Le XVIII brumaire de Louis Bonaparte/4

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Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. 255-272).


IV


Dans le milieu d’octobre 1849, l’Assemblée nationale se réunit de nouveau. Le premier novembre, Bonaparte la surprit par un message où il annonçait le renvoi du ministère Barrot-Falloux et la constitution d’un autre cabinet. Jamais on ne renvoie des laquais avec moins de cérémonies que Bonaparte ne fit de ses ministres. Les coups de pieds qui étaient destinés à l’Assemblée furent reçus par Barrot et Cie.

Le ministère Barrot était, comme nous l’avons vu, composé de légitimistes et d’orléanistes et était tiré du « parti de l’ordre ». Bonaparte en avait eu besoin pour dissoudre la Constituante républicaine, effectuer l’expédition romaine et briser le parti démocrate. Il s’était, en apparence, éclipsé derrière ce cabinet, avait remis le pouvoir gouvernemental entre les mains du « parti de l’ordre » et pris le masque modeste que portait le gérant des journaux sous Louis-Philippe, le masque de « l’homme de paille ». Il mettait maintenant bas ce déguisement qui n’était plus le voile léger sous lequel il pouvait dissimuler sa physionomie, mais qui était maintenant le masque de fer qui l’empêchait de montrer sa physionomie propre. Il avait installé le ministère Barrot pour briser l’Assemblée nationale républicaine au nom du « parti de l’ordre » ; il le renvoya pour bien marquer au « parti de l’ordre » combien son propre nom était peu sous la dépendance de l’Assemblée nationale.

Il ne manquait pas de raisons plausibles à ce renvoi. Le ministère Barrot négligeait même les formes de bienséance qui auraient pu montrer que le président de la République était une puissance à côté de l’Assemblée nationale. Pendant les vacances, Bonaparte publia une lettre à Edgard Ney où il semblait désapprouver la conduite libérale du pape. Il avait de même, pour faire pièce à la Constituante, publié une lettre où il félicitait Oudinot de son attaque contre la République romaine. Quand l’Assemblée vota le budget de l’expédition romaine, Victor Hugo, par soi-disant libéralisme, mit la lettre en discussion. Le « parti de l’ordre » étouffa l’incident sous des interruptions incroyablement méprisantes comme si les idées de Bonaparte ne pouvaient en aucun cas avoir quelque importance politique. Aucun des ministres ne releva le gant pour lui. Dans une autre occasion, Barrot, usant du pathos vide qu’on lui connaissait bien, laissa tomber, du haut de la tribune, des paroles d’indignation, flétrissant les « abominables excès » qui, à son dire, se produisaient dans l’entourage le plus proche du président. Enfin, tandis qu’il obtenait de l’Assemblée un douaire pour la duchesse d’Orléans, le ministère repoussait toute proposition tendant à élever la liste civile du président. Et, chez Bonaparte, le prétendant à l’Empire se confondait si étroitement avec le chevalier de fortune déchu que son unique grande idée, celle de se croire appelé à restaurer l’Empire était toujours complétée par une autre : le peuple français était destiné à payer ses dettes.

