Le Voyageur enchanté/Chapitre 15

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Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 261-276).


XV


— Voyez-vous, commença Ivan Sévérianitch, — mon prince était un homme bon, mais changeant. Quand il voulait quelque chose, il le lui fallait tout de suite, coûte que coûte, autrement il serait devenu fou, et il ne reculait devant aucun sacrifice pour se procurer ce dont il avait envie, mais, dès qu’il l’avait obtenu, il cessait d’apprécier son bonheur. C’est ce qui lui arriva encore avec cette femme. Le père de Grouchka et les autres Tsiganes du tabor, comprenant à merveille le caractère du prince, ne lui cédèrent la jeune fille que moyennant une somme qui dépassait de beaucoup ses moyens, car le bien qu’il possédait était assez important, mais en fort mauvais état. Comme il n’avait pas sous la main l’argent qu’on exigeait en échange de Grouchka, il l’emprunta et dut quitter le service,

Connaissant ses habitudes, je me doutais bien que la Tsigane ne serait pas longtemps heureuse avec lui et l’événement confirma mes prévisions. D’abord, il l’accabla de caresses, passa des journées entières à la regarder et à pousser des soupirs ; puis il commença à bâiller en sa présence et se plut à m’admettre en tiers entre lui et sa maîtresse.

— Assieds-toi, me disait-il, — écoute.

Je prenais une chaise, je m’asseyais quelque part dans le voisinage de la porte, et j’écoutais. D’ordinaire, voici ce qui avait lieu : le prince priait Grouchka de chanter. « Devant qui chanterai-je ? répondait-elle ; tu es devenu indifférent, et j’aime qu’une âme frémisse et palpite en entendant ma voix. » Aussitôt le prince me faisait venir et nous l’écoutions à deux. Ensuite Grouchka lui suggéra elle-même de m’envoyer chercher et me témoigna beaucoup d’amitié ; souvent, quand elle avait fini de chanter, je prenais le thé dans son appartement avec le prince, mais, bien entendu, à une table particulière ou sur l’appui d’une fenêtre. Si elle se trouvait seule, elle me faisait asseoir sans cérémonie à côté d’elle. Ainsi se passa un certain temps, mais le prince devenait de plus en plus sombre ; un jour, il me dit :

— Sais-tu une chose, Ivan Sévérianoff ? mes affaires vont très mal.

— Comment vont-elles mal ? répliquai-je : — grâce à Dieu, vous vivez convenablement et rien ne vous manque.

À ces mots, il se fâcha soudain.

— Que vous êtes bête, mon à demi très honoré ! « Rien ne me manque ! » Qu’est-ce que j’ai donc ?

— Vous avez tout ce qu’il vous faut.

— Ce n’est pas vrai, je suis dans la misère, je dois maintenant regarder à une bouteille de vin pour mon dîner. Est-ce que c’est une vie ? Est-ce que c’est une vie ?

« Voilà ce qui te désole ! » pensai-je et je répondis :

— Allons, si vous n’avez pas toujours autant de vin qu’il vous en faudrait, ce n’est pas encore un grand malheur, on peut supporter cela. En revanche, vous avez quelque chose de plus agréable que le vin et le miel.

Il comprit que je faisais allusion à Grouchka ; un peu déconcerté par mes paroles, il se mit à marcher en agitant la main :

— Sans doute… sans doute, reconnut-il, — bien entendu… mais pourtant… Voilà maintenant six mois que j’habite ici sans voir personne…

— Et quel besoin avez-vous de voir des étrangers, quand vous avez l’âme désirée ?

Le prince rougit.

— Mon ami, dit-il, — tu ne comprends rien : parce qu’on a un bien, ce n’est pas une raison pour n’en pas désirer un autre.

« Ah ! camarade, pensai-je, c’est comme ça que tu raisonnes ! »

— Eh bien ! repris-je, — que faire maintenant ?

