Le bracelet de fer/06

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Éditions Édouard Garand (29p. 15-16).



PREMIÈRE PARTIE

L’OISEAU BLEU


Chapitre I

LE « CHÂTEAU »


Dans une des banlieues de la ville de Québec s’élevait une superbe construction en pierre de taille, entourée de vastes vérandas, de balcons en fer forgé, de portiques vitrés servant de serres, au milieu de jardins bien entretenus et de terrasses en échelons, descendant jusqu’au chemin, qui seul séparait la propriété dont nous parlons du majestueux fleuve Saint-Laurent.

Dans la Banlieue, on nommait cette construction : le « Château », parce qu’elle était surmontée de deux tourelles, et aussi parce que, pour parvenir au « château » il fallait traverser un pont-lévis, se levant et s’abaissant sur un large ruisseau.

Le propriétaire du « château », qui se nommait Delmas Fiermont, était célibataire et âgé de cinquante-cinq ans. Il habitait seul, avec des domestiques, cette demeure, qui aurait pu loger confortablement et luxueusement une fort nombreuse famille.

Il n’y avait pas de châtelaine au « château » depuis le décès de Mme Fiermont, la mère de Delmas, arrivé il y avait plus de vingt ans, et quoique Delmas Fiermont fut assez âgé maintenant, il n’en était pas moins courtisé par les mamans, ayant une ou plusieurs filles à marier. Car il était millionnaire, millionnaire aimable, par exemple, et toujours d’une courtoisie grande envers les dames.

Mais, malgré le luxe, la splendeur dont il était entouré, malgré les amis nombreux qu’il possédait et auprès desquels il jouissait d’une grande popularité, Delmas Fiermont avait ses heures de spleen. Prosper, son fidèle domestique, aurait pu, s’il l’avait voulu, vous parler de jours où son cher maître errait sur son domaine, comme une âme en peine. Parfois, enfermé dans sa chambre, le soir, on pouvait entendre le millionnaire marcher de long en large et soupirer, comme un homme qui aurait un poids lourd à supporter… Pouvait-on s’attendre à autre chose, d’ailleurs ?… La solitude est, parfois, une sinistre compagne, et, malgré ses millions, le fortuné Delmas s’ennuyait, sans doute, à mourir.

De ces accès de spleen, Prosper connaissait peut-être la cause. Delmas Fiermont n’avait pas toujours été seul au « château », depuis le décès de sa mère, car, même avant que celle-ci mourut, un petit être jeune et charmant avait égayé de ses éclats de rire joyeux les corridors par trop austères du « château ».

Un soir, il y avait vingt ans de cela, Delmas Fiermont était revenu chez lui, après une absence de huit jours, en tenant par la main un enfant de deux ans.

Mme Jacquin, avait-il dit à sa ménagère, voici mon petit neveu Paul Fiermont… Son père, mon frère, vient de mourir et il m’a confié son enfant… Prenez bien soin de lui, Mme Jacquin, et voyez à engager le plus tôt possible une bonne d’enfant bien recommandée.

— Oh ! le bel enfant ! s’était écriée Mme Jacquin. Je l’aime déjà !… Viens, cher petit, ajouta-t-elle, en tendant la main à Paul.

Sans se faire prier, l’enfant suivit la ménagère.

Quand Paul eut atteint sa septième année, il fut envoyé au collège, où il resta jusqu’à l’âge de quinze ans, ne venant chez son oncle que pour les vacances.

Mais, lorsqu’il avait été question de le renvoyer au collège, cette année-là, Paul fit bien des objections, puis enfin, il dit à son oncle :

— Mon oncle, si vous vouliez me promettre de ne pas vous froisser de ce que je vais vous dire, j’aurais une grande faveur à vous demander…

— Qu’est-ce, mon garçon ?

— Ça m’ennuie tant, oh ! tant, le collège, oncle Delmas ! reprit Paul. J’aimerais à m’en aller… à l’aventure… vivre de chasse et de pêche… dans quelque région inhabitée…

— Hein ! fit Delmas Fiermont. Mais, mon pauvre enfant, tu penses bien que jamais je ne consentirai à te laisser partir !… T’en aller à l’aventure, vivre de chasse et de pêche ! Tu n’y penses pas !

— Oh ! pourquoi pas, cher oncle ?… Je voudrais voyager, voir du pays, que sais-je ?… Certes, je n’ai jamais songé à partir sans votre consentement, vous le pensez bien ; mais, vous ne m’avez jamais rien refusé, jusqu’à présent et…

— Je ne t’ai jamais rien refusé de ce qui était raisonnable, il est vrai, répondit Delmas Fiermont ; mais consentir à ce que tu viens de me demander, ce serait folie.

— Oncle Delmas ! Cher oncle Delmas, consentez !

— Impossible, mon enfant !… Je t’avouerai, cependant, que ta demande ne me surprend pas excessivement, car je m’en souviens : tu savais à peine épeler, que tu essayais à lire des récits d’aventures… J’aurais dû te défendre ces lectures, même lorsque tu étais enfant…

— Cher oncle Delmas, laissez-moi partir !

— Impossible, Paul ! Impossible, je le répète !

— Mon oncle…

— Écoute… Consentirais-tu à te laisser accompagner par quelqu’un ?

— Me laisser accompagner ?… Par vous peut-être, mon oncle ?

— Pas moi ! Certes non ! J’aime trop mes aises pour chercher les aventures, répondit Delmas Fiermont.

— Par qui alors ? demanda Paul.

— Si je consentais à te laisser partir, ce ne serait qu’accompagné de… disons Gédéon Legrand, mon secrétaire. Tu le sais, Gédéon est un homme de jugement et de tête, qui ne demanderait pas mieux, probablement, que de partir avec toi, du moment que ses dépenses lui seraient remboursées. Qu’en dis-tu, mon garçon ?

— Oh ! combien je vous remercie, oncle Delmas ! s’écria Paul. M. Legrand… on ne pourrait désirer mieux, plus agréable compagnon de voyage et d’aventures, je veux dire plus intelligent, plus instruit et plus gai ; je serai content de partir avec lui… du moment qu’il sera résolu de subir, sans se plaindre, tous les inconvénients qui pourraient survenir. Car je me propose de m’éloigner, autant que possible, de toute civilisation.

— Eh ! bien, je parlerai à Legrand ce soir ; s’il consent à t’accompagner, tu pourras partir.

— Merci, oncle Delmas ! Merci de tout mon cœur !