Le XVIII brumaire de Louis Bonaparte/1

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Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. 191-207).


I


Hégel remarque quelque part que tous les grands événements, toutes les grandes figures historiques se produisent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois c’est une tragédie, la seconde fois une farce. C’est Caussidière qui est là pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848-51 pour la Montagne de 1793-95, le neveu pour l’oncle. La même caricature se retrouve dans les conditions, dans lesquelles s’est faite une deuxième édition du XVIII brumaire !

Les hommes font leur propre histoire, mais il ne la font pas spontanément dans des conditions choisies par eux, mais, au contraire, dans des conditions qu’ils ont trouvées toutes faites, dans des conditions données, transmises. La tradition de toutes les générations défuntes est un cauchemar qui pèse sur le cerveau des vivants. Même au moment précis où ils paraissent s’employer à se transformer eux-mêmes, à bouleverser les choses, à créer ce qui n’a jamais existé encore, précisément à ces époques de crise révolutionnaire, inquiets, ils évoquent en leur faveur les esprits du passé, leur empruntent leur nom, leur cri de guerre, leur costume pour jouer sous ce déguisement d’une antiquité respectable et dans cette langue empruntée une nouvelle scène historique. Luther prenait le masque de l’apôtre Paul, la Révolution de 1789-1814 prit alternativement le costume de la révolution romaine et celui de l’empire romain, et la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier ici 1789 et là la tradition révolutionnaire de 1793-95. De même le commençant qui a appris une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle ; mais il n’a pénétré le génie de la nouvelle langue, il ne peut s’y risquer hardiment que quand ses réminiscences ne l’entravent plus et qu’il oublie en parlant sa langue maternelle.

Si l’on considère ces évocations historiques, on y remarquera aussitôt une différence saillante. Sous la première Révolution, Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, les partis, la masse remplissaient, sous les costumes romains, avec les phrases romaines, le devoir qu’imposait l’époque : ils travaillaient librement à établir la société bourgeoise moderne. Les uns mettaient en pièces les terres féodales et fauchaient les têtes seigneuriales qui s’étaient élevées sur ces terres. Les autres créaient, au sein de la France, les conditions nécessaires pour que pût se développer la libre concurrence, s’exploiter la propriété parcellaire, s’utiliser industriellement, ses entraves une fois brisées, la force productive de la nation ; hors des limites de la France, ils balayaient partout les formes féodales autant qu’il était nécessaire pour fournir à la société bourgeoise, en France, un milieu convenable, opportun. Quand la nouvelle forme de société fut établie, les colosses prédiluviaux disparurent et avec eux les reconstitutions empruntées à Rome, les Brutus, les Grachus, les Publicola, les tribuns, les sénateurs et César même. La société bourgeoise, dans sa froide réalité, avait créé ses vrais interprètes, ses porte-parole : les Say, les Cousin, les Royer-Collard, les Benjamin Constant, les Guizot ; ses véritables capitaines siégeaient derrière les comptoirs et la face de lard de Louis XVIII formait sa tête politique. Totalement absorbée par la production de la richesse et par la lutte pacifique de la concurrence, elle ne concevait plus comment les ombres romaines avaient pu veiller sur son berceau. Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, il n’en avait pas moins fallu l’héroïsme, le sacrifice, la terreur, la guerre civile, les batailles pour la mettre au monde. Et ses gladiateurs trouvèrent, dans les traditions strictement classiques de la République romaine, l’idéal et les formes artistiques, les illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes l’objet bourgeoisement étroit de leurs luttes et maintenir leur passion à la hauteur de la grande tragédie historique. C’est ainsi qu’à une autre période de l’évolution, un siècle auparavant, Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l’ancien Testament la langue, les passions et les illusions de leur révolution bourgeoise. Quand le véritable but fut atteint, quand la transformation bourgeoise de la société anglaise fut accomplie, Locke supplanta Habacuc.

Dans ces révolutions dont nous venons de parler, la résurrection servait donc à ennoblir les nouvelles luttes et non à parodier les luttes passées, à grandir en imagination le problème présent et non à fuir devant sa solution dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à faire revenir son ombre.

