Le bracelet de fer/22

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (29p. 38-40).

Chapitre XVII

SYMPATHIES


Le premier à arriver au « château », après le décès de Delmas Fiermont, ce fut Georges Trémaine. Il avait aperçu Prosper, alors que celui-ci passait, à la course, se rendant chez le curé et le médecin.

— Prosper ! s’était-il écrié.

M. Trémaine ! avait crié le domestique, sans même s’arrêter, M. Fiermont vient de mourir !

— De… quoi ? De mourir !

Mais Prosper était déjà loin.

Georges Trémaine, à son tour, se mit à courir, dans la direction du « château », où il arriva, hors d’haleine et blanc comme un drap.

Mme Jacquin, la ménagère, passait dans le corridor principal ; elle avait les yeux enflés et rouges ; on devinait qu’elle avait dû beaucoup pleurer.

— Dans le Musée, M. Trémaine dit-elle, en passant. Ce pauvre M. Fiermont ! et elle éclata en sanglots.

En entrant dans le Musée, Georges Trémaine ne vit, d’abord, que son vieil ami, qu’on avait transporté sur un canapé ; il accourut vers lui.

— Fiermont ! Fiermont ! sanglota-t-il. Ô mon pauvre cher vieil ami !

Paul, qui se tenait debout près du canapé, les bras croisés, tandis que des larmes inondaient ses joues, posa sa main sur l’épaule de Georges Trémaine.

— Paul ! s’écria ce dernier. Que c’est, épouvantable !… Dis-moi, si tu le peux, ce qui a causé sa mort.

À ce moment, le Docteur Ivan arrivait, suivi de Prosper.

— Paul ! fit-il, en tendant la main à son ami. Quelle rude épreuve pour toi, et que c’est affreux ces morts subites !

— Ce… Ce n’est presque pas croyable qu’il soit mort ! s’exclama le neveu de Delmas Fiermont. Il y a vingt minutes à peine, il était en bonne santé comme toi et moi, Ivan !

Le médecin fit son examen, puis il dit :

M. Fiermont est mort d’une dilatation du cœur, causée par quelque grande émotion.

— Causée par la frayeur, mon ami, assura tristement Paul

— Par la frayeur ! s’écrièrent, en même temps, le médecin et Georges Trémaine.

— Oui, par la frayeur !

Et tandis que Georges Trémaine et le Docteur Ivan l’écoutaient, il raconta l’incident du timbre qui, après avoir été muet pendant dix ans, avait résonné, ce matin-là, pendant le déjeuner.

— Le timbre a frappé sept coups distincts, acheva Paul, et mon oncle, saisi d’une superstitieuse terreur, nous a dit, au notaire Schrybe et à moi, qu’il avait le pressentiment d’une chose : c’était qu’il n’entendrait pas sonner sept heures du soir.

— Il ne les a pas entendu sonner ?

— Non, M. Trémaine, il ne les a pas entendu sonner. Au premier coup de sept heures, mon oncle Delmas exhalait son dernier soupir.

— C’est la chose la plus étrange ! s’écria Georges Trémaine. Comment expliquez-vous cela, Docteur ?

— Je ne saurais l’expliquer vraiment, répondit le médecin. Les gens appellent cela « avoir l’esprit frappé d’une chose »… Pauvre M. Fiermont ! Un si brave homme ! Un homme si universellement respecté et aimé !

Georges Trémaine et le Docteur Ivan entraînèrent Paul dans la bibliothèque. Le jeune homme était très pâle, et ses deux amis l’avaient vu, plusieurs fois, porter instinctivement la main à sa tête.

— Paul, dit le médecin, tu devrais te mettre au lit. Inutile d’essayer de nous le cacher, ta blessure à la tête te fait beaucoup souffrir.

— Comment ! fit Georges Trémaine, tu as donc eu un accident, mon garçon ?

— Oh ! c’est peu de chose, M. Trémaine, répondit Paul en souriant.

— Peu de chose ! s’exclama le médecin. Ce n’est pas là mon opinion, mon cher ami !

Le médecin raconta à Georges Trémaine l’accident qui était arrivé à Paul et le père de Réjanne joignit aussitôt ses instances à celles du Docteur Ivan, pour persuader le jeune homme à se mettre au lit.

— Impossible ! répondit Paul. Je veux être debout lorsque le notaire Schrybe arrivera. Je vous l’ai dit, il a passé toute la journée avec mon oncle et… D’ailleurs, il y a infiniment de choses à faire, n’est-ce pas ? Des télégrammes à envoyer, puis mille détails qui…

— C’est vrai ! Les télégrammes ! fit le Docteur Ivan. Fais-nous une liste des noms de ceux à qui tu désires en envoyer, Paul, et Fabien, ton secrétaire, s’en occupera immédiatement. Quant aux détails, si tu veux te fier à nous, à M. Trémaine et à moi, nous nous en occuperons.

Vers minuit arriva le Notaire Schrybe. Sa douleur était bien grande, car Delmas Fiermont avait été un de ses plus anciens et de ses meilleurs amis.

