheuse dans laquelle se taille une sorte d’escalier ; au milieu du théâtre, au second plan, un bloc aride formant un poste d’observation au-dessus de la vallée. À gauche, plusieurs sentiers donnant accès au plateau ; derrière, un sapin plus vaste que les autres étend ses larges ramures au-dessus de ses racines puissantes.

Quatre des Walkyries, Gerhilde, Ortlinde, Waltraute, Schwertleite, armées de pied en cap, sont étagées en observation jusqu’au sommet du rocher de droite ; elles font entendre leur cri de guerre pour appeler leurs sœurs, qui, à l’exception de Brünnhilde, arrivent tour à tour, chevauchant dans les airs sur des nuées rapides et ayant, attachés à leurs selles, des cadavres de guerriers morts en héros et destinés au Walhalla. Les nouvelles venues, Helmwige, Siegrune, Grimgerde, et Rossweisse, font paître leurs chevaux, encore animés de l’ardeur de la lutte, et attendent la retardataire Brünnhilde, qui paraît bientôt, hors d’haleine, montée sur son beau coursier Grane et portant en croupe une femme vivante… Sieglinde.

Interrogée par ses sœurs, elle leur apprend qu’elle fuit la fureur de Wotan, auquel elle a osé désobéir et qui, courroucé, la poursuit ; elle les conjure de l’aider à sauver sa protégée ; mais les Walkyries ne veulent pas attirer sur elles la colère du dieu et refusent. Sieglinde, désespérée de survivre à celui qu’elle aimait, reproche à Brünnhilde de l’avoir dérobée à la mort et l’adjure de lui plonger son épée dans le cœur ; mais Brünnhilde lui révèle qu’elle porte un Wälsung en son sein, quelle doit vivre pour conserver les jours de ce fils qui naîtra bientôt, et qui sera un héros vaillant. Sieglinde, effrayée d’abord, puis saisie d’une joie immense, veut maintenant vivre à tout prix ; sur le conseil des Walkyries, et pour sauver son enfant, elle se réfugiera seule dans la forêt qui s’étend vers l’est et qui est habitée par Fafner, gardien jaloux du trésor funeste. Jamais Wotan ne porte par là ses pas ; elle sera donc en sûreté dans cette retraite.

Mais il faut se hâter, car l’orage précurseur de la venue de Wotan se rapproche de plus en plus ; des éclairs sillonnent la nue, et Waltraute signale bientôt l’arrivée du père des dieux.

Brünnhilde hâte la fuite de l’infortunée et, l’exhortant à supporter vaillamment la rude vie qu’elle va mener solitaire, elle lui promet que l’enfant qu’elle porte dans ses flancs sera un héros sublime entre tous. Son nom sera Siegfried, et sa mère l’armera, quand il en sera temps, de l’épée de son père, qui n’est autre que l’Épée des Dieux, brisée par Wotan lui-même dans le combat funeste, et dont la Walkyrie a soigneusement recueilli les tronçons, qu’elle confie à Sieglinde. La fugitive bénit Brünnhiide pour sa tendre sollicitude et s’élance dans la forêt vers la retraite désignée.

Pendant cette dernière scène, l’orage a redoublé d’intensité.

Scène ii. — Entre les roulements du tonnerre on entend gronder la voix de Wotan ; Brünnhilde ne peut plus fuir ; pâle, éperdue, elle se cache au milieu de ses sœurs ; elles essayent en vain de la dérober au regard de leur père, qui, en proie à une colère terrible, réclame la coupable. La vierge se détache alors du groupe des Walkyries, et, dans une attitude respectueuse, mais ferme et héroïque, vient se soumettre aux volontés de son juge. Il éclate alors en reproches contre cette fille autrefois aimée entre toutes, qu’il se plaisait à charger des plus glorieuses missions, qui était l’enfant de son vœu et qui maintenant, rebelle, a osé le braver. C’en est fait d’elle : il l’exile du Walhalla, la renie et la prive à jamais de son essence divine. Il la laissera, sans défense, endormie sur le bord du chemin, et le premier passant qui l’éveillera pourra en faire son esclave ; elle filera le lin, soumise à un mortel, et sera la risée de tous.

Les autres Walkyries poussent des cris de désespoir et essayent en vain de fléchir leur père, qui les menace du même sort si elles tentent de défendre la révoltée. Elles s’enfuient en donnant les signes d’une douleur farouche, et on les aperçoit bientôt dans le lointain, chevauchant parmi les nuages.

La tempête, qui n’a cessé de gronder, se calme peu à peu ; les brouillards se dissipent, une nuit sereine fait place à la tourmente et enveloppe la nature.

Scène iii. — Brünnhilde, qui était restée abîmée aux pieds du dieu, lève la tête et cherche à rencontrer le regard de son père pour implorer son pardon. Elle l’adjure d’examiner sa faute avec plus de douceur : son crime était-il tellement infâme qu’elle ait mérité une peine si cruelle et si dégradante ? D’abord il lui avait commandé de soutenir et de faire triompher le Wälsung ; ce n’est que sous la pression d’une promesse arrachée par contrainte qu’il a détourné sa protection de son fils ; mais elle, Brünnhilde, l’enfant de son cœur, a cru agir selon sa pensée intime et son secret désir, en favorisant quand même Siegmund. — Non, lui dit Wotan, elle ne devait pas s’arroger le droit de faire ce qu’il eût si volontiers accompli en personne, sans le fatal serment arraché par Fricka, elle ne devait pas, à l’heure même où son père, torturé par le destin, rêvait, dans son désespoir, de s’anéantir à tout jamais, se laisser aller au doux bonheur d’écouter sa tendre compassion ; le dieu persiste dans son arrêt rigoureux : il la bannit pour toujours de sa présence, et, puisqu’elle s’est laissé dominer de son plein gré par l’amour, c’est l’amour qui désormais fera d’elle son esclave.

La Walkyrie infortunée adjure son père de se souvenir, s’il la bannit de son existence, qu’elle a fait partie autrefois de son être divin, et que ce serait se déshonorer lui-même que de la livrer au premier venu, un lâche peut-être... Un nouveau héros va naître de la race des Wälsungs, valeureux et brave ; que ce soit lui son sauveur et son maître !… Sur le nouveau refus du dieu, elle le supplie au moins de permettre qu’un obstacle terrible se dresse autour d’elle pendant le fatal sommeil, afin que seul un mortel inaccessible à la crainte puisse, en triomphant du danger, s’assurer sa conquête. Le dieu, enfin touché par la vaillance de son enfant infortunée, sent son cœur paternel se fondre devant tant de fierté dans la détresse ; il consent à exaucer son dernier vœu : autour d’elle il élèvera un foyer ardent, dont le feu dévorant chassera les timides, et que seul sera capable de franchir le héros désiré ; puis, la relevant, il la tient longuement embrassée sur son sein en lui faisant de tendres adieux. — Que ces lèvres, qui chantaient si joyeusement la gloire des héros, se taisent ; que ces yeux lumineux qu’il a si souvent baisés avec bonheur et dont la vue l’a maintes fois réconforté aux heures de tristesse, se ferment à jamais pour l’éternel infortuné, et ne se rouvrent que pour le mortel heureux qui saura la conquérir. — Dans un suprême baiser, il lui enlève sa divinité et lui clôt les paupières. Brünnhilde, vaincue par le sommeil, s’endort peu à peu ; il la conduit alors sur un tertre de mousse ombragé par un sapin aux lourdes branches, à l’abri duquel il l’étend inanimée. Il la contemple, ému, puis ferme son casque, étend à côté d’elle sa lance en signe de commandement, et la couvre de son long bouclier d’acier de Walkyrie.

Puis, frappant trois fois le roc de son épieu, il évoque Loge, le dieu du feu. Une flamme s’allume, grandit et enveloppe bientôt le rocher d’une redoutable et grandiose ceinture de feu, formant un rempart inaccessible autour de la vierge endormie.

Ici le rideau se referme très lentement.

SIEGFRIED

1er  Acte.

Scène i. — Le décor représente une vaste caverne au milieu de la forêt, et dans laquelle Mime a établi son gîte et sa forge. Au fond et à droite, de larges ouvertures naturelles par lesquelles on aperçoit la verdure des bois ensoleillés. À droite, au premier plan, un lit recouvert de peaux de bêtes ; au second plan, à gauche, le fourneau et le soufflet de la forge dont la fumée s’échappe par une vaste cheminée, naturelle aussi. Au premier plan, une armoire dans laquelle le gnome renferme ses aliments. Escabeaux épars.

Mime forge, en maugréant, une nouvelle épée pour Siegfried, qui prend un malin plaisir à briser sans cesse les lames que le nain lui présente.

Ah ! que ne peut-il venir à bout de ressouder les tronçons de Nothung, l’arme de Siegmund ! Entre les mains de l’adolescent, elle triompherait aisément de Fafner, qui, changé en dragon, est toujours détenteur de l’anneau magique. Siegfried pourrait s’emparer du talisman, que lui, Mime, saurait bien à son tour lui soustraire ; mais, vains efforts ! Les débris de l’épée mystérieuse ne veulent pas se réunir entre ses mains ! Plein de dépit, il continue à frapper sur l’enclume tout en devisant avec lui-même.