— Entreprenons un commerce de chevaux. Je veux que les remonteurs et les éleveurs viennent encore chez moi.

Je songeai en moi-même que le commerce des chevaux n’était pas une occupation fort chic pour un gentilhomme, mais, comme l’essentiel, à mon avis, était d’empêcher l’enfant de pleurer, je répondis :

— Soit.

Nous montâmes ensemble une écurie. Mais, une fois lancé dans cette affaire, le prince s’y jeta à corps perdu, avec toute l’impétuosité de son tempérament. S’étant procuré tant bien que mal un peu d’argent, il acheta une quantité de chevaux, ne voulut pas m’écouter et les choisit en dépit du sens commun… Nous fûmes bientôt encombrés d’un tas de rosses que nous ne pûmes vendre. Cette déconvenue dégoûta soudain le prince du métier de maquignon ; il se livra alors à diverses opérations plus ou moins aventureuses, établit un moulin extraordinaire, fonda une fabrique de harnais… Toutes ces entreprises se soldèrent par des déficits, ce qui réagit d’une façon fâcheuse sur son humeur….. Il en vint à déserter continuellement la maison ; sans cesse il courait ici ou là, en quête de quelque chose. Grouchka restait seule au logis et dans une situation….. intéressante. Elle s’ennuyait. « Je ne le vois guère, » soupirait-elle. Mais elle luttait contre elle-même, se piquait de générosité. S’apercevait-elle qu’il était depuis vingt-quatre heures à la maison et qu’il commençait à trouver le temps long, elle était la première à lui dire :

— Tu devrais sortir, mon émeraude, mon rubis ; va te promener ; pourquoi rester avec moi ? Je suis une femme simple, sans instruction.

En entendant ces paroles, il se sentait honteux de sa manière d’être, baisait les mains de sa maîtresse et faisait l’effort de passer deux ou trois jours auprès d’elle. Mais ensuite c’était plus fort que lui, il fallait qu’il sortît, et, avant de s’en aller, il me la recommandait :

— Aie soin d’elle, mon à demi honoré Ivan Sévérianoff ; toi, tu es un artiste, tu n’es pas un musard comme moi, mais un véritable artiste dans toute la force du terme, voilà pourquoi tu sais causer avec elle de façon à vous amuser tous les deux ; moi, ces « émeraudes » et ces « rubis » me font dormir.

— Pourquoi cela ? répliquais-je ; — ce sont des mots d’amour.

— Oui, mais ce n’en est pas moins bête et assommant.

Je ne répondais pas, seulement je devins dès lors le visiteur assidu de Grouchka : en l’absence du prince, je me rendais régulièrement deux fois par jour au pavillon occupé par la Tsigane et la distrayais de mon mieux.

Ce métier n’était pas une sinécure, car elle se plaignait toujours.

— Mon cher, mon bon ami Ivan Sévérianovitch, me disait-elle, — la jalousie me tourmente cruellement, mon chéri.

Moi, comme de juste, j’essayais de la tranquilliser :

— Pourquoi te tourmenter ainsi ? Qu’il aille n’importe où, il reviendra toujours près de toi.

Mais elle fondait en larmes, se frappait la poitrine et reprenait :

— Non, dis-moi… ne me cache rien, mon véritable ami, où va-t-il ?

— Chez des messieurs du voisinage ou à la ville.

— Et n’y a-t-il pas là quelque part une femme qui le détache de moi ? Dis : peut-être qu’il avait une maîtresse avant moi et que maintenant il a renoué avec elle, ou bien peut-être que le scélérat pense à se marier ?

Et, pendant qu’elle parlait, ses yeux brillaient d’un feu dont il était impossible de supporter l’éclat.

Je tâchais de la consoler, mais dans mon for intérieur je me disais : « Qui sait ce qu’il fait ? » car dans ce temps-là nous le voyions à peine.

