Le bracelet de fer/20

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Éditions Édouard Garand (29p. 34-36).

Chapitre XV

« N. L. »


Il pouvait être dix heures quand Paul rentra dans la maison, avec l’intention de se faire un brin de toilette. Fantine avait cessé ses cris, ce que notre jeune ami apprécia fort. Dans un des corridors, il rencontra Prosper et lui dit :

— Je vais sortir, Prosper ; je me rends chez le médecin.

— Ah ! fit le domestique. Cette « égratignure » à la tête, comme vous l’appelez, vous fait beaucoup souffrir, n’est-ce pas, M. Paul ?

— Presque pas, Prosper. Seulement, je n’apprécie pas l’idée de me promener avec cette… auréole autour du front, fit Paul en riant et désignant le bandeau blanc dont il avait la tête enveloppée. Je crois que le docteur Ivan va pouvoir m’arranger cela autrement.

M. Paul, dit Prosper, entre haut et bas, n’est-ce pas bien étrange que le timbre de l’horloge de la salle à manger ait résonné ainsi ? Depuis dix ans qu’il avait été muet ; depuis dix ans que…

— Bah ! Ne sois pas ridicule à ce point, mon bon Prosper ! Ça peut s’expliquer, tu sais, par la vibration qu’aurait pu produire un camion, ou chose de ce genre, passant à proximité de la maison.

— Pourtant, M. Paul, je n’ai rien entendu et…

— Tiens, Prosper, puisque nous sommes sur ce sujet, dis aux domestiques que je leur défends de disserter sur cet incident du timbre… Fantine est-elle revenue de sa frayeur ?

— Pas encore, M. Paul ; mais elle a cessé de crier. Elle dit…

— Je ne tiens nullement à savoir ce que dit Fantine, fit Paul en souriant. Puis il descendit l’escalier conduisant au corridor principal.

— N’empêche, murmura Prosper, n’empêche que je voudrais qu’il serait dix heures du soir plutôt que dix heures de l’avant-midi ; tout de même, le timbre d’une horloge, arrêtée depuis dix ans, et qui sonne soudain sept coups, à propos de rien… Eh ! bien, qui vivra verra… J’espère que je m’effraie sottement… Mais, cette histoire de camion passant à proximité du « château », je n’en crois rien ; M. Paul dit cela pour essayer d’empêcher une panique, je le sais bien.

Le Docteur Lucien Ivan était un ami intime de Paul Fiermont. Lucien Ivan avait une clientèle nombreuse et fort payante. On prétendait qu’il courtisait Anne Pivert, avec qui nous avons fait connaissance, le jour de la fête champêtre, à La Solitude.

En apercevant Paul, le médecin eut une exclamation :

— Fiermont ! Mais ! Que t’est-il donc arrivé ? demanda-t-il, en désignant la serviette, dont notre ami avait la tête enveloppée.

— C’est Prosper qui m’a… décoré ainsi, répondit Paul en riant.

— C’est, en effet, l’œuvre d’un chirurgien amateur, fit le Docteur Ivan riant, à son tour. Mais, qu’est-ce ? Une chute de cheval, sans doute ?

— Oh ! non ! Rien d’aussi… glorieux… ou d’aussi maladroit, si tu le préfères. Imagine-toi que, étant allé faire une promenade du côté du petit promontoire, à l’autre bout de notre terrain, hier soir, après la fête champêtre, j’ai stupidement glissé sur le rocher, et suis arrivé, la tête sur un fragment quelconque…

— Tu as dû perdre connaissance, alors ?

— …Oui… avoua Paul. Eh ! bien, je suis venu te trouver afin que tu me fasses un pansement, car je ne puis me promener, avec cette banderole autour de la tête, pendant huit jours encore. Je suis donc venu te demander de me faire un pansement quelconque.

— Tout de suite, dit le Docteur Ivan. Et, que pense Mlle Trémaine de cet accident qui t’est arrivé ?

— Elle n’en sait rien encore…

— J’ai infiniment regretté n’avoir pu assister à la fête champêtre, dit le médecin, tout en faisant le pansement à la tête de son ami, pansement assez douloureux, soit dit en passant. Mais j’ai dû aller chez un malade, à onze heures, hier matin, et je n’en suis revenu que cette nuit.

— Ce sont là les inconvénients de ta profession, mon cher ! fit Paul. Je connais une jeune fille qui a été fort déçue de ne pas te rencontrer à la fête champêtre ; j’ai nommé Mlle Pivert.

— Elle y était, alors ?… Chère Anne !…

— Oui, elle y était. Elle était accompagnée de Mesdemoiselles Delherbe et Le Mouet ; un charmant trio, selon moi !

— Tu l’as dit, mon cher !… Tiens, le pansement est fini ; tu pourras te présenter aux yeux de ta fiancée, sans crainte de l’effrayer maintenant. Tu seras tout à fait O K pour le 30 du mois, je te le certifie.

— Merci, répondit Paul.

Mlle Trémaine n’était pas trop fatiguée, après sa fête champêtre, je l’espère ? demanda le médecin.

— Un peu seulement… Ivan, dit Paul gravement, j’ai une confidence à te faire… et un conseil à te demander…

— Qu’est-ce donc, Fiermont ? demanda Ivan, que l’air grave de son ami intriguait beaucoup. Je n’ai pas besoin de te dire, n’est-ce pas, que tu peux me confier ce qu’il te plaira et que je serai discret comme la tombe… Quant à te donner un conseil…

— Voici interrompit Paul ; tout est fini entre Réjanne (Mlle Trémaine, je devrais dire) et moi…

— Hein ? Tout est fini, entre ta fiancée et toi ?