Siegfried, vêtu en habitant des forêts, un cor d’argent en sautoir, paraît, joyeux, menant en laisse un ours qu’il a capturé dans les bois et qu’il excite contre Mime effrayé. Il raille celui-ci de sa poltronnerie, puis, détachant l’ours, qui s’enfuit dans la forêt, il réclame du Nibelung l’arme qu’il lui avait commandée, et qu’il brise sur l’enclume au premier essai, comme il l’avait fait des précédentes. Son discours témoigne clairement du peu d’affection et d’estime qu’a su lui inspirer le nain ; et Mime récapitule vainement toutes les peines, tous les soins qu’il a pris de lui depuis sa naissance, Siegfried va s’étendre sur le lit de repos et jette à terre, d’un méprisant coup de pied, les aliments que le nain lui présente ; il le bafoue et se demande comment, étant donnée l’aversion que lui inspire ce misérable gnome, il revient chaque jour ici après ses courses à travers la forêt. — Cela prouve, lui répond son père nourricier, qu’en dépit de ses boutades Mime est cher à son cœur. — Mais Siegfried rit à cette idée ; il pose de nouvelles questions au nain et se refuse à croire que cet avorton louche et méchant soit l’auteur de ses jours, comme le fourbe veut le lui persuader. Il le presse de lui dire quels étaient ses vrais parents ; Mime cherche à éluder la réponse, puis finit par lui avouer, contraint par le jeune homme irrité, qu’il est né d’une malheureuse fugitive qui, accablée de tristesse et d’angoisse, avait un jour cherché refuge dans la forêt et est morte en le mettant au monde. Siegfried manifeste une grande émotion à ce récit. L’astucieux nain veut sans cesse en revenir à l’énumération de ses bienfaits envers l’enfant que la pauvre Sieglinde mourante avait confié à ses soins, mais l’impétueux adolescent l’interrompt sans pitié et le force à lui révéler la fin de son histoire. Il apprend peu à peu que sa mère, avant d’expirer, lui a donné son nom de Siegfried, et que son père avait été tué dans un combat, laissant pour tout héritage les tronçons d’une épée qui s’était brisée pendant la lutte suprême et dont lui, le Nibelung, détient maintenant les morceaux. Sur cette révélation, Siegfried s’emporte ; il somme le nain de lui ressouder les fragments du glaive paternel, avec lequel il veut, libre et joyeux, quitter la forêt et parcourir le monde ; cette épée, il la lui faut de suite ; il exige que Mime la lui forge sans retard, et s’élance hors de la grotte après avoir menacé le nain, qui, resté seul, se désespère : il ne sait pas plus comment faire pour manier l’acier rebelle que pour retenir près de lui celui dont le bras inconscient devait, selon ses ténébreuses machinations, lui conquérir le trésor qui fait son envie et qui est si bien gardé dans le repaire par l’effroyable dragon.

Scène ii. — Pendant qu’il se livre à ces décourageantes réflexions, entre dans sa caverne un inconnu amplement drapé dans un sombre manteau, coiffé d’un large chapeau lui cachant une partie du visage. Cet inconnu, qui n’est autre que le dieu Wotan, refuse de révéler sa personnalité à Mime ; il s’intitule le Voyageur et demande à se reposer des fatigues de la route. Malgré le mauvais accueil du gnome, qui voit en lui un espion dont la présence l’effraye et l’inquiète, le dieu entre et, s’asseyant au foyer, dit à son hôte que souvent, errant sur le dos de la terre, il a payé l’hospitalité reçue, par les sages conseils qu’il donnait à qui voulait l’interroger, et il offre sa tête en gage à Mime si celui-ci, le questionnant, n’apprend point, par ses réponses, ce qu’il lui importerait de savoir. Le nain, pour se débarrasser de l’importun, accepte la gageure et lui pose trois questions, que le Voyageur promet d’élucider : « Quelle est la population vivant dans les entrailles de la terre ? demande tout d’abord Mime. — Ce sont les Nibelungs, que leur chef Alberich avait asservis grâce à la puissance de l’anneau magique, lui répond l’inconnu. — Quelle race respire à la surface du globe ? — La race des géants, dont les princes, Fasolt et Fafner, ont conquis les richesses du Rhin et l’anneau maudit. Fafner a tué son frère, et, changé en dragon, il garde maintenant le trésor, » Mime, profondément intéressé par les réponses du Voyageur, lui demande encore : « Quels sont les habitants des cimes nébuleuses ? — Ce sont les Alfes de lumière qui habitent le Walhalla, et leur chef, Wotan, a conquis l’univers grâce à sa lance, sur laquelle sont gravés les pactes divins. »

En achevant ces mots, l’inconnu frappe le sol de son bâton, un roulement de tonnerre se fait entendre, arrachant Mime à sa rêverie. Le nain, satisfait des réponses qui lui ont été faites, veut maintenant éloigner le Voyageur, dans lequel il a enfin reconnu le père des dieux ; mais celui-ci le questionne à son tour, prenant sa tête en gage s’il ne répond pas à ses interrogations : « Quelle race est persécutée par Wotan, malgré l’amour qu’il a pour elle ? — Les Wälsungs, répond Mime, qui en trace rapidement l’historique. — Quelle épée pourra, suivant les ténébreuses menées d’un Nibelung avisé, tuer Fafner par l’entremise de Siegfried et rendre le nain maître de l’anneau ? — Nothung ! s’écrie Mime entraîné par l’intérêt que lui inspire la question. — Enfin, quel est l’habile forgeron qui saura ressouder les merveilleux débris du glaive ? » À ces mots Mime tressaute d’effroi ; cette demande réveille toutes ses angoisses, et le Voyageur, riant de son émoi, lui apprend que seul celui qui ne connaîtra pas la peur pourra triompher du problème. Le nain n’a pas su répondre à cette dernière interrogation : sa vie appartient donc à l’étranger, qui s’éloigne dans la forêt en léguant la tête du gnome à « celui qui n’a jamais appris la crainte ».

Scène iii. — Se retrouvant seul, Mime s’affaisse derrière lenclume ; cette peur, qu’il faudrait ne jamais avoir ressentie pour pouvoir marteler victorieusement l’acier, elle l’envahit tout entier ; déjà, dans son affolement, il croit voir s’approcher le dragon, le terrible Fafner ; il tremble de tous ses membres, pousse des cris et se roule sur le sol.

C’est dans cet état que le trouve Siegfried en rentrant de son expédition dans la forêt. Il réclame de nouveau son épée ; mais le nain sait maintenant qu’il ne pourra la lui forger lui-même, puis comprend que l’adolescent, qui n’a jamais connu la crainte, est celui à qui le Voyageur a légué sa tête en partant. Pour échapper au péril, il lui faudra, coûte que coûte, imprimer l’effroi dans cette âme téméraire, et pour cela, il imagine de déclarer à Siegfried qu’il ne peut, selon le vœu de sa mère, quitter cette solitude sans avoir auparavant appris la peur. Pour l’y exciter, il lui fait un tableau troublant de la forêt à l’heure où l’ombre l’envahit de toutes parts, où des murmures mystérieux se mêlent aux grognements farouches des fauves. — Siegfried la connaît bien, cette heure indécise dans les bois, mais elle n’a jamais jeté l’angoisse dans son cœur. — Mime alors lui parle du dragon terrible, Fafner, qui étrangle et dévore tout ce qui tente de l’approcher, et dont le repaire, Neidhöhle, la caverne d’envie, se trouve à l’extrémité de la forêt.

Ce récit du nain ne fait qu’éveiller la curiosité du bouillant enfant : c’est devant le repaire du monstre qu’il veut aller chercher la peur ; il va donc partir, mais non sans être armé de Nothung, et il somme une dernière fois Mime de la lui forger. Sur les nouveaux atermoiements du méchant gnome, qui se sait impuissant pour une telle besogne, Siegfried lui arrache des mains les morceaux de l’épée et se met lui-même à réduire le métal en limaille pour le travailler ensuite avec ardeur. En l’honneur de l’arme chérie, il entame un joyeux chant, qui alterne avec les imprécations de l’Alfe haineux, sentant renaître toutes ses angoisses et voyant son plan ténébreux s’écrouler

Le nain va cependant tenter un dernier effort pour s’assurer le succès : il laissera le téméraire vaincre le dragon avec son épée fameuse, puis, comme ce combat l’aura épuisé, Mime lui présentera, sous prétexte de le réconforter, un breuvage enchanté dont quelques gouttes l’endormiront d’un profond sommeil et le lui livreront sans défense. Alors le Nibelung n’aura plus qu’à se frayer son passage vers la grotte, où il s’emparera facilement du trésor si ardemment et si longuement convoité par lui. Déjà il se voit en possession de l’anneau renfermant le charme tout-puissant, et savoure par avance à longs traits les enivrements de la royauté souveraine. Il prend dans son armoire les sucs nécessaires à son infernale cuisine, qu’il met cuire sur l’extrémité du fourneau de la forge.