Dès qu’elle se fut logé dans l’esprit qu’il allait se marier, elle me répéta sur tous les tons :

— Va à la ville, cher Ivan Sévérianovitch ; vas-y, renseigne-toi exactement sur tout ce qui le concerne et dis-le-moi sans rien déguiser.

Ses instances furent si vives et elle m’inspirait une telle pitié qu’à la fin je cédai.

« Allons, advienne que pourra, décidai-je, j’irai. Si j’apprends de mauvaises nouvelles, s’il résulte de mon enquête que le prince la trompe, je ne lui dirai pas tout, mais je verrai de quoi il retourne et je tirerai la chose au clair. »

Je me rendis à la ville sous prétexte de médicaments à acheter pour les chevaux chez les herboristes, mais, en réalité, j’avais mon plan.

Grouchka ne savait pas et il avait été formellement défendu aux domestiques de lui dire, qu’avant elle le prince avait eu à la ville une liaison avec une personne de condition, une certaine Eugénie Séménovna, fille d’un secrétaire de collège. Cette dame était connue de toute la ville pour sa bonté, ses avantages physiques et son talent de pianiste ; elle avait eu avec mon prince une petite fille, mais sa taille s’était épaissie et, disait-on, c’était pour ce motif qu’il l’avait lâchée. Toutefois, comme il possédait encore à cette époque une fortune considérable, il avait acheté à la mère et à l’enfant une maison en ville, et elles vivaient là d’un petit revenu. Depuis qu’il avait fait ce cadeau à son ancienne maîtresse, le prince avait complètement cessé de la voir, mais ses gens, se souvenant des bontés d’Eugénie Séménovna, ne manquaient jamais de passer chez elle quand ils allaient à la ville ; ils l’aimaient beaucoup ; elle, de son côté, les recevait très aimablement et continuait à s’intéresser aux affaires du prince.

Arrivé à la ville, je me rendis droit chez cette bonne dame et je lui dis :

Matouchka Eugénie Séménovna, je suis descendu chez vous.

— Eh bien ! enchantée, me répondit-elle. — Seulement pourquoi n’es-tu pas allé chez le prince ?

— Mais est-ce qu’il est ici, en ville ? demandai-je.

— Oui. Il est ici déjà depuis huit jours, il a quelque chose en train.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il va prendre à ferme une fabrique de drap.

— Seigneur ! m’écriai-je. — Qu’est-ce qu’il a encore imaginé là ?

— Est-ce que c’est mauvais ? questionna Eugénie Séménovna.

— Je ne dis pas cela, seulement je trouve la chose étonnante.

Elle sourit.

— Voici qui t’étonnera encore plus : le prince m’a écrit, il me prie de le recevoir aujourd’hui parce qu’il désire voir sa fille.

— Eh bien ! vous le lui avez permis, matouchka Eugénie Séménovna ?

Elle répondit en haussant les épaules :

— Libre à lui de venir voir sa fille !

Ensuite elle soupira, baissa la tête et devint rêveuse. Elle était encore si jeune, si blanche, si bien en chair ! Et, pour la conversation, il n’y avait pas de comparaison possible entre elle et Grouchka… Cette dernière ne sortait pas de ses « émeraudes » et de ses « rubis », tandis qu’Eugénie Séménovna, c’était tout autre chose… Je compris qu’à l’égard d’une pareille femme la jalousie n’était que trop légitime.

« Oh ! me dis-je, pourvu que, quand il viendra voir le baby, il ne s’avise pas de te regarder toi-même, cet homme au cœur inassouvi ! Autrement, mal en ira à ma pauvre Grouchenka ! »

Je me faisais ces réflexions, assis dans la chambre d’enfant où Eugénie Séménovna avait ordonné à la niania de me servir du thé. Soudain j’entends sonner à la porte ; la femme de chambre accourt toute joyeuse et dit à la niania :

— Le prince est arrivé !

