Le Voyageur enchanté/Chapitre 19

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Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 310-331).


XIX


Je m’enfuis, éperdu, de ce lieu ; je me souviens seulement que je croyais toujours avoir à mes trousses un être d’une taille gigantesque, une sorte de fauve effronté dont le corps nu, tout noir et couvert de poils, était terminé par une petite tête affectant la forme d’une lune. Je supposais que c’était ou Caïn ou Satan lui-même, je courais toujours pour lui échapper et j’invoquais mon ange gardien. Quand je repris mes sens, je me trouvais sur un grand chemin, sous un cytise. C’était en automne, par un temps sec et froid ; le soleil brillait, mais le vent soulevait la poussière de la route et faisait tourbillonner les feuilles jaunies. Quelle heure était-il ? En quel endroit étais-je ? Où conduisait ce chemin ? je l’ignorais. Que fallait-il que je fisse ? je ne le savais pas davantage. Une seule pensée m’occupait : l’âme de Grouchka était maintenant perdue, je devais souffrir pour elle et la racheter de l’enfer. Mais comment m’acquitter de ce devoir ? je me le demandais en vain et je souffrais cruellement de ne pouvoir répondre à cette question.

Tout à coup quelque chose frôle mon épaule. Je regarde : c’est une branche morte qui s’est détachée du cytise et qui roule au loin. Soudain apparaît Grouchka, mais elle est toute petite, on ne lui donnerait pas plus de six ou sept ans et elle a aux épaules de petites ailes. À peine l’ai-je aperçue qu’elle s’éloigne de moi avec la rapidité de l’éclair, je ne vois plus qu’un nuage de poussière qui s’élève derrière elle.

« Assurément, pensai-je, c’est son âme qui m’accompagne ; sans doute elle me guide, me montre le chemin. » Et je me mis en route. Je marchai toute la journée sans savoir moi-même où j’allais. Je n’en pouvais plus de fatigue quand soudain vint à passer une charrette qui suivait la même direction que moi. Dans cette charrette se trouvait un vieux paysan avec sa femme. « Monte, pauvre homme, me dirent-ils, nous te voiturerons. » Je m’assis à côté d’eux. Ils étaient fort affligés et, chemin faisant, ils m’apprirent la cause de leur chagrin : « Nous avons bien du malheur, notre fils est pris par la conscription et nous ne sommes pas assez riches pour lui acheter un remplaçant. » Ému de pitié, je leur dis : « Je partirais bien à sa place et cela gratis, uniquement pour vous rendre service, mais je n’ai pas de papiers. » À quoi ils répliquèrent : « C’est la moindre des choses ; tu n’as qu’à prendre le nom de notre fils, Pierre Serdukoff ; le reste nous regarde. »

— Eh bien ! répondis-je, — moi, cela m’est égal, je continuerai à vénérer comme mon patron Jean le Précurseur, mais je puis prendre tel nom qu’il vous plaira.

Sur ce, les deux vieillards m’emmenèrent à la ville où siégeait la commission de recrutement ; ils me présentèrent là comme leur fils et me remirent vingt-cinq roubles pour mes frais de voyage, promettant en outre de me venir en aide toute leur vie. Dès que j’eus reçu cet argent, je le donnai à un monastère pauvre afin qu’on y dît des messes pour le repos de l’âme de Grouchka. Ensuite je priai l’autorité de m’envoyer au Caucase où j’espérais trouver bientôt la mort en combattant pour la religion. On fit droit à ma demande et je passai plus de quinze ans au Caucase sans jamais révéler à personne mon véritable nom ; pour tout le monde j’étais Pierre Serdukoff, mais, le jour de la Saint-Jean, je priais le Précurseur d’intercéder pour moi auprès de Dieu. Moi-même j’avais presque fini par oublier mon ancien état civil et j’achevais de la sorte ma dernière année de service quand tout à coup, le jour même de la Saint-Jean, nous fûmes détachés à la poursuite d’une bande de Tatares qui, après une action fort meurtrière pour eux, battaient en retraite vers le Koï-Sou. Cette dénomination est commune à plusieurs rivières du Caucase. Pour les distinguer les unes des autres, on donne à chacune d’elles le nom de la région qu’elle arrose : c’est ainsi qu’il y a le Koï-Sou d’Andi, le Koï-Sou d’Avaria, le Koï-Sou de Korikoumou et celui de Kouzikoumou. Ces diverses rivières se réunissent pour former le fleuve appelé Soulak. Mais toutes indistinctement ont un courant très rapide et une eau très froide, surtout le Koï-Sou d’Andi au delà duquel l’ennemi cherchait un refuge. Nous tuâmes énormément de ces Tatares ; cependant un certain nombre d’entre eux réussirent à traverser la rivière ; arrivés de l’autre côté, ils se retranchèrent derrière les rochers qui bordent la rive et, dès que nous nous montrions, ils nous envoyaient des coups de fusil. Leur tir était si habilement dirigé qu’à chaque décharge ils faisaient quelque victime dans nos rangs, mais ils ménageaient leur poudre et ne la brûlaient qu’à bon escient, car ils savaient que nous avions incomparablement plus de munitions qu’eux ; aussi, quoique nous fussions tous à portée de leurs balles, les coquins n’avaient garde d’ouvrir contre nous un feu en règle. Notre colonel était un brave à trois poils qui se plaisait à imiter les façons de Souvaroff et répétait continuellement : « Dieu me pardonne ! » Par son exemple il donnait du cœur à tous ses hommes. Dans le cas présent, il s’assit au bord de la rivière, ôta ses bottes et, plongeant ses jambes jusqu’aux genoux dans cette eau froide :

— Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, — que l’eau est chaude ! vous diriez du lait qu’on vient de traire ! Mes bienfaiteurs, qui veut passer à la nage de l’autre côté avec le câble qu’il faut y amorcer pour établir un pont ?

Tandis que le colonel nous adressait ce petit discours, sur la rive opposée, les Tatares, utilisant en guise de meurtrière une crevasse du roc, avaient braqué contre nous deux canons de fusils. Ils ne tiraient pas cependant, mais sitôt que deux soldats, répondant à l’appel de leur chef, se furent jetés à l’eau, une double détonation retentit et les deux soldats disparurent incontinent dans le Koï-Sou. Nous tirâmes à nous le câble, nous le confiâmes à deux autres hommes de bonne volonté et, après que ceux-ci se furent à leur tour élancés dans la rivière, nous dirigeâmes contre les retranchements ennemis un feu bien nourri, mais qui ne fit aucun mal aux Tatares, car nos balles n’atteignaient que les rochers ; quant à ces mécréants, à peine eurent-ils tiré sur nos nageurs qu’un nuage de sang se répandit à la surface de l’eau, et le gouffre engloutit deux nouvelles proies. Un troisième couple envoyé par nous eut le même sort que les précédents : il fut coulé bas par les Tatares avant même d’être parvenu au milieu du Koï-Sou. Cette fois il ne se trouva plus guère d’amateurs pour tenter le passage de la rivière ; chacun, en effet, comprenait que c’était aller au-devant d’une mort certaine, et pourtant il fallait châtier les scélérats.

— Écoutez, mes bienfaiteurs ! dit le colonel. — N’y a-t-il point parmi vous quelqu’un qui ait un péché mortel sur la conscience ? Dieu me pardonne ! comme il l’aurait belle maintenant de laver sa faute dans son sang !

« Pourquoi, pensai-je, attendre une meilleure occasion d’en finir avec la vie ? Que Dieu bénisse ma dernière heure ! » Alors, sortant des rangs, je me déshabillai, je récitai l’oraison dominicale, je saluai mes chefs et mes camarades en m’inclinant de tous côtés jusqu’à terre, et je dis mentalement : « Allons, Grouchka, ma sœur d’élection, reçois le sacrifice de mon sang, c’est pour toi que je l’offre ! » Après cela, je mis dans ma bouche l’extrémité d’une mince ficelle à l’autre bout de laquelle le câble était attaché, et je sautai dans la rivière.

L’eau était terriblement froide : je fus pris d’un frisson sous les aisselles, le souffle s’arrêta dans ma poitrine, des crampes saisirent mes jambes, mais je n’en continuai pas moins à nager…