Cependant Siegfried, tout en chantant, a fini de marteler son arme merveilleuse ; il la trempe, puis la brandit sur l’enclume, que cette fois il fend en deux d’un mouvement plein de force et d’aisance. Le nain, arraché à ses méditations, sursaute et tombe affolé par terre, tandis que l’adolescent élève joyeusement son épée en signe de triomphe.

2me  Acte.

Scène i. — L’action se passe dans la forêt, devant la caverne ou Fafner assoupi garde son trésor. À droite, au premier plan, des roseaux touffus ; au milieu, un vaste tilleul aux puissantes frondaisons et dont les racines offrent une sorte de banc naturel. Au second plan, qui est un peu surélevé, se trouve, à gauche, à demi cachée par un amas de rochers, l’ouverture de l’antre du dragon. L’arrière-plan est formé par une muraille de rocs à pic. Une nuit obscure règne sur toute la scène.

Alberich veille anxieusement aux abords de Neidhöhle, le repaire du monstre auquel il conserve l’espoir d’arracher son trésor, lorsque arrive, accompagné d’un souffle de tempête, le Voyageur, subitement éclairé par un rayon de lune qui perce la nuée.

L’Alfe, rendu furieux par la présence de son ennemi, éclate en menaces et en injures contre le dieu, qu’il soupçonne de vouloir assister Siegfried dans sa lutte avec le monstre. Mais Wotan, qui est venu pour voir et non pour agir, ayant la ferme volonté de ne protéger en rien le héros dont il a été contraint d’abandonner la race, répond à Alberich que le seul qu’il ait à redouter, c’est Mime. Mime seul désire l’anneau, dont l’adolescent ignore la puissance magique. Wotan, lui, le dédaigne. À l’appui de son dire, il propose au Nibelung l’idée d’avertir le monstre du danger qui le menace et de lui offrir la vie sauve en échange du talisman. Le dragon Fafner, réveillé de son lourd sommeil, se refuse à la proposition qui lui est faite : il ne veut pas se départir de son inutile possession. Le dieu, riant de la déconvenue du nain, s’éloigne au milieu des grondements de l’orage, en lui conseillant de tenter une démarche conciliatrice auprès de son frère Mime.

Le Nibelung, le suivant de son regard haineux, renouvelle ses imprécations, se jure de poursuivre sa conquête et d’écraser un jour la race détestée des dieux. Il se cache dans un creux du rocher ; l’aube commence à poindre.

Scène ii. — Mime et Siegfried arrivent, Siegfried armé de son épée. Il s’assied sous le grand tilleul, son compagnon se place en face de lui et commence à vouloir le terroriser en lui montrant le repaire qui s’ouvre béant à quelques pas d’eux, en lui dépeignant l’horrible monstre, habitant de ce gouffre, qui engloutit dans sa gueule épouvantable ceux qui ont l’imprudence de l’approcher, qui répand sur eux une bave venimeuse consumant la chair de ses victimes, ou les élreint dans sa longue queue elles étouffe en les brisant.

Siegfried, très calme à ce récit, se promet d’enfoncer Nothung dans le cœur du monstre ; et lorsque Mime insiste et lui prédit qu’il ressentira la peur en se trouvant face à face avec le dragon, il s’impatiente et l’oblige à s’éloigner, en le menaçant à son tour de l’affreuse bête.

Resté seul en attendant le combat, Siegfried pense avec joie qu’il va quitter à tout jamais ce nain odieux qui lui fait horreur ; il songe aussi avec un profond attendrissement à cette mère qu’il aurait tant aimée et dont les caresses lui ont été refusées. Il se plaît à se la représenter belle et douce, avec des yeux clairs et brillants comme ceux des gazelles. Il soupire et médite, puis est tiré de son rêve par les murmures de la forêt qui montent de tous côtés et emplissent son âme d’une poésie mystérieuse ; par le chant joyeux d’un oiseau perché au-dessus de sa tête et dont il regrette de ne pouvoir comprendre le doux langage ; peut-être lui parlerait-il de cette mère tant aimée ? Il veut essayer d’imiter son gazouillement et taille un roseau avec son épée pour s’en faire un chalumeau ; mais il ne peut tirar que des sons criards de ce primitif instrument, et le jetant avec dépit, il le remplace par son cor d’argent, sur lequel il sonne sa joyeuse fanfare.

C’est ainsi que jadis, demandant à la forêt un cher compagnon, il n’a trouvé que l’ours et le loup : que viendra-t-il maintenant ?

En se parlant ainsi, Siegfried se retourne et se trouve en présence de Fafner, qui, sous la forme d’un reptile hideux, s’est avancé vers le milieu de la scène et fait entendre un grognement sonore. L’adolescent rit à sa vue et ne s’effraye nullement des paroles menaçantes du monstre ; il le raille sur les mignonnes dents qu’il exhibe, et, tirant son épée, se place résolument en face de lui. Le dragon, essaye vainement de lui lancer sa bave mortelle et de l’enlacer dans sa queue pour le broyer : le jeune héros déjoue ses calculs et, profitant d’un instant où son ennemi se retourne, il lui enfonce Nothung dans le cœur. Fafner expirant admire le courage de cet enfant qui a osé le braver ; il lui révèle quelle personnalité il cachait sous cette forme hideuse, et ses dernières paroles sont un utile avis à Siegfried, qui devra se tenir en garde contre les noires menées de celui qui l’a conduit jusqu’ici ; puis il roule inanimé sur le sol. Au moment où Siegfried retire son épée de la poitrine du monstre, sa main est inondée d’un sang brûlant qui sort de la blessure ; il porte involontairement ses doigts à ses lèvres pour essuyer le sang, puis il reste un instant rêveur. Soudain son attention est attirée par le chant des oiseaux, dont il lui semble maintenant comprendre la signification. Est-ce d’avoir goûté au sang qui opère en lui un tel prodige ? L’oiseau, dans un langage intelligible, lui conseille de pénétrer dans la caverne et de s’emparer du Tarnhelm et de l’anneau, dont il lui révèle la puissance. Le héros remercie son gracieux protecteur et disparaît dans les profondeurs de la grotte.

Scène iii. — Pendant qu’il l’explore, Mime sort de sa retraite, et, ne voyant plus Siegfried, veut se diriger vers la caverne, lorsque Alberich, surgissant à son tour de sa cachette, lui barre le passage. Une furieuse discussion s’engage alors entre les deux nains au sujet du trésor convoité. Mime finit par proposer un partage à son frère, qui le repousse avec dédain : il lui offre l’anneau et gardera pour lui le Tarnhelm, pensant, dans sa ruse, qu’il lui sera facile, plus tard, à laide du casque enchanté, de ravir la bague à son frère. Celui-ci refuse avec mépris ; la querelle s’envenime, et, chacun se jurant à lui-même que le trésor lui appartiendra tout entier, ils disparaissent au milieu des arbres et des rochers pour laisser place à Siegfried, qu’ils voient avec rage sortir de la caverne en considérant longuement la coiffure magique et l’anneau. Il s’arrête sous l’arbre, se demandant à quoi lui seront utiles ces joyaux qu’il n’a recueillis que sur l’avis de l’oiseau, dont il n’a pas compris exactement la portée, et qui lui rappellent seulement sa victoire, dans laquelle il n’a pas appris la peur.

Au milieu du silence, les murmures de la forêt reprennent, grandissent et montent en une adorable symphonie jusqu’à l’âme de l’adolescent, qui, en communion complète maintenant avec les voix mystérieuses de la nature, en perçoit pleinement le sens sublime et caché. Le chant de l’oiseau se fait de nouveau entendre pour l’instruire de la traîtrise de Mime : Siegfried n’aura qu’à écouter attentivement les paroles du gnome pour en comprendre le sens véritable. En effet, l’astucieux s’avance, méditant la trahison qui doit lui assurer la victoire si longuement convoitée ; son langage le trahit malgré lui, et ses paroles correspondent exactement avec ses vilains sentiments intimes, bien qu’il veuille les faire rassurantes et affectueuses : il a toujours haï l’enfant qui lui a été confié, mais il voulait s’en faire un instrument pour conquérir le trésor ; il lui présente maintenant, sous prétexte de le réconforter, un breuvage empoisonné, et lorsque sa victime sera couchée par terre, les membres raidis par la mort, il lui enlèvera enfin le talisman, objet de son ardent désir. Siegfried, indigné des odieux calculs du fourbe, brandit son épée et, le transperçant, l’étend à ses pieds ; puis il ramasse le corps et le jette dédaigneusement au fond de la caverne, devant laquelle il roule ensuite le cadavre du dragon ; ils garderont ainsi ensemble les richesses entassées dans l’antre.

