Le bois, voilà l’ennemi !/Conclusion

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Société de la Revue Franco-Américaine (p. 13-16).

IV

Conclusion

Ce qui importe donc à l’heure actuelle, c’est une réforme radicale de notre agriculture. Il faut prêcher l’abandon des méthodes extensives qui demandent de larges espaces et beaucoup de main d’œuvre, pour leur substituer les méthodes intensives. Tout le monde y gagnera.

Mais c’est une révolution que vous proposez ? Non pas, mais simplement une évolution qui nous parait relativement facile dans les circonstances présentes.

D’abord il n’est pas nécessaire de faire vite, pressés que nous pourrions être d’enrayer une émigration en masse. Il n’y en aura pas de sitôt comme dans le passé. De nouveaux débouchés se font en ce moment pour le surplus de la population. Les chemins de fer qui se construisent vont absorber la masse des colons qui va s’abattre sur les belles terres qui s’ouvrent.

Le plus considérable, le Grand Tronc Pacifique, nous arrive de l’Ouest par l’Abbitibi et le St-Maurice. Il y a là, dit-on, une immense étendue de terre des plus fertiles. Rendu à Québec il franchit le Saint-Laurent, s’élève sur les hauteurs de Lévis, jusqu’au milieu des comtés de Dorchester et de Bellechasse, et de là, à peu près à mi-chemin entre le fleuve et la frontière, se dirige vers les provinces maritimes, traversant une région, montagneuse il est vrai, mais bordée de belles paroisses agricoles privées jusqu’à ce jour de communications faciles.

Le Québec Central à son tour, prenant en écharpe le haut du comté de Beauce, pénètre dans Bellechasse et longe la frontière jusqu’au lac Témiscouata, ouvrant à la colonisation les superbes plateaux des Alleghanies.

Le pays traversé par ces deux voies nouvelles n’est que le prolongement des Cantons de l’Est, il en a le caractère topographique et climatérique, il en aura sans doute la prospérité.

Voilà de la terre. Si le marchand de bois y est déjà installé en maître, ce n’est pas pour longtemps, le chemin de fer ne tardera pas à venger le colon évincé ou tenu à distance.

Pendant que ces pays nouveaux absorberont une jeunesse nombreuse, on peut travailler à la réforme de l’agriculture, et préparer ainsi de la terre disponible pour le jour où les nouvelles colonies auront tout absorbé.

Mais voici une autre difficulté, c’est qu’il faut compter avec l’inertie des gens de campagne. Oh ! mais non. Nous n’en croyons rien, le cultivateur canadien ne sera pas un obstacle à la réforme, au contraire. Il est vrai qu’à la campagne on n’aime pas beaucoup la nouveauté, que l’évolution y est toujours très lente et très prudente. Et, c’est très bien cela, c’est une base solide pour fonder des choses durables. Mais, d’un autre côté, le cultivateur canadien est un homme avisé, il a l’œil ouvert, et quand il voit son intérêt dans une affaire il n’hésite pas. Nous l’avons bien vu dans l’établissement de l’industrie laitière. Avec quelle rapidité elle a pénétré partout le jour où ses avantages ont été connus !

C’est que notre cultivateur a quelque chose du paysan français et du normand. Barrès disait de nous l’autre jour : « La plupart prennent leur souche dans notre réaliste Normandie et dans le raisonnable Poitou. L’homme de Normandie apportait au Nouveau Monde une robuste volonté de vivre, sa ténacité, sa discipline, son esprit des affaires supérieur, m’assure-t-on, à celui des anglais et des yankees. »[1]

Du reste, personne n’est plus évolutionniste que l’homme des champs. « C’est un perpétuel novateur, disait le vicomte d’Avenel, sans cesse dérangé dans ses calculs par des événements qu’il n’a pu prévoir et forcé sans cesse d’imaginer de nouveaux plans.

« Chez nous cet état de choses est aussi ancien que notre civilisation et il ne finira qu’avec elle. En Amérique il commence. Comme les transformations agraires se font à petit bruit, par petits coups, on a peine à retrouver la trace d’une forêt abolie, ou d’un carré de bruyère remplacé par un carré de choux ; mais le passé rural est plein de changements de culture d’une même terre à travers les âges et les vicissitudes causées par des concurrences nouvelles. Les partis successifs que l’agriculture a su tirer du sol français, l’emploi qu’elle en a fait depuis des siècles ont été des plus variables.