Les balles des nôtres volaient au-dessus de ma tête, celles des Tatares tombaient dans l’eau à côté de moi, mais ne me touchaient pas ; je ne sais si je fus blessé ou non ; en tout cas, j’atteignis le rivage… Là, je ne courais plus aucun danger, car, vu la position que j’occupais au pied même des rochers, les Tatares, pour tirer sur moi, auraient dû sortir de leurs retranchements et s’offrir aux balles que nos soldats faisaient pleuvoir drues comme grêle sur la rive opposée. Je tendis le câble, on établit une passerelle, et, un instant après, mes camarades me rejoignaient. Mais je restais immobile à ma place, absent de moi-même, pour ainsi dire ; je ne comprenais rien parce qu’une seule pensée m’absorbait : quelqu’un a-t-il vu ce que j’ai vu ? Or, pendant que je nageais, j’avais vu Grouchka voler au-dessus de moi ; cette Grouchka était une adolescente, de seize ans environ ; elle avait de grandes ailes lumineuses qui s’étendaient d’une rive à l’autre et sous lesquelles elle m’abritait… Pourtant, personne ne soufflait mot de cela. « Allons, décidai-je, il faut que je raconte moi-même la chose. » Et, comme je recevais les éloges du colonel qui disait en me serrant dans ses bras :

— Oh ! Dieu me pardonne, quel gaillard tu es, Pierre Serdukoff !

Je répondis :

— Votre Haute Noblesse, je ne suis pas un gaillard, mais un grand pécheur et ni la terre ni l’eau ne veulent me recevoir.

— Quel péché as-tu commis ? me demanda-t-il.

— J’ai dans ma vie fait périr plusieurs âmes innocentes, repris-je et je lui racontai, la nuit, sous la tente, tout ce que vous venez d’entendre.

Mon récit qu’il écouta fort attentivement le rendit songeur.

— Dieu me pardonne ! observa-t-il, — tu en as vu de toutes les couleurs dans ton existence, mais, mon ami, tu auras beau dire, il faut qu’on te nomme officier. Je vais te proposer pour ce grade.

— Comme vous voudrez, répliquai-je, — seulement écrivez aussi là-bas pour savoir s’il n’est pas vrai que j’ai tué une tsigane comme je vous l’ai dit.

— C’est bien, il sera fait selon ton désir.

Le colonel écrivit, mais ne reçut, en réponse à sa lettre, que des renseignements erronés. « Jamais, lui mandait-on, rien de pareil n’est arrivé chez nous à aucune tsigane. Nous avons bien eu ici un Ivan Sévérianoff qui servait chez un prince, mais il a été affranchi et il est mort ensuite chez des paysans de la couronne, les époux Serdukoff. »

— Eh ! que faire maintenant ? Comment prouver que je suis coupable ?

— Mon ami, me dit le colonel, — ne t’avise plus de raconter de telles sottises sur ton compte : sans doute, quand tu as traversé le Koï-Sou à la nage, la fraîcheur de l’eau, jointe au danger que tu courais, a quelque peu dérangé tes facultés intellectuelles ; je suis bien aise pour toi qu’il n’y ait rien de vrai dans les faits dont tu t’accusais. À présent tu seras officier : c’est une fort bonne chose, mon ami, Dieu me pardonne !

Moi-même, alors, je ne sus plus que penser : avais-je, en effet, noyé Grouchka, ou m’étais-je figuré cela dans le bouleversement moral produit en moi par la mort de la tsigane ?

Je fus promu officier « pour action d’éclat », mais, comme je ne cessais de réclamer une enquête qui fît la lumière sur ma vie passée, pour se débarrasser de mes importunités, on me mit à la retraite avec la croix de Saint-Georges.

Le colonel me complimenta à ce propos :

— Je te félicite, maintenant tu es noble et tu peux être attaché à une chancellerie ; Dieu me pardonne ! tu vivras joliment tranquille. Tiens, ajouta-t-il en me remettant une lettre pour un grand personnage de Pétersbourg, — va le trouver, il te procurera un emploi et, grâce à son appui, tu feras ton chemin.

Muni de cette lettre, je me rendis à Piter, mais je n’y fis pas un fameux chemin.

— Par quel hasard ?

— Je restai fort longtemps sans place, ensuite je tombai sur le fita[1], et ce fut pire que jamais.