Fatigué par tous ses exploits, le héros s’étend au pied de l’arbre ; les mélodies de la forêt se font de nouveau entendre, et il demande à son gentil compagnon, l’oiseau, de chanter encore. L’ami qui lui a déjà donné de si précieux conseils ne peut-il continuer à le guider, lui, si seul au monde et qui aspire si ardemment aux affections dont son cœur sevré est avide ? L’oiseau merveilleux lui révèle alors que sur un rocher solitaire dort, entourée de flammes qui la gardent jalousement, la plus belle des femmes ; elle y attend le fiancé qui saura braver le feu pour la conquérir ; Brünnhilde est son nom ; elle n’appartiendra qu’au héros dont l’âme n’aura jamais été accessible à la peur.

Siegfried, dont le cœur est vierge de toute crainte, reconnaît en lui-même l’élu qui doit triompher. Ravi, exalté, ivre de désirs, il s’élance à la conquête de la bien-aimée ; l’oiseau, qui lui montrera le chemin, plane dans les airs, et le héros, poussant des cris d’allégresse, suit la route qui lui est indiquée.

3me  Acte.

Scène i. — Le décor représente un étroit défilé dans une contrée rocheuse d’aspect sévère et dénudé. Une crypte, dont on aperçoit la sombre ouverture, est taillée dans la montagne qui se dresse à pic au second plan. À gauche un passage parmi les chaos de rochers ; une obscurité relative règne sur le paysage.

Le Voyageur s’est arrêté à l’entrée de la crypte, au sein de laquelle repose de son éternel sommeil Erda, l’âme antique de la terre. Il l’évoque, et par la puissance de son charme la force à s’éveiller. Il veut l’interroger, car elle est la sagesse du monde ; aucun mystère ne lui est inconnu, et le dieu est avide de partager sa science.

La prophétesse émerge lentement de sa mystérieuse retraite, enveloppée d’une lueur confuse ; sa chevelure et ses vêtements scintillants semblent couverts de givre. Elle s’est arrachée avec peine, et sous l’influence du charme, à son profond assoupissement, mais elle ne sait rien : tout son savoir l’abandonne lorsqu’elle veille ; elle ne peut répondre à Wotan, et elle lui conseille de s’adresser aux Nornes, qui dans le câble des destins filent et tissent toute la science de leur mère éternelle. — Mais ce que cherche le dieu, ce n’est pas de connaître l’avenir : il voudrait le modifier. — Pourquoi n’interrogerait-il pas la fille de son vœu, la voyante Brünnhilde ? lui demande la Vala[5] Alors Wotan lui apprend le châtiment qu’il a dû infliger à la vierge rebelle. — Peut-il, maintenant qu’il l’a privée de sa divinité, la consulter encore ? — La déesse médite longuement ; ses pensées se troublent depuis qu’elle est éveillée ; elle ne veut pas conseiller celui dont elle blâme les agissements, celui, qui, après avoir ordonné à la Walkyrie d’agir, la punit d’avoir agi ; qui tour à tour protège ou entrave la justice et qui se parjure pour tenir ses serments ; d’ailleurs elle ne peut pas changer les lois immuables de ce qui doit être. Elle demande à être délivrée du charme et à se replonger dans son sommeil séculaire. — Wotan, ne pouvant rien obtenir d’elle, la laissera donc redescendre dans sa sombre retraite. Que les destins s’accomplissent : il ne luttera plus contre la fin ; ce qu’il a décidé autrefois, maintenant il l’exécutera avec joie ; et le monde que, dans sa colère, il avait voué à la haine du Nibelung, il le lègue maintenant au fils des Wälsungs : le héros qui, libre de toute crainte, a su se conquérir l’anneau magique, va réveiller Brünnhilde, et la fille déchue des dieux accomplira, consciente, l’acte libérateur qui affranchira le monde ; c’est elle qui rendra au Rhin l’or maudit qui a causé de si grands malheurs ; c’est elle aussi qui, embrasant le Walhalla d’un incendie grandiose, déterminera la fin des dieux. Wotan alors rompt le charme qui retenait la prophétesse ; elle disparaît dans l’abîme, qui est de nouveau plongé dans l’obscurité ; la tempête se calme, et le voyageur attend, silencieux, l’arrivée de Siegfried.

L’aube matinale commence à éclairer la scène ; l’oiseau prolecteur s’approche en voletant, puis tout à coup inquiet, car il a aperçu les deux corbeaux qui accompagnent toujours le Maître du Monde, il disparaît à tire-d’aile.

Siegfried s’avance joyeux en suivant le chemin que lui a indiqué l’oiseau.

Scène ii. — Le dialogue s’engage entre lui et Wotan qui l’interroge, et à qui il raconte son odyssée, son exploit avec le dragon, l’épée merveilleuse qu’il a entre les mains et la douce conquête qu’il aspire à faire.

Ces paroles ravivent momentanément chez le dieu l’angoisse des événements qui vont se dérouler et qu’il acceptait tout à l’heure encore avec une ferme volonté ; une dernière fois il est tenté d’agir, et cherche à s’opposer à la marche du jeune héros. Siegfried veut suivre quand même la route que l’oiselet lui avait montrée avant de fuir la présence des corbeaux de Wotan ; il s’irrite contre l’importun qui veut lui barrer la route, et déclare qu’il le privera, s’il résiste, du seul œil qui lui reste ; mais le Voyageur, dédaignant le courroux du jeune téméraire et se disant gardien du rocher où dort Brünnhilde, menace de ses flammes l’audacieux qui veut passer outre ; dans un accès de colère, il lui ferme le passage avec sa lance, Siegfried, dont l’impatience est à son comble, tire son épée et en frappe lépieu de Wotan, qui se brise avec fracas. Le tonnerre gronde, un océan de feu emplit la scène ; le dieu, se sentant décidément vaincu, cède la place au jeune et impétueux combattant et disparaît dans l’embrasement général.

Siegfried, maintenant tout à sa conquête, sonne une fanfare joyeuse et se précipite au travers des flammes qui envahissent de plus en plus la montagne ; on entend le son du cor qui s’éloigne et indique que le sonneur escalade le rocher ; puis le feu s’apaise, les nuées disparaissent et laissent voir sous un ciel d’azur le rocher où dort Brünnhilde. Le décor est le même qu’au troisième acte de la Walkyrie.

Scène iii. — Siegfried, dont la fanfare a cessé, regarde autour de lui avec étonnement ; il aperçoit un noble coursier qui sommeille à l’ombre des sapins, puis des armes en acier brillant qui reluisent au soleil ; il s’approche, et voit un guerrier armé qui repose, endormi, la tête serrée par un heaume. Il détache doucement le heaume pour mettre plus à l’aise le dormeur. Une magnifique chevelure s’échappe de la coiffure. Siegfried reste stupéfait et en admiration. Il veut maintenant ôter la cuirasse étouffante ; du tranchant de son épée il coupe avec précaution les lanières qui tiennent l’armure : il demeure confondu et troublé en voyant un gracieux corps de femme enveloppé d’un blanc vêtement aux plis harmonieux. Un charme troublant l’envahit soudain, une angoisse mortelle l’étreint, et dans son émoi il évoque le souvenir de sa mère. Est-ce la peur qu’il éprouve enfin ? Était-il réservé à cette adorable créature de la lui faire connaître ?

Pour réveiller la jeune fille, il dépose un long baiser sur ses lèvres ; Brünnhilde ouvre alors les yeux, et ils se contemplent avec ravissement.

La Walkyrie se dresse lentement et adresse un salut solennel à la lumière du soleil, dont ses regards ont été privés si longtemps. Qui l’a éveillée de son interminable sommeil ? Siegfried ému se nomme, bénissant la mère qui l’a enfanté, la terre qui l’a nourri, et lui ont permis de voir se lever ce jour bienheureux.

Brünnhilde mêle son chant d’allégresse et de reconnaissance à celui de Siegfried, ce Siegfried bien-aimé qui, avant même d’être engendré, a été l’objet de son amour et de sa sollicitude.

Ces paroles singulières donnent le change au jeune héros : n’est-ce pas sa mère qu’il croyait à tout jamais perdue pour lui et qu’il a retrouvée ? — Non, lui dit la vierge en souriant, sa mère ne lui est point rendue, mais il a près de lui celle qui l’a toujours aimé, qui pour lui a toujours lutté, car c’est inconsciemment, mais par le fait de son amour, qu’elle a autrefois transgressé les ordres de Wotan et mérité la longue expiation sur le rocher et l’exil du Walhalla. À cette pensée, une tristesse l’envahit ; elle veut résister aux ardentes caresses du héros et ressaisir sa virginité divine, son essence éternelle ; elle contemple avec regret l’acier éclatant de sa cuirasse, l’armure brillante qui protégeait autrefois son chaste corps contre les regards des profanes ; elle fait appel à sa sagesse, à sa clairvoyance passées, et comprend avec effroi qu’elle n’en est plus animée ; son savoir reste muet, les ténèbres descendent dans sa pensée : la fille des dieux est devenue une simple femme !

Mais en même temps l’amour terrestre monte en son âme et l’envahit toute ; en vain veut-elle lutter encore avec elle-même et repousser les ardeurs de Siegfried qui la supplie d’être à lui ; l’amour est le plus fort. Briinnhilde en est enivrée : elle abandonnera la cause des dieux. Qu’ils périssent tous, race vieillie et sans force ; que le Walhalla s’écroule, que le Burg tombe en poussière, que les éternels finissent…

Nornes, rompez le câble des destinées divines ; que le crépuscule des dieux commence : la vierge ne vit plus que pour l’amour de Siegfried, son bien, son tout, son étoile… Éperdue, elle se précipite dans les bras de son époux, qui la reçoit extasié.

LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

Prologue. — Le décor représente, ainsi qu’au troisième acte de la Walkyrie, le rocher de Brünnhilde, mais la scène est plongée dans la nuit noire. Le lointain s’éclaire seul d’un vague reflet de flammes.

Les trois Nornes, drapées dans de longs vêtements flottants, tressent le câble d’or de la destinée, qu’elles se passent tour à tour. La première, la plus âgée, est assise au second plan à gauche, sous le sapin ; la deuxième est étendue à l’entrée de la grotte de droite ; et la troisième, la plus jeune des trois, est assise au pied du roc qui commande la vallée. La première Norne montre à ses sœurs la clarté qu’entretient sans cesse Loge autour du rocher de Brünnhilde, et elle les engage à chanter et à filer. Elle attache le câble d’or à une des branches du sapin et se souvient que jadis elle accomplissait sa tâche avec joie, s’abritant sous les puissantes ramures du frêne du monde, au pied duquel bruissait une source fraîche d’où sortait la sagesse. Un jour vint où Wotan s’approcha de l’onde limpide pour y boire, et paya la redevance sacrée du sacrifice d’un de ses deux yeux ; puis il cueillit un des plus vigoureux rameaux de l’arbre pour s’en faire un épieu de combat. Mais, à dater de ce moment, le frêne périclita, son feuillage jaunit, tomba ; au cours des siècles, le tronc périt, et la source en même temps se tarit. — Qu’arriva-t-il alors ? Et la Norne, jetant le câble à sa deuxième sœur, l’invite à parler à son tour. — Wotan, reprend la Sibylle, avait gravé sur son épieu les runes des traités qui faisaient sa force ; il vit, sombre présage, son arme brisée dans sa lutte avec un jeune héros ; alors il réunit les guerriers du Walhalla et leur fit abattre le frêne du monde. Qu’advint-il depuis ? demande la Norne à sa plus jeune sœur, à qui elle lance la corde. — Les héros formèrent un bûcher colossal autour de la demeure des éternels, et Wotan est silencieusement assis au milieu de l’auguste assemblée des dieux. Si le bois, s’embrasant, allume le Burg magnifique, ce sera la fin des maîtres du monde. Wotan a asservi le rusé Loge et l’a fixé en flammes claires autour du rocher de Brünnhilde ; puis il a plongé les éclats de son arme brisée au cœur du flamboyant. Que se passe-t-il alors ? — Le fil que tressent les Nornes s’embrouille, le roc tranchant l’entame ; c’est l’anathème d’Alberich, le ravisseur de l’or du Rhin, qui porte ses funestes fruits ; enfin le câble se rompt par le milieu, et avec lui s’évanouit la clairvoyance des trois sœurs, qui se lèvent épouvantées ; elles en renouent les bouts avec précipitation et, se liant entre elles, elles descendent dans les profondeurs de la terre retrouver Erda, leur mère éternelle.

Le jour s’est levé progressivement ; il brille maintenant de tout son éclat et laisse voir Siegfried arrivant armé en guerre, et Brünnhilde qui l’accompagne, tenant son noble coursier Grane par la bride.

L’amoureux couple, qui goûte déjà depuis de longs jours un radieux bonheur, échange des serments de fidélité. Brünnhilde a transmis à son époux les runes sacrées que les dieux lui avaient enseignées ; elle lui a donné toute sa science et ne lui demande en retour que sa constance, sa tendresse ; elle l’excite à de nouveaux exploits. Siegfried, qui va partir après l’avoir encore assurée de son amour, lui donne en gage de sa fidélité l’anneau dérobé à Fafner, et qui ne vaut pour lui que par les vertus qu’il a dû déployer afin de le conquérir.

Brünnhilde, ravie, lui fait don, en échange, de Grane, le noble compagnon qui l’a jadis si souvent portée à ses prouesses guerrières. Que le superbe coursier, au milieu des combats, rappelle Brünnhilde au souvenir de son époux.

Le couple se sépare après un dernier embrassement ; Siegfried descend le rocher, conduisant sa monture ; Brünnhilde le suit longtemps du regard, extasiée, et l’on entend dans le lointain retentir la joyeuse sonnerie du cor du héros.

1er  Acte.

Scène i. — Le décor représente le palais des Gibichs, sur les bords du Rhin. La grande salle, largement ouverte à l’arrière-plan, est de plain-pied avec la rive ; elle laisse voir le fleuve dans toute sa largeur. À droite, au second plan, une table autour de laquelle sont des sièges. À gauche et à droite, l’entrée des appartements privés.

Gunther et sa sœur Gutrune, enfants de la dynastie des Gibichs, conversent avec Hagen, fils de leur mère Grimhilde, et rendent hommage à la sagesse de ce frère qui leur a toujours donné d’utiles avis.

Hagen, le continuateur de la noire pensée de son père Alberich, qui poursuit toujours l’idée de la reconquête de son anneau dérobé par Wotan, Hagen, instruit des vaillants exploits de Siegfried et de ses amours avec la Walkyrie, mais les taisant soigneusement, conseille à son frère et à sa sœur, ignorants de ces faits, de consolider leur dynastie par de glorieuses unions : pour Gunther, il veut Brùnnhilde, la vierge qui dort sur un rocher inaccessible, protégée par un océan de flammes ; mais à Gunther n’est pas réservé de franchir l’obstacle redoutable : Siegfried seul peut accomplir l’acte héroïque, Siegfried, le dernier rejeton des Wälsungs, qui a vaincu Fafner et s’est emparé du trésor des Nibelungs.

C’est lui que Hagen destine à la fille des Gibichs. Il cédera facilement l’objet de sa victoire à Gunther si son cœur est asservi aux charmes de Gutrune, et à cela elle pourra aider en faisant boire au héros certain breuvage enchanté qui fera son âme oublieuse des serments passés et le rendra l’esclave de celle qui versera le philtre.

Le frère et la sœur adoptent avec enthousiasme le projet de Hagen et attendent impatiemment celui qui doit réaliser leurs vœux, que ses courses peuvent amener d’un moment à l’autre dans leurs parages.

Scène ii. — Le son du cor se fait entendre dans la direction du Rhin, annonçant justement l’arrivée de Siegfried. Hagen aperçoit le jeune guerrier dirigeant d’une main habile la barque qui le porte avec Grane. Gunther descend sur le rivage pour le recevoir, et Gutrune, après avoir contemplé de loin le héros, se retire dans ses appartements, en proie à une émotion visible. Siegfried débarque avec son coursier et demande aux deux hommes lequel d’eux est Gunther, dont il a entendu vanter la gloire et auquel il vient offrir, à son choix, le combat ou son amitié. Gunther se nomme et répond à son hôte par des serments d’alliance et de fidélité. Hagen, qui a pris soin de Grane et Ta emmené par la bride, revient et interroge Siegfried sur les richesses des Nibelungs, dont il le sait maître ; mais le héros, dédaigneux de ces inutiles trésors, les a laissés dans le repaire du dragon ; il n’en a pris que ce heaume accroché à sa ceinture et dont Hagen lui révèle la puissance magique, sans toutefois frapper son attention. Il possède encore un autre objet provenant du trésor conquis : c’est un anneau qu’il a donné à une noble femme, comme gage de sa foi. Hagen alors appelle Gutrune, qui arrive, portant une coupe, qu’elle présente en signe de bienvenue à Siegfried.

Celui-ci s’incline et, au moment de vider la coupe, s’absorbe en un souvenir tendre et ému pour Brünnhilde, jurant au fond de son cœur de ne jamais oublier leur fidèle et brûlant amour.

Il boit et rend la corne à Gutrune confuse, et troublée ; mais, sous le charme du philtre, la passion s’allume soudain dans ses yeux en regardant la jeune fille ; il lui fait part du sentiment qui vient de l’envahir tout entier, et demande sur-le-champ à Gunther de lui donner sa sœur. Gutrune, oppressée par le remords qu’elle éprouve de forcer ainsi le sentiment du héros, lui fait signe qu’elle n’est pas digne de lui, et quitte la salle en chancelant, Siegfried, charmé, l’a suivie des yeux, et interroge alors son ami sur lui-même. A-t-il déjà fait choix d’une épouse ?

Gunther lui répond en lui disant la difficulté qu’il aura pour conquérir celle qu’il aime, Brünnhilde, emprisonnée par les flammes sur un rocher solitaire. Siegfried, à ce nom tout à l’heure tant aimé, est vaguement frappé par une réminiscence qui s’efface de suite ; le philtre continue son œuvre ; il offre à Gunther de poursuivre pour lui cette conquête, et n’y met qu’une condition, le don de Gutrune en récompense.

