Le bracelet de fer/02

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (29p. 4-6).

Chapitre II

LES FIÈVRES DES DUNES


C’est Paul Fairmount qui s’éveilla le premier, le lendemain matin, et il fut étonné de constater que le soleil était haut à l’horizon. Il regarda l’heure à sa montre.

— Neuf heures moins le quart ! murmura-t-il. Nous devrions être en route depuis quatre heures déjà, pour le moins.

Hâtivement, de sa main libre, il commença à préparer le déjeuner. Le policier s’éveilla.

— Quelle heure est-il donc ? demanda-t-il.

— Près de neuf heures, répondit Paul. C’est malheureux que nous ayons dormi si tard ; la marche eut été moins fatigante, avant le lever du soleil.

— Le soleil est brûlant ! s’écria Peter Flax ; mais je dis : « Tant mieux » !

— Comment, « tant mieux » ? C’est tant pis qu’il faut dire, ce me semble !

— Ah ! Fairmount, c’est que vous n’avez pas le frisson comme je l’ai, moi, depuis hier ! Tenez, le soleil est brûlant, n’est-ce pas ? Or, au moment où je vous parle, il me passe de tels frissons dans le dos ! Mais, ciel ! que j’ai soif ! Y a-t-il encore de l’eau dans le bidon ?

— Il en reste encore un peu. Si vous voulez attendre, cependant, le thé sera infusé dans quelques instants maintenant, répondit Paul.

— Je ne puis pas attendre le thé. On dirait que j’ai du feu dans le gosier ! Et saisissant le bidon, le policier en but le contenu.

Au déjeuner, Peter Flax ne mangea que quelques bouchées, mais, ainsi qu’il l’avait fait la veille, il but une grande quantité de thé.

On partit, d’un bon pas. Bientôt, pourtant, le policier ralentit son allure.

— De quel train vous allez, Fairmount ! cria-t-il.

Paul jeta les yeux sur son compagnon et il s’aperçut qu’il avait l’air malade. Non seulement ses yeux étaient cernés de bistre, ses lèvres blanches et les pommettes de ses joues écarlates, mais son regard était quelque peu étrange. Le policier allait-il tomber malade, là, dans les dunes ? Et s’il était abattu, tout à coup, par les fièvres, comment Paul parviendrait-il à le soigner ?

— Arrêtons-nous ici ! dit Peter Flax. Le fait est que je ne puis procéder plus loin, pour le moment. Je me sens faible, et j’ai comme des éblouissements…

— Laissez-moi vous dire que vous buvez trop d’eau, M. Flax, dit Paul. Vous finirez par vous rendre malade. L’eau du lac Huron n’est pas de ces plus buvables ; on prétend qu’elle contient une grande quantité de microbes…

— Que feriez-vous, si je tombais malade ? demanda, en souriant, le policier.

— Ma foi, je n’en sais rien ! N’étant pas libre de mes mouvements, je parviendrais difficilement à vous soigner. Je préfère que vous ne soyez pas malade, croyez-le.

Il était à peine quatre heures de l’après-midi, quand Peter Flax refusa d’aller plus loin. On avait découvert une sorte de cabane en branchages, construite par quelque pêcheur probablement, et il fut décidé qu’on y passerait la nuit.

— Je ne puis faire un pas de plus sur ce sol mouvant, fit le policier. On dirait une mer en furie, ajouta-t-il, en désignant les dunes. Voyez donc ces vagues qui s’avancent vers nous ! Nous finirons par être engloutis !

Paul observa attentivement son compagnon… Que voulait-il dire ? Le sable mouvant ? Une mer en furie ? Des vagues s’avançant vers eux ? Il n’y avait pas un souffle de brise ; conséquemment, le sable des dunes ne s’élevait pas en vagues, comme il arrive parfois, lorsqu’il fait grand vent.

— Prenez garde ! Prenez garde ! s’écria soudain Peter Flax. Cette vague de sable ! Elle va nous engloutir !

Et le malheureux levait les pieds très hauts, afin de franchir des vagues imaginaires, ou bien il se jetait de côté pour les éviter.

Il n’y avait plus à en douter, le policier était sérieusement malade. À peine furent-ils installés dans la cabane qu’il se plaignit du frisson et de la soif. Maintenant, son visage était cramoisi et ses mains étaient tachetées de rouge. Paul lui ayant adressé une question, fut surpris de ne recevoir aucune réponse. Abaissant les yeux, il s’aperçut que Peter Flax s’était endormi d’un sommeil agité, dont il ne parvint pas à le tirer.

Que faire ? Que devenir ? N’étant pas libre de ses mouvements, Paul ne pouvait pas essayer de soulager son compagnon… Cet homme allait-il faire une longue maladie, avoir la fièvre, le délire, puis… mourir ?… Mourir ?… Plus d’un était mort déjà de la fièvre des dunes, et cet homme… Mais ! Si le policier mourait, son prisonnier serait lié à son cadavre, loin de tout secours humain, en plein désert !… Paul Fairmount se verrait-il contraint de se coucher à côté du cadavre du policier, en attendant que la mort vint le réclamer lui-même ?… Il le faudrait bien, puisqu’il ne pourrait traîner le cadavre après lui… et à moins de le traîner… Que faire ? Que faire ?