Mon premier mouvement fut de me lever pour aller à la cuisine, mais la niania Tatiana Iakovlevna était une vieille Moscovite fort causeuse ; elle aimait terriblement à bavarder ; aussi, craignant de perdre un auditeur, elle me dit :

— Ne t’en va pas, Ivan Sévérianitch, allons nous asseoir dans la garde-robe, derrière une armoire ; il n’y a pas de danger qu’elle le conduise là, et nous pourrons encore tailler une bavette ensemble.

Je consentis parce que je comptais sur l’humeur loquace de Tatiana Iakovlevna pour obtenir quelque renseignement utile à Grouchka et, comme Eugénie Séménovna m’avait envoyé une petite fiole de rhum à boire avec mon thé, je résolus, moi qui avais alors complètement renoncé à la boisson, de verser ce rhum dans la tasse de la bonne vieille : cela lui ferait peut-être lâcher des choses qu’autrement elle n’aurait pas dites.

Nous quittâmes la chambre d’enfant et nous nous assîmes derrière des armoires, dans une petite pièce fort étroite ou, pour mieux dire, dans un corridor avec une porte au bout, mais justement cette porte donnait accès dans la chambre où Eugénie Séménovna recevait le prince ; elle se trouvait même contre le divan sur lequel ils étaient assis. En un mot, il n’y avait entre eux et moi que cette porte fermée qui, de l’autre côté, était garnie d’une tenture, mais c’était absolument comme si j’avais été dans la même chambre qu’eux, car j’entendais tout.

— Bonjour, ma vieille amie, mon amie éprouvée ! dit le prince en entrant.

— Bonjour, prince, répondit-elle ; — à quoi dois-je le plaisir de votre visite ?

— Nous parlerons de cela plus tard, laisse-moi d’abord te présenter mes civilités et permets que j’embrasse ta petite tête.

J’entendis le bruit d’un baiser ; puis le prince s’informa de sa fille. Eugénie Séménovna répondit qu’elle était à la maison.

— Elle va bien ?

— Oui.

— Et elle a grandi, sans doute ?

— Naturellement, elle a grandi, fit avec un rire Eugénie Séménovna.

— J’espère que tu me la montreras ?

— Pourquoi pas ? Très volontiers.

Et, passant dans la chambre d’enfant, elle appela cette même bonne, Tatiana Iakovlevna, avec qui je me régalais.

Niania, amenez Ludotchka au prince.

Tatiana Iakovlevna lança un jet de salive et déposa sa soucoupe sur la table en grommelant :

— Oh ! peste soit de vous ! On n’est pas plus tôt en train de causer avec quelqu’un, qu’il faut s’arracher à ce plaisir ! Impossible de s’amuser une minute ! Reste un moment ici ! ajouta-t-elle, après m’avoir caché à la hâte derrière les jupes de sa maîtresse, qui étaient pendues au mur.

Elle sortit ensuite avec la petite fille : demeuré seul dans la garde-robe, j’entendis tout à coup le prince embrasser la fillette à deux reprises et lui tapoter les genoux.

— Mon enfant, veux-tu faire une promenade en voiture ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas ; il reprit en s’adressant à la mère :

— Je vous en prie, envoyez-la prendre l’air avec sa bonne, je mets mon équipage à leur disposition.

— Pourquoi ? questionna en français Eugénie Séménovna.

— Il le faut absolument, répliqua le prince.

Après qu’ils eurent encore échangé quelques mots à ce sujet, la barinia, de guerre lasse, dit à la niania :

— Habillez-la, et vous irez promener avec elle.

La vieille emmena le baby, laissant la maîtresse de la maison en tête-à-tête avec le visiteur. Quant à moi, je restai aux écoutes dans la garde-robe : outre qu’il m’était impossible de quitter ma cachette, je me disais que le moment était venu où j’allais savoir si on nourrissait quelque mauvais dessein contre Grouchka.