À l’aide du Tarnhelm, il prendra l’aspect de son hôte et lui ramènera la fiancée promise. Ils s’engagent par un solennel serment à ne jamais trahir leur alliance, et cimentent le pacte en buvant tour à tour dans une corne, ayant auparavant mêlé au breuvage quelques gouttes de leur sang. Hagen, qui a refusé de participer à l’engagement fraternel, prétextant de son origine bâtarde, et s’est tenu à l’écart, brise la corne d’un coup d’épée, tandis que Gutrune, inquiète et agitée, est venue présider au départ des guerriers ; il médite et pense avec une ironie méchante que ces deux vaillants, égarés, l’un par ses perfides conseils, l’autre par son odieux sortilège, sont en train d’édifier sa fortune à lui, l’humble fils du Nibelung.

Un superbe rideau se déploie sur le devant de la scène et la ferme ; lorsqu’il se rouvre, on voit, comme au prologue, le rocher de la Walkyrie.

Scène iii. — Brünnhilde, silencieuse et pensive, est assise à l’entrée de la grotte, contemplant l’anneau que Siegfried lui a donné, et qu’elle couvre de baisers passionnés. Elle entend au loin un bruit jadis familier : c’est le galop d’un coursier aérien ; elle prête l’oreille, et, ravie, s’élance au-devant de Waltraute, la Walkyrie sa sœur, qui vient la trouver dans sa retraite et dont elle ne remarque pas l’expression d’inquiétude ; est-ce le pardon du dieu trop sévère que sa compagne chérie lui apporte enfin ? Wotan s’était adouci envers la coupable, puisqu’il avait permis que le feu dévorant la protégeât dans son sommeil, et que de son châtiment même sortît sa félicité ; elle appartient maintenant à un héros dont l’amour l’enivre d’orgueil et qui a fait d’elle la plus heureuse des femmes.

Waltraute, qui ne partage pas l’allégresse de sa sœur, est venue à elle pleine d’angoisse et, malgré la défense de Wotan, pour la conjurer de sauver le Walhalla du malheur qui le menace : depuis l’exil dont il a frappé la fille de son vœu, le dieu des armées, inquiet, découragé, n’a cessé de parcourir le monde comme un voyageur solitaire : un jour, il rentra de ses courses vagabondes, tenant à la main son épieu brisé ; muet et sombre, il ordonna alors d’un geste à ses héros d’abattre le frêne du monde et d’en former un vaste bûcher autour de la demeure des éternels ; puis il convoqua le conseil des dieux, et depuis, il trône, immobile et farouche, parmi eux et les héros, considérant avec douleur son arme vaincue ; c’est en vain que ses filles, les vierges guerrières, l’implorent et veulent le réconforter ; il reste sourd à leurs prières, attendant ses deux corbeaux qu’il a envoyés au loin et qui, hélas ! ne viennent lui rapporter aucune nouvelle rassurante !

Une seule fois, ému des caresses de sa fille Waltraute, son regard s’est voilé au souvenir de Brünnhilde, et il a laissé tomber ces paroles : « Si elle rendait aux filles du Rhin l’anneau maudit, les dieux et le monde seraient sauvés. » Alors, Waltraute a quitté furtivement la demeure endeuillée, pour venir supplier sa sœur d’accomplir l’acte rédempteur.

Brünnhilde, à ces mots, se révolte : sacrifier l’anneau de Siegfried, le gage sacré de leur amour, plus précieux pour elle que la race des dieux, que la gloire des éternels ? À cela jamais elle ne consentira, dussent les splendeurs du Walhalla s’écrouler à l’instant ; et elle laisse s’éloigner sa sœur désolée, emportant sa décision immuable.

Waltraute, au comble du désespoir, s’enfuit vers le palais de son père, accompagnée par une nuée d’orage sillonnée d’éclairs ; la nuit est venue, et la flamme qui entoure le rocher brille d’un éclat inusité.

On entend le cor de Siegfried qui retentit dans le lointain. Brünnhilde, ravie, s’élance au-devant de lui, puis recule épouvantée à l’aspect dun guerrier inconnu : c’est son époux qui, toujours sous l’influence du philtre maudit qui aveugle son âme, et grâce au pouvoir du heaume, se présente à elle sous les traits de Gunther, au nom duquel il veut la conquérir. L’infortunée, frappée d’horreur, se débat en vain, appelant dans sa détresse Wotan, dont elle croit éprouver de nouveau le courroux. Elle invoque vainement le pouvoir de l’anneau, ses forces la trahissent. Siegfried la terrasse et, lui arrachant la bague, qu’il passe à son propre doigt, il la déclare fiancée de Gunther et la force à entrer dans la grotte, où il la suivra, mais où, fidèle à la parole donnée à son allié, il la gardera intacte pour le fils de Gibich. Il en prend Nothung, son épée, à témoin.

2me  Acte.

Scène i. — Le Rhin offre une belle et longue perspective, et forme vers la gauche un brusque coude passant devant le palais des Gibichs, que l’on aperçoit de profil au premier plan à droite. Des rives du fleuve, qui sont escarpées et rocheuses, monte à droite, au second plan, un chemin au bord duquel sont étagées des pierres de sacrifice, les deux premières dédiées à Fricka et à Donner, enfin une troisième, plus grande que les autres, consacrée à Wotan.

Il fait nuit obscure. Hagen, assis immobile et en armes à la porte du palais qu’il garde, semble dormir, bien qu’il ait les yeux ouverts. Son père, Alberich, accroupi devant lui, dirige son rêve et, lui parlant à voix basse, l’excite à la lutte dans laquelle il s’est engagé pour reconquérir l’anneau sur Wotan le maudit : déjà le dieu est affaibli par sa propre lignée ; un Wälsung lui a brisé son épieu, instrument de sa force et de sa puissance, et le dieu désarmé, amoindri, voit avec angoisse approcher sa fin et celle du Walhalla. Si Hagen veut aider l’Alfe qui l’a engendré, il peut recueillir à son profit la souveraineté des dieux. L’anneau, dont il faut s’emparer à tout prix, est aux mains de Siegfried ; mais le héros, n’en connaissant pas la puissance ou la dédaignant, échappe par cela même à la malédiction qui s’attache à la possession du talisman ; il faut donc ruser avec lui et agir en toute hâte, afin que, conseillé par la noble femme dépositaire de la bague magique, il n’ait pas le temps de rendre aux filles du Rhin le trésor qu’elles réclament avec tant d’instances et qui dès lors serait irrévocablement perdu pour les Nibelungs.

Scène ii. — Hagen, toujours rêvant, jure à son père, à lui-même, qu’il saura s’emparer de l’anneau. Alberich disparaît, excitant son fils à tenir sa promesse. Une ombre épaisse couvre Hagen, le jour point du côté du Rhin, et le soleil se lève, se reflétant dans le fleuve et éclairant l’arrivée de Siegfried, qui, transporté par la puissance de son heaume magique, vient du rocher où il a conquis Brünnhilde pour Gunther, annoncer la bonne nouvelle à la fille de Gibich.

Gutrune, ravie, se fait conter le nouvel exploit de son fiancé et apprend avec joie que Gunther, ayant par un habile subterfuge reçu son épouse des mains du vainqueur, est en route avec elle pour le palais de ses pères.

Scène iii. — Il faut se hâter de préparer la réception du nouveau couple ; Hagen, qui était en observation sur la hauteur, appelle à son de trompe les vassaux de son frère ; ils accourent en armes, se demandant quel danger court leur seigneur et maître ; mais Hagen les rassure : il s’agit seulement de souhaiter la bienvenue à l’épouse qu’il a conquise à l’aide de Siegfried, et de préparer des sacrifices aux dieux qui leur ont été propices. Sur l’autel de Wotan, qu’ils immolent un vigoureux taureau ; un sanglier pour Froh, un bouc pour Donner, et qu’ils consacrent une douce brebis à Fricka, pour qu’elle accorde aux nouveaux époux un heureux hymen.

Les vassaux, entraînés par les gaies paroles de Hagen, habituellement sombre et farouche, se réjouissent et jurent protection à leur future souveraine.

Scène iv. — La barque amenant Gunther et Brünnhilde vient d’atterrir. Le guerrier en sort avec sa triste fiancée, qui se laisse conduire, pâle et les yeux baissés. Il la présente aux vassaux, qui l’acclament joyeusement, puis à Gutrune et à son futur époux.

Brünnhilde, en voyant Siegfried, reste muette d’épouvante et s’arrête en le regardant fixement ; lui, inconscient de ce qui se passe dans l’âme de l’infortunée, supporte avec calme son regard ; elle est sur le point de défaillir, Siegfried froidement la soutient ; elle aperçoit l’anneau au doigt du parjure ; alors elle se redresse avec violence et demande comment la bague que lui a arrachée Gunther et qu’il dit être le gage de leur union est en la possession dun autre. Le fils de Gibich se trouble et ne sait que répondre. Siegfried, perdu dans sa rêverie en contemplant l’anneau, se souvient seulement qu’il l’a conquis jadis dans sa lutte avec le dragon ; il l’affirme loyalement. Hagen, se mêlant au débat, feint de soupçonner le Wälsung de trahison et engage Brünnhilde à la vengeance ; celle-ci, en proie à une douleur et une révolte suprêmes, déclare Siegfried fourbe et infâme ; elle accuse les dieux de tous les maux qui l’accablent et repousse Gunther qui cherche à la calmer, le reniant pour son époux et désignant le fils de Wälse comme celui à qui elle s’est donnée, corps et âme.