De 1848 à 1851, la révolution passée se contentait de revenir : Marrast, le « républicain en gants jaunes[1] » prenait le déguisement du vieux Bailly, un aventurier cachait ses traits d’une trivialité repoussante sous le masque de fer de Napoléon. Quand un peuple tout entier pense par une révolution avoir accéléré son mouvement historique, il se trouve soudainement transporté dans une période passée. Pour qu’aucune illusion sur la rechute ne soit possible, réapparaissent alors les anciennes dates, l’ancienne chronologie, les anciens noms, les anciens édits qui ne relèvent plus depuis longtemps que des érudits et des antiquaires, les anciens estafiers que l’on croyait depuis longtemps tombés en décomposition. Il en est de cette nation comme de cet Anglais fou à Bedlam qui pense vivre à l’époque des anciens Pharaons et se lamente tous les jours sur le dur travail qu’il est contraint d’accomplir comme mineur dans les mines d’or d’Ethiopie. Il croit être muré dans cette prison souterraine ; une lampe avare de sa lumière est fixée sur sa tête ; derrière lui se trouve le surveillant armé d’un long fouet ; les issues sont gardées par une troupe disparate de mercenaires barbares incapables de comprendre les forçats dans les mines, incapables même de s’entendre entre eux : ils ne parlent pas la même langue. « Et l’on exige tout cela de moi », soupire le fou, « de moi, Breton né libre pour pouvoir fournir d’or les anciens pharaons. » « Pour payer les dettes de la famille Bonaparte » — soupire la nation française. — L’Anglais, tant qu’il était dans son bon sens ne pouvait se débarrasser de l’idée fixe de se procurer de l’or. Les Français, tant qu’ils étaient en révolution, ne pouvaient chasser les souvenirs napoléoniens comme le montra l’élection du 10 décembre. Au milieu des dangers de la Révolution, ils soupiraient après les oignons d’Égypte, et le 2 décembre 1851 fut la réponse. Ils n’ont pas seulement la caricature de Napoléon Ier ; ils possèdent Napoléon Ier, mais sous les traits caricaturés qu’il doit avoir au milieu du xixe siècle.

La Révolution sociale du xixe siècle ne peut emprunter sa poésie au passé, mais à l’avenir. Elle ne peut commencer elle-même avant d’avoir dépouillé tout culte superstitieux envers le passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour s’aveugler sur leur propre objet. La révolution du xixe siècle doit laisser les morts enterrer leurs propres morts pour atteindre son objet particulier. Autrefois le mot dépassait l’objet, ici l’objet dépasse le mot.

La Révolution de Février était une surprise tentée avec succès contre l’ancienne société et le peuple fit de ce coup de main inespéré un événement historique qui devait ouvrir une ère nouvelle. Le 2 décembre, la Révolution de Février fut escamotée par la volte d’un tricheur et ce qui semble renversé, ce n’est plus la monarchie, ce sont les concessions libérales qu’un siècle de longues luttes avaient arrachées à celle-ci. Au lieu que la société elle-même ait acquis un nouveau contenu, l’État, semble-t-il, est seulement revenu à ses formes les plus anciennes, à la simple, à l’impudente domination du sabre et du froc. C’est ainsi qu’au « coup de main » de février 1848 répond le « coup de tête » de décembre 1851. Bien mal acquis ne profite pas. L’intervalle, cependant, ne s’est pas écoulé sans utilité. De 1848 à 1851, la société française, en suivant une méthode abréviative, parce que révolutionnaire, est arrivée à faire les études et les expériences qui, si l’évolution avait été plus régulière, plus classique pour ainsi dire, auraient dû précéder la Révolution de Février pour en faire autre chose que l’ébranlement superficiel qu’elle a été. La société semble être revenue en deçà de son point de départ. En réalité, il lui faut se créer un point de départ révolutionnaire, la situation, les rapports, les conditions dans lesquels seuls la Révolution moderne devient sérieuse.

Les révolutions bourgeoises comme celles du xviiie siècle volent de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent étinceler, l’extase est l’état d’esprit ordinaire ; mais des mouvements semblables vivent peu ; ils atteignent rapidement leur point culminant et un long malaise saisit la société avant qu’elle n’apprenne à s’approprier froidement les résultats de sa période d’agitation. Par contre, les révolutions prolétariennes comme celles du xixe siècle font constamment elles-mêmes leur propre critique, interrompent continuellement leur cours, reviennent sur ce qui semblait accompli pour recommencer de nouveau, raillent, avec une profondeur pleine de cruauté, les imperfections, les faiblesses, les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces en touchant le sol et de se redresser plus gigantesque ; elles reculent de peur devant l’immensité infinie du but poursuivi jusqu’à ce que se soit créée la situation qui rend impossible toute rétrogradation, et les circonstances elles-mêmes proclament :

Hic Rhodus, hic salta !