Le cabinet Barrot-Falloux, fut le dernier ministère parlementaire que Bonaparte appela à la vie. Le renvoi de ce cabinet constitue donc un moment décisif. Cet événement enleva au « parti de l’ordre » qui ne le reconquit jamais le poste indispensable à qui veut être maître du régime parlementaire : la possession du pouvoir exécutif. On comprend de suite qu’en un pays comme la France où ce pouvoir dispose d’une année de fonctionnaires de plus d’un demi-million d’individus, et tient par suite dans sa dépendance la plus immédiate une quantité énorme d’intérêts et d’existences, où l’État enserre, contrôle, réglemente, surveille, tient en tutelle la société civile dans les manifestations les plus largos de son existence comme dans ses mouvements les plus faibles, dans ses modes d’existence les plus généraux comme dans la vie privée des individus, où ce corps parasite acquiert grâce à une centralisation extraordinaire une omni-présence, une omni-science, un accroissement de mobilité et de ressort qui ne trouvent d’analogue que dans la dépendance incurable, dans la difformité incohérente du corps social réel, on comprend qu’en un semblable pays l’Assemblée nationale devait désespérer d’exercer toute influence véritable puisqu’elle ne disposait plus des ministères à moins qu’en même temps elle ne simplifiât l’administration de l’État, ne réduisît le plus possible l’armée des fonctionnaires et ne permît enfin à la société civile et à l’opinion publique de se créer leurs propres organes, indépendants du pouvoir gouvernemental. Mais l’intérêt matériel de la bourgeoisie française est précisément très intimement lié au maintien de ce mécanisme large et compliqué. C’est là qu’elle place ses membres superflus et complète sous figure d’appointements payés par l’État ce qu’elle ne peut empocher sous forme de profits, intérêts rentes et honoraires. D’autre, part son intérêt politique l’obligeait à augmenter la répression : c’est-à-dire à accroître les moyens d’action et le personnel du pouvoir, tandis qu’en même temps elle se voyait obligée de faire une guerre continuelle à l’opinion publique, de jalousement mutiler et paralyser les organes moteurs de la société là où elle n’avait pas réussi à les amputer complètement. Ainsi la bourgeoisie française était forcée par sa situation de classe d’anéantir d’une part les conditions nécessaires à l’existence de tout pouvoir parlementaire, et par suite aussi celles du sien propre, et de donner d’autre part au pouvoir exécutif, son ennemi, une force irrésistible.

Le nouveau cabinet était le ministère d’Hautpoul. Non pas que le général eut obtenu le rang de président du Conseil. En renvoyant Barrot, Bonaparte supprima cette dignité, qui condamnait, il est vrai, le président de la République à la nullité légale d’un monarque constitutionnel sans trône et sans couronne, sans sceptre et sans glaive, sans irresponsabilité, sans la propriété imprescriptible de la plus haute magistrature de l’État, et ce qui était le plus triste, sans liste civile. Le ministère d’Hautpoul ne possédait qu’un homme ayant un renom parlementaire ; c’était le juif Fould, un des membres les plus suspects de la haute finance. Le ministère des Finances lui revint. Il suffit de feuilleter les cotes de la Bourse de Paris pour voir que, à partir du 1er novembre 1849, les fonds français montent et descendent suivant que les actions bonapartistes sont hautes ou basses. Bonaparte, tout en trouvant ainsi ses affiliés dans la Bourse, s’emparait de la police en nommant Carlier préfet.

Cependant les conséquences du changement de ministère ne pouvaient se manifester qu’à la longue. D’abord Bonaparte ne s’était ainsi avancé que pour battre en retraite plus visiblement. Son message brutal fut suivi par la plus servile déclaration de soumission à l’Assemblée nationale. Toutes les fois que les ministres tentaient timidement de proposer sous forme de projets de loi les marottes personnelles du président, ils ne paraissaient le faire qu’à contre-cœur, contraints par leur charge à remplir des ordres comiques de l’insuccès desquels ils étaient par avance convaincus. Toutes les fois que Bonaparte divulgait ses conceptions à l’insu des ministres et jouait de ses « idées napoléoniennes », ses propres ministres le dénonçaient du haut de la tribune de l’Assemblée. Ses velléités d’usurpation ne semblaient s’ébruiter que pour ne pas permettre aux rires malicieux de ses adversaires de s’éteindre. Il se conduisait en génie méconnu que tout le monde prend pour un simple. Il ne jouit jamais plus complètement du mépris de toutes les classes que pendant cette période. Jamais la bourgeoisie ne régna plus absolument, jamais elle ne fit plus ostensiblement étalage des insignes du pouvoir.

Je n’ai pas à faire ici l’historique de son activité législatrice. Elle peut pendant cette période se résumer en deux lois : la première qui rétablit l’impôt des boissons, la seconde, la loi sur l’instruction, qui veut supprimer l’incrédulité. Si le Français avait ainsi plus de difficulté pour boire du vin, on lui versait d’autant plus largement l’eau de la vraie vie. La bourgeoisie avait, par l’impôt des boissons, proclamé l’intangibilité du système d’impôts de l’ancienne France. Elle cherchait, par contre, au moyen de la loi sur l’instruction, à s’assurer l’ancien état d’esprit des masses qui leur permettait de supporter le système fiscal. On est étonné de voir les orléanistes, les bourgeois libéraux, ces anciens apôtres du voltairianisme et de la philosophie éclectique confier la direction de l’esprit français à leur ennemi-né, au jésuite. Mais si les orléanistes et les légitimistes pouvaient se séparer à propos des prétendants à la couronne, ils n’en comprenaient pas moins que, pour que leur domination fût commune, il était nécessaire de réunir les moyens d’oppression des deux époques : les moyens d’asservissement de la monarchie de Juillet devaient être complétés et renforcés par ceux de la Restauration.