« Elle a déboisé et ensuite reboisé, creusé des étangs pour les dessécher ensuite, substitué des céréales au pâturages, puis la vigne au céréales, puis les prairies à la vigne ou les cultures industrielles à la prairie. Le tout sous mille influences économiques, politiques ou fiscales. Et l’avenir nous réserve à coup sûr d’autres avatars dont nous n’avons pas la moindre idée encore, de ces mottes de terre dont on a fait jusqu’ici du pain, des bûches, des gigots, de l’huile, de la soie, du papier, du sucre : dont on a fait tant de choses qu’on ne fait plus, du moins au même endroit, dont on a déjà fait tant de choses qu’on ne faisait pas il y a deux, quatre cents ans. »[2]

Évidemment pour « enfanter ainsi, parfois dans la douleur, mais sous l’aiguillon de la nécessité des inventions nouvelles », il faut un travail d’initiation très fort et très énergique, en même temps qu’une souplesse, un empressement et une ambition plus qu’ordinaires. Mais nous avons confiance dans notre vigoureuse et intelligente race de cultivateurs.

L’auteur de Jean Rivard écrivait autrefois : « Quant à la connaissance de son art, c’est-à-dire la science agricole, je voudrais qu’elle lui fut aussi familière que les connaissances légales le sont à l’avocat et la médecine aux médecins. On pourrait dire que c’est un rêve que je fais là. Quelque chose me dit pourtant que ce n’est pas chose impossible. On peut dire à l’heure qu’il est, que la grande moitié de nos cultivateurs canadiens, pourraient, s’ils avaient reçu l’instruction élémentaire nécessaire, consacrer deux, trois et quatre heures par jour à lire, à écrire, à calculer, étudier ; aucune classe n’a plus de loisir, surtout durant nos longs mois d’hiver. »[3]

Cette page a été écrite il y a près de cinquante ans. Depuis une partie du rêve de l’auteur s’est réalisé, l’instruction primaire a pénétré partout ; et on peut affirmer qu’il existe dans la population agricole de nos vieilles paroisses une culture intellectuelle assez générale, et suffisante pour réaliser la seconde partie.

C’est une terre admirablement préparée, elle s’offre d’elle-même et attend la semence qu’une main énergique et habile voudra bien lui confier.

La tâche ne parait pas indigne d’un ministre de l’Agriculture qui aurait la taille d’un homme d’état. La Providence en donne parfois qui ont la taille voulue. Quel bienfait pour notre peuple ! Ce serait reprendre, je ne dis pas les traditions, il n’y en a pas, mais l’œuvre commencée jadis par l’Intendant Talon, l’un de nos rares hommes d’état qui aient jamais fait quelque chose de positif pour le Canada français. Il ne dédaignait pas, lui, de s’occuper d’agriculture, et avec quel esprit pratique et quel sens économique !

Il voyait à tout. Pendant qu’il donnait la terre à l’un, à l’autre il indiquait les cultures les plus appropriées au pays ; il favorisait l’établissement d’industries locales et préparait déjà les voies au commerce d’exportation. Aucun des besoins de la jeune colonie n’échappait à sa vigilante attention. On voyait qu’il était l’héritier de Champlain, et qu’il travaillait, lui aussi, à la fondation d’un grand empire.

Hélas ! il n’eut pas de successeurs.

Il serait plus temps que jamais de reprendre son œuvre. Les conditions nous paraissent favorables. Il semble aussi qu’il y ait comme un désir latent, et presque impatient, de voir enfin se poser les bases économiques de notre destinée. Puissent-ils venir bientôt ceux-là que la Providence destine à cette œuvre !

Les nôtres cesseront alors de battre tous les sentiers d’Amérique et de voyager sur tous ses fleuves pour se fixer enfin, se masser autour du noyau qui enserre le Saint-Laurent, le rendre plus compacte et plus fort pour opposer plus de résistance à l’envahissement anglo-saxon.

Et ce sera possible le jour où le cultivateur comprendra qu’il dépend de lui, que deux ou trois familles canadiennes-françaises vivent là où une seule a végété jusqu’aujourd’hui.

Fr. Th. Couët, O. P.
Québec, 15 février, 1909.
  1. Le Gaulois, Paris, 12 déc. 1908.
  2. Vicomte d’Avenel. Les États-Unis, ch. 1.
  3. Jean Rivard, p. 121.