D’ailleurs, tout observateur passable n’avait pas besoin d’avoir suivi pas à pas le cours de l’évolution parcourue par la France pour prévoir qu’une honte inouïe menaçait la Révolution. Il suffisait d’entendre les jappements de triomphe par lesquels, dans leur suffisance, messieurs les démocrates se félicitaient réciproquement des vertus du 2 mai 1852. Dans leur tête, le 2 mai 1852 était passé à l’état d’idée fixe, de dogme, comme dans l’esprit des Chiliastes, le jour où le Christ doit réapparaître et inaugurer le règne millénaire. La faiblesse s’était comme toujours réfugiée dans la croyance au miracle ; elle croit avoir abattu l’ennemi quand elle l’a conjuré en imagination et ne comprend plus rien aux nécessités du moment parce qu’elle exalte vainement l’avenir qui l’attend et les actes qu’elle conserve in petto, mais qu’elle croit prématurés. Ces héros qui cherchaient à démentir leur incapacité établie en s’apitoyant sur leur sort réciproque et en se réunissant en tas avaient fait leur paquet, s’étaient ceints de laurier par avance et s’occupaient à escompter sur le marché la République in partibus, République pour laquelle ils avaient eu la prévoyance d’organiser déjà le personnel gouvernemental dans le silence de leur âme modeste. Le 2 décembre les frappa comme d’un coup de tonnerre par un ciel serein. Les peuples qui, aux époques pusillanimes, cherchent volontiers à dissimuler leur crainte secrète par l’éclat de leurs cris ont, peut-être, pu se convaincre que les temps étaient passés, où le caquetage des oies pouvait sauver le Capitole.

La Constitution, l’Assemblée nationale, les partis dynastiques, les républicains rouges et bleus, les héros d’Afrique, le tonnerre de la tribune, les éclairs de chaleur des journaux, les noms politiques et les renoms intellectuels, la loi bourgeoise, le droit criminel, liberté, égalité, fraternité et le 2 mai 1852, tout a disparu comme une fantasmagorie devant la formule d’excommunication d’un homme que ses ennemis mêmes ne tiennent pas pour sorcier. Le suffrage universel semble n’avoir survécu un peu que pour faire sous les yeux du monde son testament olographe et pour proclamer au nom du peuple lui-même : tout ce qui existe mérite de périr.

Il ne suffit pas de dire, comme le font les Français, que leur nation a été surprise. On ne pardonne pas à une nation plus qu’à une femme le moment de faiblesse qui permet au premier aventurier venu de la violer. Le problème ne se trouve pas résolu par de semblables détours, il n’est que formulé autrement. Il resterait à expliquer comment une nation de 36 millions d’habitants peut se laisser surprendre par trois chevaliers d’industrie et sans résistance, se laisser réduire par eux en servitude.

Esquissons, à larges traits, les phases qu’a parcourues la Révolution en France, du 24 février 1848 jusqu’en décembre 1851.

Trois périodes principales sont indiscutables : la période de Février ; du 4 mai 1848 au 29 mai 1849 : période de constitution de la République ou de l’Assemblée nationale constituante ; du 29 mai 1849 jusqu’au 2 décembre 1851 : période de la République constitutionnelle ou de l’Assemblée nationale législative.

La première période, du 24 février, date de la chute de Louis-Philippe, au 4 mai 1848, date de la réunion de l’Assemblée constituante ; la période de Février proprement dite peut être désignée comme le prologue la Révolution. Son caractère se marquait officiellement : le gouvernement se déclarait lui-même provisoire et, de même que le gouvernement, tout ce qui, dans cette période, fut proposé, tenté, exprimé, ne le fut que provisoirement. Ni personne ni rien n’osait se reconnaître le droit à l’existence et à une action réelle. Tous les éléments qui avaient préparé ou déterminé la Révolution, opposition dynastique, bourgeoisie républicaine, petite bourgeoisie républicaine et démocrate, les travailleurs démocrates-socialistes, trouvèrent provisoirement leur place dans le Gouvernement de Février.

Il ne pouvait en être autrement. Les journées de Février avaient originairement pour but une réforme électorale tendant à élargir le domaine des privilégiés politiques dans la classe dominante elle-même et à renverser la suprématie exclusive de l’aristocratie financière. Mais quand on en vint au conflit réel, le peuple monta sur les barricades, la garde nationale conserva une attitude passive, l’armée n’opposa pas de résistance sérieuse et la royauté prit la fuite.