— Monsieur Flax ! appela-t-il, à plusieurs reprises.

Mais Peter Flax continuait à dormir, d’un sommeil lourd et agité. Oui, cet homme était très malade… il mourrait… et alors !…

Fébrilement, Paul essaya d’ouvrir le bracelet de fer que le policier, quoiqu’il fut si malade déjà, avait, machinalement, passé au bras de son prisonnier, en arrivant dans la cabane. Heureusement, c’était son bras gauche qui était emprisonné !

Ça semble si facile de glisser les menottes aux poignets d’un prisonnier et de les ôter ensuite, s’il y a lieu. Nous avons vu faire la chose mainte et mainte fois, au théâtre, par exemple. Mais, essayons ! Nous nous apercevrons vite que nous ne pouvons pas en venir à bout. C’est un simple ressort qui ferme et ouvre ces menottes, mais, ce ressort, il faut le trouver : il faut connaître surtout le moyen de le faire fonctionner.

Paul, voyant que ses essais demeuraient inutiles, se mit à examiner la chaîne reliant les deux bracelets. Elle paraissait solide… Mais, attendez !… Cette maille, tout près du bracelet entourant son propre bras… Oui, elle était faible, très faible même… Il se rappela soudain que, l’autre soir, le policier avait froncé les sourcils, au moment de passer les bracelets aux bras de son prisonnier… Ce froncement de sourcils, Paul en comprenait maintenant la signification : Peter Flax avait été inquiet, à cause de cette maille faible.

Jetant les yeux autour de lui, Paul chercha une pierre aigüe, pouvant lui servir de lime : il allait limer cette maille faible, et il commencerait sans retard ! Mais, hélas ! il ne vit que du sable fin ; pas la moindre pierre, aussi loin que son regard pouvait porter !

Soudain, il retira un canif de sa poche ; une de ses lames c’était une lime à ongles. Certes, elle était faible cette lime ; mais en prenant des précautions, peut-être ferait-elle l’affaire. Il allait toujours essayer ! Toute la nuit, et tout le temps qu’il le faudrait, il travaillerait sans relâche ! Allons !

Il se mit à l’œuvre, et ainsi qu’il se l’était promis, il travailla toute la nuit, tout l’avant-midi du lendemain et une partie de l’après-midi, ne s’arrêtant que pour prendre quelques bouchées de nourriture, et aussi pour appliquer sur le front du malade des compresses d’eau froide.

Enfin, vers les cinq heures du soir, la lime arriva dans le vide… La maille avait cédé ; il était libre !

En un clin d’œil il fut debout et il se mit à exécuter une sorte de gymnastique avec ses deux bras. Quelle volupté que celle de la liberté !… Les dunes étaient là ; il n’aurait qu’à s’y perdre, et personne ne le retrouverait jamais !

Libre ! Libre !

D’un bond, il s’élança vers le désert… Fuir ! Il allait fuir immédiatement ! Fuir ?… Et abandonner le policier, qui mourrait peut-être, dans d’horribles souffrances, s’il n’était pas secouru ?… Mais… ce serait commettre un crime, un meurtre !…

Il est vrai que si Peter Flax reprenait connaissance, il accuserait Paul hautement, et essayerait de le reprendre, pour le livrer ensuite à la justice… Qu’importe ! Sa conscience lui ordonnait de secourir son semblable. Quant à se laisser reprendre, jamais, non, jamais !

L’important, pour le moment, c’était de se rendre à l’établissement, éloigné de cinq milles à peu près, dès ce soir, et d’en ramener un médecin.

Avant de partir, cependant, Paul avait quelque chose à faire, car il s’agissait de se protéger lui-même et d’arranger les choses pour assurer sa liberté. Ouvrant le havre-sac de Peter Flax, il y prit un rasoir, une savonnette, puis il procéda à se faire la barbe, ne laissant que sa moustache. Le rasoir coupait peu, mais c’était bien ainsi ; il aurait moins l’air de s’être fait la barbe le jour même.

Ensuite, avec toutes les précautions du monde, il enleva l’uniforme du policier et son propre habit, échangeant l’un pour l’autre, et bientôt, Paul Fairmount le prisonnier avait pris la personnalité de Peter Flax le policier.

Un coup d’œil dans une petite glace satisfit Paul complètement : même l’œil le mieux exercé n’eut pu percer son déguisement, et, plus tard, si on parlait, dans le pays, du prisonnier trouvé, malade, peut-être mourant, dans la cabane de pêcheur, on le décrirait comme suit : « Homme de six pieds. Yeux bruns. Cheveux bruns. Barbe brune. Âgé de vingt-deux ans », et personne n’hésiterait à dire que cette description se rapportait à Paul Fairmount, arrêté, dans un wigwam, certain jour, pour le meurtre d’un Sauvage.

Paul, ayant mis une nouvelle compresse d’eau froide sur le front du policier, s’élança sur les dunes, en route pour l’établissement, éloigné de cinq milles seulement, où il était certain de trouver un médecin.