L’émotion est à son comble ; Siegfried veut se disculper d’une telle traîtrise ; tous le somment de déclarer sous la foi du serment qu’il n’a point failli à la parole donnée et qu’il a respecté en Brünnhilde l’épouse de Gunther. Il l’affirme solennellement sur l’arme que lui présente Hagen : qu’il périsse par cette arme même, s’il a forfait à l’honneur.

Scène v. — Brünnhilde s’avance, indignée, terrible, appelant la vengeance, par ce fer aigu et tranchant, sur le traître et le parjure, et tandis que Siegfried s’éloigne, insouciant de ses menaces et ne songeant plus qu’à sa nouvelle fiancée, qu’il entraîne dans le palais, la malheureuse créature, restée en proie à la plus affreuse des douleurs, se demande avec angoisse de quel cruel sortilège elle a été la victime, quel est l’astucieux ennemi qui lui a suscité une pareille infortune et comment elle dénouera, maintenant qu’elle a perdu sa science divine, les liens odieux qui l’enserrent. Hagen s’approche alors de la pauvre abandonnée et lui offre le secours de son bras pour la venger ; mais à cette proposition elle rit amèrement : n’a-t-elle pas elle-même pris soin de rendre le héros invulnérable ? et d’ailleurs sa bravoure ne paralyserait-elle pas quiconque voudrait se mesurer avec lui ? — Hagen connaît son infériorité dans une telle lutte ; mais n’y aurait-il aucun moyen secret de vaincre le coupable ?

Brünnhilde lui révèle alors qu’un seul point est attaquable, qu’elle n’a point compris dans ses enchantements, sachant bien que jamais il ne tournera le dos à l’ennemi : si Hagen peut l’atteindre entre les épaules, il lui portera là un coup mortel. — Le misérable se promet de profiter du précieux avis ; il fait part de son projet à Gunther, resté à l’écart, abîmé dans ses pensées et accablé par l’accusation de lâcheté que porte contre lui son épouse. Gunther frémit à la pensée de trahir celui qu’il a nommé son frère d’armes ; mais Hagen cherche à endormir ses remords : il lui rappelle à voix basse quelle puissance découlera pour lui de cet acte, puisqu’il le rendra maître de l’anneau. Gunther hésite encore en songeant à la douleur de Gutrune. Ce nom éveille toute la haine jalouse de Brünnhilde : cette femme qui a dû, par un charme, lui ravir son époux, il faut qu’elle soit châtiée dans son amour ; et Brünnhilde associe ses instances à celles de Hagen. Siegfried périra donc, Gunther s’y résigne ; la chasse qui doit avoir lieu le jour suivant fournira le prétexte de sa mort : un sanglier l’aura frappé dans un lieu isolé.

Pendant que le noir complot se trame, Siegfried et Gutrune, accompagnés de leur cortège nuptial, paraissent, la tête ornée de fleurs et de feuillages. Ils invitent leurs frère et sœur à les imiter, et tandis que Gunther, prenant la main de Brünnhilde, suit la joyeuse assemblée avec elle, Hagen, resté à l’écart, invoque l’assistance de son père Alberich, l’Alfe haineux, et se jure à lui-même d’être bientôt le possesseur de l’anneau tant convoité.

3me  Acte.

Scène i. — La scène représente un ravissant paysage des bords du Rhin ; les eaux azurées du fleuve, encaissées entre deux rives montagneuses et agrestes, permettent de voir dans leurs flots transparents les Ondines qui prennent leurs ébats. Au premier plan, une sorte de plage occupe le devant du théâtre ; à droite, un sentier monte escarpé, parmi les rochers, et atteint les sommets élevés de la rive.

Woglinde, Wellgunde et Flosshilde, les trois filles du Rhin, tout en évoluant dans l’onde, se lamentent sur la perte de leur or, dont l’éclat pur égayait jadis le fond du fleuve, voué maintenant à l’obscurité et à la tristesse. Si le possesseur du trésor voulait consentir à le leur rendre !…

Justement, le son du cor dans le lointain leur apprend que le héros vient dans leurs parages. Elles plongent pour aller délibérer entre elles, quand Siegfried, armé de toutes pièces, apparaît sur la hauteur, égaré dans la campagne à la poursuite du gibier.

Les Ondines reparaissent, interrogent le chasseur et lui offrent de lui retrouver l’ours qui s’est dérobé à ses coups, s’il veut leur abandonner en échange l’anneau d’or qu’il a au doigt.

Il refuse la proposition des Nixes : donner un bien conquis au prix d’un combat terrible avec le dragon Fafner, jamais ! Elles le taquinent, se moquent de son avarice et de la crainte qu’il a, lui si beau, si fort, d’être battu par sa femme si elle s’apercevait de l’absence de la bague, et elles disparaissent de nouveau sous les flots. Siegfried, ébranlé par ces railleries, se décide presque à leur offrir le joyau auquel il tient si peu ; il les rappelle ; mais les trois sœurs, qui se sont concertées et sont devenues graves, lui conseillent de conserver l’anneau jusqu’à ce qu’il comprenne la malédiction qui y est attachée ; alors il le leur abandonnera avec joie. Elles savent de funestes choses concernant Siegfried : son anneau maudit, fait avec l’or du Rhin, voue au malheur, par l’anathème de celui qui l’a forgé, quiconque s’en rendra possesseur. Comme Fafner a péri, il périra lui-même, à moins qu’il ne rende le joyau aux gouffres du fleuve ; seuls ses flots auraient le pouvoir d’annuler la malédiction, cette malédiction que les Nornes ont tressée dans le câble du destin. Siegfried ne se laisse pas troubler par ce qu’il regarde comme de vaines menaces ; il n’attache aucune foi au récit des nymphes et bravera les prophéties alarmantes des Nornes, dont Nothung saura, au besoin, trancher la corde. Cet anneau lui assure, dit-on, l’empire du monde : il le donnerait volontiers aux gracieuses Nixes si elles lui offraient, en échange, l’amour et ses douces extases ; car la vie sans l’amour, il s’en soucie comme de ceci (en prononçant ces paroles, il prend une motte de terre, qu’il jette au loin) ; mais ce n’est pas devant des menaces qu’il cédera jamais, car la peur lui est inconnue.

Les Ondines, le voyant sourd à leurs exhortations, renoncent à convaincre un insensé qui n’a pas su conserver et apprécier le bien le plus précieux qui lui était échu, l’amour de la Walkyrie, et ignore même avoir gaspillé son bonheur tandis qu’il s’acharne à la possession du talisman qui le voue à la mort. Mais, heureusement pour elles, aujourd’hui même son héritage passera aux mains d’une noble femme qui, elle, écoutera leurs prières et y fera droit. Elles se hâtent d’aller la trouver. — Siegfried les suit de l’œil en souriant et en admirant leurs ébats gracieux.

Scène ii. — Des fanfares de chasse se font entendre au loin et se rapprochent peu à peu ; le jeune chasseur répond joyeusement de son cor d’argent. Gunther et Hagen descendent la colline avec leur suite. Les serviteurs préparent le repas, tandis que les chasseurs s’étendent à terre et se mettent à boire en causant. Siegfried, tout en confessant qu’il a fait une chasse nulle, raconte, insouciant, sa rencontre avec les sœurs, qui lui ont prédit sa mort pour le jour même, Gunther se trouble et regarde furtivement Hagen, qui demande à Siegfried de lui parler du temps où, dit-on, il savait converser avec les oiseaux. — Mais le héros a cessé depuis longtemps de comprendre leurs gazouillements, auxquels il préfère maintenant de douces paroles de femme. Hagen insiste, ainsi que Gunther, pour connaître cette aventure. Siegfried leur retrace alors son enfance dans la forêt en compagnie de Mime, le gnome astucieux dont il a mis à néant les noirs projets, son combat contre Fafner à l’aide de Nothung, sa vaillante épée, la conquête du trésor et les sages conseils de l’oiseau merveilleux. Quand le héros est arrivé à ce point de son récit, Hagen mêle en cachette à son breuvage un philtre réveillant ses souvenirs endormis ; Siegfried, dès lors en pleine possession de sa mémoire, raconte devant tous, au profond étonnementde Gunther, qui l’écoute avec une émotion croissante, son odyssée victorieuse pour aller délivrer Brünnhilde et la délicieuse récompense qui l’attendait pour prix de sa vaillance. Gunther, abîmé de stupéfaction, semble commencer à comprendre. À ce moment, deux corbeaux sortant d’un buisson voisin viennent tournoyer au-dessus de Siegfried, qui se retourne pour les regarder ; Hagen profite de ce moment pour fondre sur celui que sa haine guette si lâchement, et lui enfoncer son épieu entre les deux épaules. Gunther, plein d’horreur, s’élance, trop tard hélas ! pour détourner le bras du meurtrier. Siegfried lève son bouclier pour écraser le traître, mais ses forces l’abandonnent, et il tombe sur le sol, tandis que son lâche assassin s’éloigne tranquillement et gagne la hauteur. Avant d’expirer, Siegfried peut encore envoyer un suprême adieu à la bien-aimée qu’il n’a toujours pas conscience d’avoir trahie et dont le radieux souvenir adoucit ses dernières souffrances. Il meurt en emportant la chère vision dans son cœur extasié.