Les paysans, déçus dans leurs espérances, plus que jamais lésés, d’un côté par le bas prix du blé, de l’autre par l’accroissement des charges fiscales et de la dette hypothécaire, commencèrent à s’agiter dans les départements. On leur répondit en traquant les instituteurs, désormais soumis aux ecclésiastiques, en traquant les maires, désormais subordonnés aux préfets ; enfin un système d’espionnage régnait universellement à Paris et dans les grandes villes ; la réaction elle-même revêt l’aspect de l’époque : elle est plus provocante que dangereuse. A la campagne, elle devient ignoble, commune, mesquine, fatigante, vexante : en un mot, c’est un gendarme. On comprend combien trois ans d’un régime de gendarmes, consacré par le régime des prêtres, devaient démoraliser des masses privées de maturité.

Quelle que fut la somme de passion et de déclamation que le « parti de l’ordre » eût pu du haut de la tribune de l’Assemblée diriger contre la minorité, son éloquence se réduisait à des monosyllabes, comme le chrétien dont les discours doivent se borner à : « Oui, oui, non, non ! » A la tribune comme dans la presse, la réponse était la même : aussi fade qu’une énigme dont on connaît d’avance la solution. S’agit-il de droit de pétition ou d’impôt sur le vin, de liberté de la presse ou de libre-échange, des clubs ou de l’organisation municipale, de la protection de la liberté personnelle ou du règlement du budget, c’est le même mot d’ordre qui revient toujours, le thème reste toujours le même, la condamnation est toujours prête : on répond invariablement socialisme. On déclare socialiste même le libéralisme bourgeois ; socialiste elle aussi la culture bourgeoise, socialistes, les réformes financières bourgeoises. Il était socialiste de construire un chemin de fer là où se trouvait déjà un canal ; il était socialiste de se défendre avec le bâton quand on vous attaquait avec l’épée.

Ce n’était pas là simplement une manière de parler, une mode, une tactique de parti. La bourgeoisie avait cette opinion exacte que toutes les armes qu’elle avait forgées contre le féodalisme se retournaient contre elle, que tous les dieux qu’elle avait créés l’abandonnaient. Elle comprenait que ce qu’on appelait les libertés bourgeoises, les organes du progrès, menaçaient, attaquaient sa domination de classe, aussi bien dans sa base sociale que dans son élévation politique : progrès et libertés étaient donc devenus socialistes. C’est dans cette menace, dans cette attaque qu’elle trouva avec raison le secret du socialisme : elle apprécie d’ailleurs le sens et la tendance de ce dernier plus justement que ne se juge lui-même ce soi-disant socialisme qui ne peut concevoir pourquoi la bourgeoisie reste obstinément impénétrable pour lui, qu’il gémisse, d’ailleurs, avec sentiment sur les souffrances humaines, annonce chrétiennement le règne millénaire et la fraternité universelle, radote classiquement sur l’esprit, l’instruction et la liberté, ou élucubre doctrinairement un système où toutes les classes se réconcilient et trouvent le bonheur. Mais il y avait une conséquence qui échappait à la bourgeoisie. Elle ne voyait pas que son propre régime parlementaire, que sa domination politique en général devait encourir aussi et parce que socialiste une condamnation générale. Tant que la domination de la classe bourgeoise ne s’était pas complètement organisée, n’avait pas trouvé son expression politique dans toute sa pureté, l’antagonisme des autres classes ne pouvait se manifester clairement, et s’il se manifestait, il ne pouvait prendre la tournure dangereuse qui transforme toute lutte contre la puissance publique en une lutte contre le capital. Si dans son idée tous les mouvements causés par la vie sociale semblaient menacer l’« ordre », comment pouvait-elle prétendre mettre à la tête de la société le régime du désordre, son propre régime, le régime parlementaire qui suivant l’expression d’un de ses orateurs ne vit que dans la lutte et par la lutte ? Le régime parlementaire n’existe que par la discussion ; comment pourrait-il l’interdire ? Chaque intérêt, chaque institution sociale y est transformée en idée générale, y est traitée en idée ; comment un intérêt, une institution quelconques pourraient-ils se mettre au-dessus de la pensée, s’imposer comme article de foi ? Le combat oratoire à la tribune appelle la polémique de presse, les débats de clubs dans le parlement se complètent nécessairement par des débats semblables dans les salons et dans les cabarets, les représentants qui en appelaient constamment à l’opinion publique, donnaient le droit à cette opinion de s’exprimer réellement dans les pétitions. Le régime parlementaire s’en remet sur tout à la décision des majorités, comment les grandes majorités extérieures au parlement s’interdiraient-elles de décider elles aussi ? Quand au sommet de l’État on râcle du violon, il faut s’attendre à ce que l’on danse en bas.