— Comment, sur le fita ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Le protecteur pour qui le colonel m’avait donné un mot de recommandation me fit entrer au bureau des adresses. Là, chaque employé a sa lettre qui constitue, pour ainsi dire, son département spécial. Certaines lettres sont très bonnes, comme, par exemple, le bouki, le pokoï, le Kako[2] : ce sont les initiales de beaucoup de noms, et l’employé qui les a dans son service se fait un joli revenu, mais moi on me mit au fita. C’est la plus mauvaise lettre, très peu de noms commencent par elle, et encore parmi ceux qui sembleraient devoir s’écrire ainsi, beaucoup sont orthographiés autrement par le caprice de leur propriétaire. Quelqu’un veut-il s’anoblir, tout de suite, de son autorité privée, il remplace son fita par un phert[3]. Vous vous exterminez à le chercher au fita et vous vous donnez inutilement tout ce mal parce qu’il a fait inscrire son nom avec un phert. Pour ne rien gagner, ce n’était pas la peine de passer chaque jour de longues heures dans un bureau. Voyant qu’il n’y avait rien à faire là pour moi, j’essayai de me placer comme cocher, attendu que j’avais l’habitude de ce métier, mais personne ne voulut me prendre à son service. « Tu es noble, me disait-on, tu es officier et tu as une décoration militaire, on ne pourrait ni t’engueuler, ni te battre… » C’était vraiment à se pendre de désespoir ; mais, grâce à Dieu, je n’en vins pas à cette extrémité, et, pour ne pas mourir de faim, je me fis artiste.

— Artiste ? Dans quel genre ?

— Je jouais des rôles.

— À quel théâtre ?

— Dans une baraque sur la place de l’Amirauté. Là, la noblesse n’est pas une cause d’exclusion, on reçoit tout le monde : il y a des officiers, des chefs de bureau, des étudiants, mais ce sont surtout les employés du Sénat qui dominent.

— Et cette vie-là vous plaisait ?

— Non.

— Pourquoi donc ?

— D’abord, les pièces étaient toujours mises à l’étude et répétées pendant la semaine sainte ou à la veille de la semaine grasse, quand on chante à l’église : « Ouvre-moi les portes du repentir » ; en second lieu, j’avais un rôle fort pénible.

— Quel rôle ?

— Je représentais le diable.

— Qu’est-ce que cela avait de si pénible ?

— Comment donc ! Dans deux tableaux, il fallait danser et faire des culbutes, chose extrêmement malaisée avec mon costume, car toute ma personne était emprisonnée dans une peau de bouc à longs poils ; j’avais, de plus, une immense queue disposée sur un fil d’archal ; à chaque instant mes jambes s’embarrassaient dans cette queue, et avec mes cornes j’accrochais tout ce qui se trouvait au-dessus de ma tête ; en outre, je n’étais plus dans la fleur de l’âge, mes membres avaient déjà perdu la vigueur et l’élasticité de la jeunesse ; et puis mon rôle me condamnait à être battu pendant toute la durée de la représentation. Cela m’ennuyait au plus haut degré. Sans doute les bâtons en usage au théâtre n’ont que l’apparence de véritables bâtons. Ce sont des gaines de toile bourrées d’étoupe à l’intérieur, mais n’importe, il est fort ennuyeux de recevoir continuellement cela sur le dos. Ajoutez que certains de mes camarades n’y allaient pas de main morte : soit pour se réchauffer, soit par manière de plaisanterie, ils tapaient ferme et ne laissaient pas de me faire mal. Sous ce rapport, j’avais surtout à me plaindre des employés du Sénat. Ces gens-là forment au théâtre une coterie très exclusive, ils se soutiennent tous entre eux ; par contre, si quelque militaire vient à faire partie de la troupe, ils s’appliquent à lui rendre la vie très dure. Ainsi moi, par exemple, ils me battaient sous les yeux de tout le public depuis midi jusqu’à la nuit, et c’était à qui frapperait le plus fort pour mieux divertir les spectateurs. Cela n’avait rien d’agréable. Et, par-dessus le marché, il m’arriva là une aventure fâcheuse à la suite de laquelle je dus quitter la scène.

— Qu’est-ce qui vous arriva donc ?

— Je rossai un prince.

— Comment, un prince ?

— C’est-à-dire, pas un vrai prince, un prince de théâtre : en fait, c’était un scribe du Sénat, un secrétaire de collège[4], mais chez nous il jouait les princes.

— Pourquoi donc l’avez-vous battu ?

— Il ne l’avait pas volé, il aurait même mérité une punition plus sévère encore. Cet homme était un mauvais plaisant qui ne savait qu’inventer pour tourmenter les autres, et nous étions tous victimes de ses pasquinades.

— Vous aussi ?