La République sembla être une chose toute naturelle. Chaque parti l’interpréta dans son sens. Conquise par le prolétariat les armes à la main, il lui imprima son sceau et la proclama République sociale. Ainsi se trouve indiqué l’objet général de la révolution moderne, objet qui se trouvait dans la plus étrange des contradictions avec tout ce qui, dans la circonstance et les conditions données, pouvait être mis en œuvre, avec les matériaux existants et le degré de développement atteint par la masse. D’autre part, les prétentions de tous les autres éléments qui avaient participé à la révolution de Février furent admises : ils reçurent la part du lion dans le gouvernement.

Aussi n’y a-t-il pas de période où se mêlent avec plus de variété les phrases élevées et l’incertitude et la maladresse réelles, des élans plus enthousiastes vers la nouveauté et un règne plus absolu de la vieille routine, un plus grande harmonie en apparence de toute la société et une hostilité plus profonde de ses éléments.

Tandis que le prolétariat parisien s’enivrait à l’aspect des perspectives grandioses qui s’ouvraient devant lui et se livrait sur les problèmes sociaux, à des discussions qu’il ne soupçonnait pas auparavant, les anciennes puissances de la société s’étaient groupées, rassemblées, concertées et trouvaient un appui inattendu dans la masse de la nation, paysans et petits bourgeois, qui tous, d’un seul coup, se trouvèrent précipités sur la scène politique après la chute des barrières de la monarchie de Juillet.

La seconde période, qui s’étend du 4 mai 1848 à la fin de mai 1849, est celle de la constitution, de la fondation de la République bourgeoise. Immédiatement après les journées de Février, non seulement l’opposition dynastique avait été surprise par les Républicains, et ceux-ci par les socialistes, mais encore toute la France l’avait été par Paris. L’Assemblée nationale qui se réunit le 4 mai, issue des suffrages de la nation, représentait la nation. Elle était une protestation vivante contre les prétentions des journées de Février et avait pour mission de ramener à la mesure bourgeoise les résultats de la révolution. Vainement le prolétariat parisien qui comprit aussitôt le caractère de cette assemblée tenta, le 15 mai, peu de jours après sa réunion, de lui dénier violemment l’existence, de la dissoudre, de disperser en ses divers éléments constitutifs l’organe dont l’esprit de la nation qui réagissait le menaçait. On sait que le 15 mai n’eut d’autre résultat que d’écarter de la scène publique Blanqui et consorts, les chefs réels du parti prolétarien, pour toute la durée du cycle que nous considérons.

A la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe ne peut succéder que la république bourgeoise. Cela signifie que si au nom du roi une partie restreinte de la bourgeoisie a régné, la totalité de la bourgeoisie doit, dorénavant, régner au nom de la nation. Les revendications du prolétariat parisien sont des bourdes utopiques avec lesquelles il faut finir. À cette déclaration de l’Assemblée nationale constituante, le prolétariat parisien répondit par l’insurrection de Juin, l’événement le plus colossal de l’histoire des guerres civiles européennes. La république bourgeoise l’emporta. De son côté se trouvait l’aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, la bourgeoisie moyenne, les petits bourgeois, l’armée, la canaille[2] organisée en garde mobile, les capacités intellectuelles, les prêtres et la population des campagnes. Le prolétariat parisien restait seul de son côté. Plus de trois mille insurgés furent massacrés après la victoire, quinze mille furent transportés sans jugement. Cette défaite fait passer le prolétariat à l’arrière-plan de la scène révolutionnaire. Il cherche à se replacer en avant chaque fois que le mouvement semble reprendre un nouvel élan, mais il le fait avec une dépense de force toujours plus faible et pour obtenir un résultat de plus en plus mesquin. Dès qu’une des couches sociales qui lui sont supérieures entre en fermentation révolutionnaire, le prolétariat conclut une alliance avec elle ; il partage ainsi toutes les défaites que les divers partis subissent à tour de rôle. Mais ces coups supplémentaires s’affaiblissent d’autant plus qu’ils se répartissent davantage sur toute la surface de la société. Les plus considérables des chefs du prolétariat à l’Assemblée et dans la presse deviennent successivement les victimes des Tribunaux et des figures de plus en plus douteuses se placent à sa tête. Il se jette en partie dans des expériences doctrinaires, banques d’échange et associations ouvrières ; il entre dans un mouvement où il renonce à bouleverser le vieux monde à l’aide des puissants moyens généraux qui lui sont propres ; il préfère essayer d’effectuer son affranchissement à l’insu de la société, à l’aide d’entreprises privées, dans les limites restreintes de ses conditions d’existence ; aussi échoue-t-il nécessairement. Il semble ne pouvoir ni retrouver encore en lui-même sa grandeur d’âme révolutionnaire, ni puiser une nouvelle énergie dans les alliances nouvellement conclues jusqu’à ce que toutes les classes contre qui il a combattu en Juin soient terrassées à ses côtés. Mais il succombe au moins avec honneur dans une des grandes batailles de l’histoire. Ce n’est pas seulement la France, mais toute l’Europe qui tremble devant le cataclysme de Juin. Les défaites suivantes des classes supérieures ont été payées si bon marché qu’elles ont besoin de toute l’exagération du parti victorieux pour pouvoir passer pour de véritables événements. Elles deviennent d’autant plus honteuses que le parti vaincu est plus éloigné du prolétariat.