Ainsi donc la bourgeoisie, en taxant d’hérésie socialiste ce qu’elle avait autrefois célébré comme libéral, avoue que, dans son propre intérêt, elle doit se soustraire au péril du gouvernement personnel. Pour que le calme règne dans le pays, il faut avant tout que son Parlement bourgeois soit réduit au calme. Pour conserver intacte sa puissance sociale, il est nécessaire que sa puissance politique soit brisée. Les bourgeois, chacun en particulier, ne peuvent continuer à exploiter les autres classes, à jouir sans être troublés de la propriété, de la famille, de la religion et de l’ordre qu’à une condition : leur classe doit être condamnée, comme les autres, à une même nullité politique. Pour lui sauver sa bourse, il faut lui arracher la couronne, et le glaive destiné à la protéger doit être suspendu sur sa tête comme une épée de Damoclès.

Dans la sphère des intérêts généraux de la bourgeoisie, l’Assemblée nationale se montra si stérile que, par exemple, les débats sur le chemin de fer de Paris à Avignon, commencés pendant l’hiver de 1851 n’étaient pas encore susceptibles d’être clos le 2 décembre 1851. Quand elle n’opprimait pas, quand elle ne se livrait pas à la réaction, elle était frappée d’incurable stérilité.

Tandis que le ministère de Bonaparte prenait l’initiative de lois conçues dans le sens du « parti de l’ordre », ou exagérait encore leur sévérité dans leur application et dans leur exécution, le président cherchait par des propositions sottement enfantines à conquérir la popularité, à faire constater son antagonisme avec l’Assemblée, et comprendre, au moyen de réticences mystérieuses, que seules les circonstances l’empêchaient pour l’instant d’ouvrir au peuple français ses trésors cachés. Telle fut la proposition d’accorder aux sous-officiers une haute paie journalière de quatre sous. De même, la proposition d’instituer une banque de prêt d’honneur en faveur des ouvriers.

Obtenir de l’argent sous forme de don ou de prêt, c’était là la perspective par laquelle il espérait leurrer les masses. Le don et le prêt, voilà à quoi se limite la science financière de la canaille[1] haute et basse. Tels étaient les ressorts que Bonaparte savait mettre en activité. Jamais un prétendant n’a plus platement spéculé sur la platitude des masses.

L’Assemblée nationale s’emporta à plusieurs reprises en présence de ces tentatives indiscutables d’acquérir de la popularité à ses dépens. Un danger menaçait : cet aventurier, que les dettes aiguillonnaient et que la réputation acquise ne retenait pas, pouvait tenter un coup désespéré. Le désaccord entre le « parti de l’ordre » et le président avait pris un caractère menaçant quand un événement imprévu le rejeta repentant dans les bras de l’Assemblée. Nous voulons dire les élections complémentaires du 10 mars 1850. Elles étaient destinées à pourvoir aux sièges que la prison ou l’exil avaient rendus vacants après le 13 juin. Paris n’élut que des candidats démocrates-socialistes. Il réunit même le plus grand nombre de ses suffrages sur le nom d’un insurgé de juin 1848, sur Deflotte. C’était ainsi que la petite bourgeoisie parisienne alliée au prolétariat se vengeait de sa défaite du 13 juin 1849. Un moment, il sembla que le danger n’était disparu du théâtre de la lutte que pour y réapparaître à la première occasion plus fort, avec un mot d’ordre plus audacieux. Une circonstance paraissait encore accroître le péril de cette victoire électorale. L’armée avait, à Paris, voté pour l’insurgé de Juin contre Lahitte, un des ministres de Bonaparte. Dans les départements, elle avait en grande partie accordé ses voix aux Montagnards, qui, là encore, bien que d’une façon moins éclatante qu’à Paris avaient eu le dessus sur leurs adversaires.