— Mon ex-fiancée, tu veux dire, Ivan. Oui, tout est fini entre nous, depuis hier soir…

— Mais !… Ne deviez-vous pas vous marier le 30 de ce mois, dans sept jours maintenant ?

— Sans doute !… La rupture entre nous a eu lieu, hier soir, je te l’ai dit, immédiatement après la fête champêtre… et c’est final.

— Ciel ! Je n’en reviens pas !

— Le conseil que je veux te demander, c’est celui-ci : comment annoncer cette nouvelle à mon oncle ? Il adore Réjanne, comme tu sais, et notre mariage lui tient tant au cœur !… Ce que je crains, c’est qu’il ne puisse supporter cette épreuve… Pauvre oncle Delmas ! Je suis si inquiet à son sujet, depuis la rupture entre Mlle Trémaine et moi ! de fait, je ne pense qu’à l’effet que ça pourrait avoir sur lui…

— Fiermont, fit Lucien Ivan, sur un ton où perçait l’étonnement, est-ce que, par hasard, cette rupture entre toi et Mlle Trémaine, t’occasionnerait plus d’inquiétude au sujet de ton oncle que de regret personnel ?

— Non ! Non ! Seulement, tu sais combien j’aime mon oncle, et…

— Je comprends ! Je comprends ! interrompit Lucien Ivan, qui ne comprenait pas tout à fait cependant, mais ne voulant pas insister sur le sujet. Eh ! bien, reprit-il, laisse-moi arranger cela ; je me charge d’annoncer la chose à M. Fiermont. Il saura à quoi s’attendre, demain, avant le coucher du soleil, et je ferai de mon mieux pour que la nouvelle ne l’affecte pas trop.

— Merci, mon ami ! Merci ! s’écria Paul, en se levant pour partir. À demain !

— À demain, Fiermont !

En quittant le bureau du médecin, Paul se dirigea vers le promontoire. En arrivant, il aperçut, éparpillées sur le sommet du petit cap, une grande quantité de fleurettes bleues, « d’yeux d’ange », déjà presque fanées ; c’était le bouquet qu’avait cueilli Réjanne, mais qu’elle avait laissé tomber sur le sol, au moment de s’enfuir. Ces fleurettes à moitié fanées, produisaient un singulier effet ; on eut dit des yeux d’agonisant, que la mort allait bientôt fermer tout à fait.

Paul fut tenté d’amasser une de ces fleurettes et de la garder en souvenir de son ex-fiancée ; mais il n’en fit rien. Sans garder rancune à Réjanne, il la trouvait injuste de l’avoir condamné sans l’entendre. Si elle lui eut donné la chance d’expliquer la provenance du bracelet de fer qu’il portait à son poignet gauche, bien sûr, elle eut compris que son fiancé était à plaindre et non à blâmer… Paul ne pouvait concevoir qu’une jeune fille put être préjugée, comme l’était Réjanne.

Quoique Paul ne touchât pas aux « yeux d’ange », il fit un détour, afin de ne pas piétiner dessus, puis il descendit à même le rocher ; il désirait trouver le petit coussin de mousse sur lequel sa tête avait reposé, la veille, alors qu’il était évanoui… Ah ! le voici ! Le jeune homme s’en saisit, avec l’intention de le mettre en sûreté, dans un creux du rocher.

Soudain, il aperçut, à ses pieds, un objet qui brillait au soleil ; c’était un médaillon d’une grande valeur, du moins, Paul le jugea ainsi lorsqu’il l’eut pris dans ses mains. Le médaillon était en or, 18 carats, et au centre était un saphir, qui devait être presque hors de prix.

L’anneau du médaillon était passé dans un petit ruban en velours bleu ; ce ruban, fort usé, avait fini par céder tout à fait, ce qui expliquait comment il se faisait que ce joyau fut tombé.

Mais, comment ce médaillon se trouvait-il être sur le petit promontoire ? Quelqu’un était donc venu là ce matin ? Car Paul se dit qu’il n’avait certainement pas été là, la veille ; il l’eut vu, sûrement !

Machinalement, le jeune homme ouvrit le médaillon, et aussitôt, il eut une exclamation :

— Mais !… C’est la fillette d’hier ! Le petit « Oiseau Bleu », qui m’a secouru !… Oui, c’est elle, c’est bien elle ! Voilà ses cheveux blonds, ses yeux bleus, de vrais yeux d’ange !…

Bientôt, cependant, Paul sourit. Non, ce n’était pas la fillette d’hier, l’Oiseau Bleu, assurément ! Celle qui lui souriait dans le petit cadre doré du médaillon était beaucoup plus âgée que l’enfant de la veille… Ses cheveux étaient peignés selon la mode d’il y avait plusieurs années… Sa mère ?… Oui, ce devait être la mère de l’Oiseau Bleu… Pauvre petite ! Comme elle allait se désoler, d’avoir perdu ce précieux souvenir !

Ayant ouvert un autre compartiment du médaillon, Paul trouva une petite touffe de cheveux blonds, puis, sur le fond du couvert, il vit que deux initiales avaient été gravées : « N. L. »

— Je sais ce que je vais faire, se dit-il ; je ferai insérer une annonce dans les principaux journaux de Québec, dès demain, une annonce qui se lira ainsi :

« N. L. » Si l’Oiseau Bleu veut réclamer le médaillon qu’elle a perdu, sur le petit promontoire, le 20 du courant, elle n’aura qu’à adresser une lettre à : « P. F., La Banlieue, Québec ».

Déposant le médaillon dans la poche de son veston, Paul quitta le petit promontoire, et il arriva au « château » au moment où sonnait la cloche annonçant le repas du midi.