La défaite des insurgés de Juin avait à la vérité préparé, aplani le terrain sur lequel pouvait se fonder, s’établir la République bourgeoise. Mais elle avait montré en même temps qu’en Europe, il se pose d’autres problèmes que celui de « République ou Monarchie ». Elle avait révélé que la République bourgeoise signifie le despotisme illimité exercé par une classe sur les autres. Elle avait montré que dans les pays de civilisation déjà ancienne, possédant des classes constituées et développées, pourvus d’instruments de production modernes, doués d’une conscience qui, dans un travail séculaire, a analysé toutes les idées traditionnelles, la République en général, n’est que la forme politique sous laquelle se transforme la société bourgeoise, ce n’est pas la forme sous laquelle elle vit et se conserve. Les États-Unis de l’Amérique du Nord nous fournissent un exemple. Ils possèdent des classes, mais elles ne sont pas encore fixées ; au contraire, en proie à un mouvement continuel, leurs éléments varient constamment en un échange perpétuel. Les moyens de production modernes, au lieu de correspondre à une surpopulation stagnante, remédient plutôt au manque relatif de têtes et de bras. Enfin l’activité juvénile et fiévreuse consacrée à la production matérielle qui doit encore conquérir un nouveau monde n’a ni le temps ni l’occasion de détruire l’ancien monde des esprits.

Pendant les journées de Juin, toutes les classes, tous les partis s’étaient unis dans le parti de l’ordre pour faire front contre la classe prolétarienne, le parti de l’anarchie, du socialisme, du communisme. Ils avaient « sauvé » la société des entreprises des ennemis de la société. Ils avaient donné en mot d’ordre à leurs troupes la devise de l’ancienne société : propriété, famille, religion, ordre, et crié aux croisés contre-révolutionnaires : « Sous ce signe, tu vaincras ! » A partir de ce moment, dès qu’un des nombreux partis qui s’étaient rassemblés sous ce signe contre les insurgés de Juin, cherche à tenir la campagne dans l’intérêt de sa propre classe, il succombe au cri de « propriété, famille, religion, ordre ». On sauve la société chaque fois que le cercle de ses maîtres se rétrécit, qu’un intérêt plus exclusif est défendu contre un intérêt plus large. La revendication la plus simple, la réforme financière la plus bourgeoise, du libéralisme le plus ordinaire, du républicanisme le plus formel, la plus platement démocratique est à la fois punie comme « attentat contre la société », et flétrie comme « socialisme ». Et finalement les grands prêtres de la « religion et de l’ordre » sont chassés à coups de pieds de leurs trépieds pythiques, empoignés en pleine nuit, mis en voitures cellulaires, jetés en prison ou envoyés en exil ; leur temple est rasé, leur bouche est scellée, leur plume brisée, leur loi déchirée au nom de la religion, de la propriété, de la famille et de l’ordre. Des bourgeois fanatiques de l’ordre sont fusillés à leur balcon par des soldats ivres, la sainteté de leur foyer est profanée, leurs maisons sont bombardées par passe-temps au nom de la propriété, de la famille, de la religion et de l’ordre. L’écume de la société bourgeoise forme à la fin la phalange sacrée de l’ordre et le héros Crapulinsky entre aux Tuileries à titre « de sauveur de la société. »

  1. En français dans le texte.
  2. Lumpenproletariat.