Bonaparte vit subitement la révolution se dresser en face de lui. Comme au 29 janvier 1849, comme au 13 juin 1849, il se cacha derrière le « parti de l’ordre ». Il s’inclina, fit humblement des excuses, s’offrit à nommer sur l’ordre de la majorité parlementaire un ministère quelconque ; il supplia même les chefs des partis orléanistes et légitimistes, les Thiers, les Berryer, les Broglie, les Molé, bref ceux que l’on appelait les burgraves, de prendre en mains les rênes de l’État. Le « parti de l’ordre » ne sut pas tirer parti de ce moment unique. Au lieu de se saisir courageusement du pouvoir qu’on lui offrait, ce parti ne força jamais Bonaparte à reprendre le ministère qu’il avait renvoyé le 1er novembre. Il se contenta d’humilier le prince en lui pardonnant et d’associer M. Baroche au ministère d’Hautpoul. Ce Baroche avait, en qualité d’accusateur public, exercé sa fureur devant la haute cour de Bourges une première fois contre les révolutionnaires du 15 mai, l’autre fois contre les démocrates du 13 juin ; dans les deux cas il s’agissait d’un attentat contre l’Assemblée. Aucun des ministres de Bonaparte ne contribua davantage à discréditer l’Assemblée, et après le 2 décembre 1851, nous le retrouvons vice-président du Sénat en titre et chèrement payé. Il avait craché dans la soupe révolutionnaire afin que Bonaparte puisse la manger.

Le parti démocrate-socialiste, de son côté, semblait courir uniquement après des prétextes pour remettre en question son propre succès et l’émousser. Vidal, un des représentants de Paris nouvellement nommé, avait été en même temps élu à Strasbourg. On le poussa à renoncer à son élection à Paris et à opter pour Strasbourg. Au lieu donc de donner à sa victoire un caractère définitif, de contraindre ainsi le « parti de l’ordre » à la lui disputer aussitôt dans le parlement, au lieu de forcer l’adversaire au combat au moment où le peuple était plein d’enthousiasme et où l’armée venait de se prononcer favorablement, le parti démocratique fatigua Paris pendant les mois de mars et d’avril par une nouvelle agitation électorale. Il fit se dépenser ainsi les passions populaires surexcitées dans la répétition de ce jeu électoral provisoire. Il habitua l’énergie révolutionnaire à se satisfaire de succès électoraux, à se consumer en petites intrigues, en déclamations vides, en agitations illusoires. La bourgeoisie se reconquit et prit ses mesures. Enfin l’importance des élections de mars reçut par le fait de l’élection complémentaire d’avril un commentaire sentimental qui l’affaiblissait. En un mot le 10 mars devenait un poisson d’avril.

La majorité parlementaire comprit la faiblesse de son adversaire. Ses dix-sept burgraves — Bonaparte leur avait en effet abandonné la direction et la responsabilité de l’attaque — élaborèrent une nouvelle loi électorale dont le dépôt fut confié à M. Faucher qui en avait réclamé pour lui l’honneur. Le 8 mai, il proposa la loi qui supprime le suffrage universel, impose à l’électeur l’obligation d’un domicile de trois ans au lieu du vote et fait enfin dépendre la preuve de ce domicile de l’attestation de l’employeur.

Autant les démocrates, pendant la lutte électorale, lutte constitutionnelle, avaient fait de l’agitation révolutionnaire, autant leurs discours se faisaient constitutionnels maintenant qu’il s’agissait de prouver, les armes à la main, le sérieux de ce succès électoral ; ils prêchaient l’ordre, le « calme majestueux, » l’action légale, c’est-à-dire la soumission aveugle à la volonté de la contre-révolution qui avait la prétention de s’imposer comme loi. Pendant les débats, la Montagne confondait le « parti de l’ordre » en se prévalant de la supériorité de son maintien calme, digne de l’homme de bien qui reste sur le terrain du droit, sur l’emportement révolutionnaire de ce parti. Elle comptait l’abattre en lui reprochant comme un crime épouvantable son attitude révolutionnaire. Les députés nouvellement élus eux-mêmes s’efforcèrent de montrer par leur entrée en scène décente et réfléchie combien on se méprenait en les décriant comme anarchistes et en prenant leur élection pour une victoire. Le 31 mai la nouvelle loi électorale passa. La Montagne se contenta de glisser une protestation dans la poche du président de l’Assemblée. La loi électorale fut suivie d’une nouvelle loi sur la presse grâce à laquelle les journaux révolutionnaires quotidiens disparurent complètement. Ils avaient mérité leur sort. Le National et la Presse restèrent après ce déluge les postes les plus avancés de la révolution.