— Moi aussi ; il me faisait souvent de vilaines farces ; il abîmait mon costume ; au foyer, pendant que nous étions en train de nous chauffer et de boire du thé, il se glissait tout doucement derrière moi et accrochait ma queue à mes cornes, ou imaginait quelque autre niche semblable ; je ne m’apercevais de rien ; j’entrais en scène comme cela, et le directeur me mettait à l’amende. Pour tout ce qui me touchait personnellement, je prenais patience, mais cet odieux bouffon s’avisa soudain de molester une fée. C’était une toute jeune fille appartenant à une famille de gentilshommes pauvres ; elle représentait chez nous la Fortune et devait sauver le prince de mes mains. Le costume de son rôle ne se composait que d’une tunique de tulle avec des ailes, il gelait à pierres fendre, la pauvrette avait ses menottes toutes bleues, tout engourdies, et il ne cessait de la tarabuster ; à l’apothéose, quand nous descendîmes à trois dans le sous-sol, il se permit même de la pincer à travers son léger vêtement. J’eus pitié d’elle : j’administrai au drôle une sérieuse raclée.

— Et comment cela se termina-t-il ?

— Sur le moment, il n’y eut rien ; l’incident, s’étant passé dans le troisième dessous, n’avait eu d’autre témoin que cette fée ; mais, ensuite, les employés du Sénat prirent tous fait et cause pour leur collègue ; ils exigèrent impérieusement mon renvoi, et, comme c’étaient les premiers sujets de la troupe, le directeur, pour leur faire plaisir, me mit à la porte.

— Et qu’est-ce que vous devîntes alors ?

— Ma sortie du théâtre me laissait sans gîte et sans pain ; la fée reconnaissante me vint en aide ; mais il m’était pénible de recevoir les bienfaits d’une femme fort pauvre elle-même, et je cherchais toujours un moyen de sortir d’une situation pareille. Retourner au fita, je n’y tenais pas ; d’ailleurs, ma place avait déjà été donnée à un autre malheureux ; si bien que je me décidai à entrer dans un monastère.

— À cause de cela seulement ?

— Mais, qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Je n’avais pas le choix. Du reste, je m’y trouve bien.

— Vous avez pris goût à la vie monastique ?

— Oui, je l’aime beaucoup ; c’est une existence tranquille qui ressemble fort à celle qu’on mène au régiment ; vous n’avez à vous inquiéter ni du vêtement ni de la nourriture, et la seule chose qu’on exige de vous, c’est que vous obéissiez à vos supérieurs.

— Et cette obéissance ne vous pèse pas quelquefois ?

— Pourquoi donc me pèserait-elle ? Plus l’homme obéit, plus il vit paisiblement. Pour ce qui est de moi en particulier, la règle du couvent ne me gêne pas du tout : je ne vais à l’office et à l’église que quand je désire y aller, et j’exerce le métier auquel je suis accoutumé. Lorsqu’on me dit : « Attelle, père Izmaïl » (c’est le nom que je porte maintenant), j’attelle ; si on me dit : « Père Izmaïl, dételle, » eh bien, je dételle.

— Permettez ! observâmes-nous : — ainsi, malgré votre entrée au couvent, vous êtes resté… avec les chevaux ?

— Toujours cocher. Au monastère, on n’a pas peur de ma qualité d’officier, car, bien qu’encore dans les ordres mineurs, je suis pourtant moine et considéré à l’égal de tous les autres.

— Mais vous recevrez bientôt les ordres majeurs ?

— Je ne les recevrai pas.

— Pourquoi cela ?

— Parce que… je ne m’en crois pas digne.

— C’est toujours à cause de vos péchés ou de vos égarements d’autrefois ?

— Ou-ou-i ; d’ailleurs, d’une façon générale, à quoi bon ? Je suis fort content de ma position subalterne et je vis tranquille.

— Mais aviez-vous déjà raconté à quelqu’un toute votre histoire, telle que vous venez de nous la faire connaître ?

— Comment donc ! je l’ai racontée plus d’une fois ; mais cela ne sert à rien quand il n’y a pas de preuves… On ne veut pas me croire, et le mensonge que je traînais après moi dans le monde m’a suivi au couvent, où je suis considéré comme un homme plein de noblesse. À présent, du reste, peu m’importe : je me fais vieux.

L’histoire du voyageur enchanté était évidemment terminée ; il ne nous restait plus qu’une chose à savoir : comment il passait sa vie au couvent.



  1. Lettre russe qui correspond au e grec.
  2. Noms slavons des lettres b, p et k.
  3. Nom que portait la lettre ph dans l’ancien alphabet russe.
  4. Titre donné aux employés qui appartiennent à la dixième classe du tchin.