Les vassaux placent le corps du héros sur une litière de verdure. Le funèbre cortège se forme : Gunther le premier suit le cadavre, en donnant les signes du plus profond désespoir. Les rayons de la lune éclairent le lugubre défilé, puis des brouillards se dégageant du Rhin viennent envahir le devant de la scène. — Quand ils se dissipent, le théâtre représente de nouveau la grande salle du palais des Gibichs, plongée cette fois dans l’obscurité. Seul le fleuve, à l’arrière-plan, est éclairé par le brillant reflet de la lune.

Scène iii. — Gutrune sort du palais endormi et silencieux, attendant, inquiète, le retour de son époux et de son frère ; elle est envahie par de sombres pressentiments. Le rire enfiévré et sinistre de Brünnhilde a interrompu son sommeil. Est-ce cette femme qu’elle a vue dans le lointain se diriger vers le fleuve ? Elle s’assure en effet que Brünnhilde a quitté ses appartements, et elle est sur le point de rentrer dans le palais ; mais elle entend la voix de Hagen qui la glace d’effroi. Voici le retour des chasseurs : comment n’entend elle pas le son éclatant du cor de Siegfried ? Elle interroge Hagen, qui d’abord lui dit que son époux revient et de se préparer à le saluer, puis lui apprend brutalement que le héros ne fera plus entendre sa joyeuse fanfare, car il a trouvé la mort dans un combat contre un sanglier furieux.

Le funèbre cortège arrive à ce moment, et toute la foule des serviteurs se presse, apportant des torches et des brandons. Les chasseurs, parmi lesquels se trouve Gunther, déposent le corps au milieu de la salle. La consternation est générale. La malheureuse Gutrune tombe évanouie en voyant sans vie celui qu’elle aimait. Gunther veut la relever ; mais, revenant à elle, elle repousse avec horreur son frère, qu’elle accuse d’avoir assassiné son époux. Gunther se disculpe et dévoile alors le crime de Hagen, qu’il maudit et voue au malheur et à l’angoisse. Le traître s’avance impudemment et proclame avec hauteur son acte odieux ; il exige comme droit de dépouille la bague qui brille au doigt du héros. Gunther lui défend de toucher à l’héritage de Gutrune. Hagen le menace, ils dégainent tous deux, et Gunther, frappé par l’épée de son frère, tombe mort à ses pieds. L’assassin veut alors s’emparer de l’anneau et se jette sur le corps de Siegfried pour le prendre ; mais la main du cadavre se dresse menaçante, serrant l’anneau entre ses doigts… L’épouvante est à son comble. Gutrune et ses femmes poussent des cris aigus.

Brünnhilde, paraissant alors au fond du théâtre, s’avance, calme et imposante, et veut faire taire ces clameurs ; elle, la femme abandonnée et trahie par tous, vient pour venger le héros dont la mort ne sera jamais assez dignement pleurée.

Gutrune éclate en reproches, l’accusant d’avoir attiré tous les malheurs sur leur maison ; mais Brunnliilde, avec noblesse, lui impose silence, elle, l’épouse légitime que seule Siegfried a jamais aimée et à laquelle il avait juré une éternelle fidélité. Gutrune alors, au comble du désespoir, comprend quel rôle odieux Hagen lui a fait jouer en lui conseillant de faire usage du philtre maudit, et, appelant sur le misérable l’anathème, elle tombe abîmée de douleur sur le corps de Gunther. Hagen, dont le regard est animé d’une expression de défi, reste à l’écart, absorbé dans une sombre rêverie.

Brünnhilde, après avoir contemplé longuement et douloureusement le visage de Siegfried, ordonne avec solennité aux vassaux de former sur les bords du fleuve un bûcher destiné à recevoir le corps du héros ; puis on lui amènera Grane, son fidèle et noble coursier, avec qui elle veut partager les honneurs sacrés réservés au plus valeureux des guerriers.

Pendant que les vassaux entassent les fortes bûches sur lesquelles les femmes jettent des tapisseries et des fleurs, Brünnhilde se perd de nouveau dans la contemplation du bien-aimé, le pur des purs, le cœur loyal entre tous, celui qui cependant l’a trahie, abandonnée, elle, la seule qu’il ait chérie. — Comment cela s’est-il fait ? Wotan, dieu inexorable, qui n’a pas craint, pour réparer sa faute éternelle, de vouer sa fille à cette extrême détresse en sacrifiant ainsi celui qu’elle aimait ! Combien douloureusement elle a appris, par l’excès de son malheur, ce qu’il lui fallait savoir ! Maintenant elle voit, elle sait, elle comprend tout, mais au prix de quelles souffrances !…

Elle aperçoit, tourbillonnant dans les airs, les deux noirs messagers du Père des combats : qu’ils retournent au Walhalla annoncer que maintenant tout est accompli, consommé, et que la race divine aura bientôt cessé d’être. Repose, repose, ô race des dieux !…

Elle fait signe aux vassaux de porter sur le bûcher la dépouille de Siegfried, à qui elle enlève d’abord l’anneau, qu’elle passe à son doigt. Cet anneau néfaste dont elle reprend possession, elle le lègue aux Filles du Rhin : qu’elles viennent le rechercher tout à l’heure, au milieu de ses cendres, après que le feu l’aura purifié de la malédiction qui a pesé si lourdement sur tous ceux qui l’ont possédé !

Elle s’approche du bûcher où repose déjà le corps du héros, et, brandissant une torche, elle enjoint de nouveau aux corbeaux d’aller alors dire à Wotan ce qui se passe ici ; puis, qu’ils volent jusqu’au rocher où elle a dormi, et ordonnent à Loge, qui y séjourne encore, de se transporter au Walhalla et d’embraser la royale demeure des dieux ; car le crépuscule éternel commence pour eux, et le feu qui va bientôt la consumer elle-même se propagera jusqu’à l’inaccessible retraite du Maître du monde.

Elle lance le brandon sur le bûcher, qui s’enflamme aussitôt. Puis, se retournant une dernière fois vers le peuple assemblé, elle lui lègue, dans un suprême adieu, le trésor de sa science sacrée : la race des dieux est éteinte, l’univers est sans maître ; mais il lui reste un bien précieux entre tous et qu’il doit apprendre à chérir plus que l’or, plus que la gloire et la grandeur : c’est l’amour, qui seul peut sortir victorieux de toutes les épreuves et donner la félicité parfaite.

Brünnhilde reçoit son coursier Grane, que deux jeunes gens lui amènent ; elle lui enlève tous ses harnais, le débride, lui montre le bûcher où repose son maître, puis, s’élançant sur le noble animal, elle bondit avec lui dans les flammes, qui s’élèvent en crépitant et gagnent toute la scène. Le peuple consterné se disperse, puis le bûcher s’écroule en dégageant une épaisse colonne de fumée. Bientôt la nuée se dissipe, et l’on aperçoit les flots du Rhin qui débordent maintenant et montent jusqu’au seuil du palais, amenant les trois Ondines sur leurs eaux.

Hagen, qui a observé toute la dernière scène avec une sombre angoisse, se précipite, poussant un dernier et formidable cri de convoitise, au milieu des flots pour y chercher l’anneau ; mais il se voit saisi et entraîné au fond de l’abîme par Wellgunde et Woglinde, tandis que Flosshilde se montre à la crête des vagues, brandissant joyeuse l’Anneau enfin reconquis !…

Au loin le ciel s’embrase : l’incendie gagne tout l’hor rizon, et les vassaux, muets de stupeur, contemplent le sinistre et saisissant spectacle de l’anéantissement du palais des dieux, qui s’abîme dans l’horreur grandiose d’un océan de feu.

C’est par cet émouvant cataclysme que se termine la quatrième et dernière journée de l’Anneau du Nibelung.

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  1. Le vrai nom est : Trilogie avec prologue, mais l’appellation de Tétralogie est consacrée par l’usage.
  2. Les Alfes (ou Albes) sont des génies tantôt supérieurs et beaux : les Alfes lumineux ; tantôt inférieurs : les Alfes ténébreux, « plus noirs que la poix ». Alberich était un Alfe noir.
  3. Loge seul conserve sa vigneur, car, en sa qualité de dieu secondaire, il ne participait point à la nourriture régénératrice. C’est à cause de son infériorité que nous le verrons, dans la suite du drame, séparer sa cause de celle des autres dieux.
  4. Hella personnifie la mort vulgaire. À elle appartiennent ceux qui périssent loin des combats.
  5. Vala est le nom que donnaient les Scandinaves aux prophétesses.