Nous avons vu que pendant mars et avril les chefs des démocrates avaient tout fait pour engager le peuple de Paris dans une lutte illusoire : après le 8 mai, ils firent tout pour le détourner du combat réel. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que l’année 1850 fut des plus brillantes au point de vue de la prospérité industrielle et commerciale : le prolétariat parisien était donc occupé tout entier. Pourtant la loi électorale du 31 mai l’excluait de toute participation au pouvoir politique. Elle lui dérobait le champ de bataille même. Elle replaçait les ouvriers dans cette situation de parias qu’ils avaient occupé avant la révolution de Février En se laissant diriger par les démocrates dans une circonstance semblable, en allant jusqu’à oublier l’intérêt révolutionnaire de leur classe à la suite d’un bien-être momentané, les travailleurs déclinaient l’honneur d’être une classe conquérante, se soumettaient à leur sort, montraient que la défaite de juin 1848 les avait rendus pour les années suivantes impropres à la lutte et que le procès historique se poursuivrait encore sans leur participation. Pour ce qui est des petits bourgeois démocrates qui s’écriaient au 13 juin : « Mais si jamais l’on touche au suffrage universel, oh alors ! », ils se consolaient : la bataille contre-révolutionnaire qui les avait battus n’était pas une bataille ; la loi du 31 mai n’était pas une loi. Le 2 mai 1852 chaque Français ira aux urnes tenant d’une main le bulletin de vote et de l’autre le glaive. La démocratie se satisfaisait elle-même de cette prophétie. L’armée enfin fut châtiée par ses supérieurs pour les élections de mars et d’avril 1850 comme elle l’avait été pour celles du 20 mai 1849. Mais cette fois-ci elle se disait définitivement : « La révolution ne nous filoutera pas une troisième fois ».

La loi du 31 mars 1850 était le « coup d’État de la bourgeoisie ». Toutes les conquêtes antérieures qu’elle avait arrachées à la révolution n’avaient qu’un caractère provisoire. Le départ de l’Assemblée les remettait en question. Elles dépendaient du hasard d’une nouvelle élection générale, et depuis 1848 l’histoire des élections montrait indubitablement qu’à mesure que le pouvoir réel de la bourgeoisie s’étendait, son pouvoir moral sur les masses populaires se perdait. Le suffrage universel s’était déclaré le 10 mars directement opposé à la domination bourgeoise, la bourgeoise répondit en proscrivant le suffrage universel. La loi du 31 mai était donc une des nécessités de la lutte des classes. D’autre part, la constitution exigeait pour que l’élection du président fût valable un minimum de deux millions de voix. Si aucun des candidats à la présidence n’obtenait ce minimum, l’Assemblée nationale devait choisir le président parmi les trois candidats qui avaient obtenu le plus de voix. A l’époque où la Constituante avait voté cette loi, dix millions d’électeurs étaient inscrits sur les listes électorales. A son sens un cinquième de ceux-ci suffisait pour rendre valable l’élection à la présidence. La loi du 31 mai raya au moins trois millions de voix des listes électorales, réduisit le nombre des électeurs à sept millions et maintint néanmoins le minimum légal de deux millions de voix pour l’élection présidentielle. La nouvelle loi élevait donc ce minimum du cinquième au tiers presque des voix ; elle faisait tout pour faire passer l’élection du président des mains du peuple en celles de l’Assemblée nationale. Ainsi le « parti de l’ordre » pensait avoir doublement consolidé son pouvoir par la loi électorale du 31 mai en confiant l’élection de l’Assemblée nationale et celle du président de la République à la partie stationnaire de la nation.

  1. Lumpenproletariat.