— Paul, dit-il pourtant, je n’ai pas été excessivement surpris en apprenant la triste nouvelle.

— Vraiment ! s’écrièrent, en même temps, Paul, Georges Trémaine et le Docteur Ivan.

— Eh ! bien, non !… Mon pauvre ami Fiermont, avec qui j’ai passé la journée, hier, n’était certes pas dans son état normal, et même ma sœur, Mme Joannette, qui demeure avec moi, comme vous le savez, l’a remarqué…

— Vous dites qu’il n’était pas dans son état normal mon pauvre oncle Delmas, Notaire ?

— C’était évident, mon garçon ! Il était distrait, préoccupé, nerveux et sombre. Plus d’une fois, il m’a interrompu au milieu d’une phrase pour me demander :

— Schrybe, tu ne crois pas aux pressentiments ?

— Mais, non ! lui répondais-je.

— Eh ! bien, moi, j’y crois, me disait-il. Ce timbre de la salle à manger… je l’entends toujours… Je crois véritablement que je n’entendrai pas sonner sept heures ce soir.

— Pauvre oncle Delmas ! sanglota Paul.

— Mon pauvre vieil ami ! soupira Georges Trémaine.

— Pauvre M. Fiermont ! ajouta Lucien Ivan.

— J’ai perdu de vue mon vieil ami pendant une demi-heure à peu près, pendant la journée, reprit le notaire ; il est sorti, sans me dire où il allait. Quand il revint, il me sembla qu’il était moins affaissé, plus gai… Ô mon pauvre, pauvre vieux camarade !

Enfin, on décida Paul à se coucher, et le médecin lui administra un calmant, à forte dose, ce qui fit qu’il dormit jusqu’à midi.

Lorsqu’il descendit de sa chambre, le notaire Schrybe l’attendait dans l’étude, et il lui annonça qu’il ne quitterait le « château » que pour suivre les funérailles de Delmas Fiermont, qui étaient fixées pour le surlendemain, à dix heures du matin.

Pendant que Paul avait dormi sous l’effet du calmant que lui avait administré le médecin, un entrepreneur de pompes funèbres était venu de Québec et maintenant, les restes mortels de Delmas Fiermont reposaient dans le salon du « château », entouré de plus de cent cierges allumés.

Dans le courant de l’après-midi, alors que Paul était occupé dans l’étude quelqu’un frappa timidement à la porte.

— Entrez ! dit-il, croyant que c’était un des domestiques de la maison.

La porte fut ouverte lentement et quelqu’un s’avança sur le seuil. Aussitôt, Paul fut debout, et il alla au-devant de celle qui venait d’entrer.

— Tante Berthe ! s’écria-t-il.

— Paul ! Ô Paul ! fit la vieille demoiselle, en se suspendant au cou de son « neveu ». Ton oncle, Paul !… Pauvre, pauvre Delmas !

— Hélas ! tante Berthe !

— Le Notaire Schrybe vient de tout me raconter… C’est… c’est pitoyable, n’est-ce pas, Paul ? sanglota Mlle Fiermont.

— C’est une tragédie !

— Mais, il faut que je te dise, cher enfant, que je l’ai vu, hier, ton oncle Delmas ; je lui ai même parlé…

— Vraiment !

— Oui. Je l’ai aperçu dans la rue… Il avait l’air malade… Je me suis risquée à lui adresser la parole :

— « Delmas ! ai-je dit.

— Berthe ! s’est-il écrié.

— Comment te portes-tu, mon cousin ? lui ai-je demandé.

— Assez bien, merci, m’a-t-il répondu. Paul est de retour depuis un an maintenant, a-t-il ajouté.

— Je le sais, Delmas, lui dis-je. Je l’ai rencontré ; il est même venu à ma maison de pension. Au revoir, mon ami !

Mais ton oncle m’a retenu.

— Berthe, m’a-t-il dit, d’une voix tremblante, je suis content de constater que tu ne me gardes pas rancune.

— Je ne t’ai pas gardé rancune un seul instant, Delmas, lui ai-je répondu, en lui tendant la main.

— Merci ! Au revoir, Berthe ! »

— Ah ! Je suis bien content de ce que vous venez de me dire, tante Berthe ! s’exclama Paul.

— Si tu savais ce que c’est pour moi, aujourd’hui, de pouvoir me dire que nous étions redevenus amis, ton oncle et moi ! fit la vieille demoiselle.

— Je le comprends sans peine ! fit le jeune homme.

— Je tenais à venir te raconter cet incident, dit, en se levant, Mlle Fiermont ; je savais, vois-tu, que cela te ferait bien plaisir.

— Où allez-vous, tante Berthe ? demanda Paul, en voyant Mlle Fiermont remettre ses gants.

— Mais, je retourne chez moi… Tu le sais, sans doute, il y a un service d’omnibus qui se fait maintenant, entre la ville et la banlieue ; le prochain passera dans moins de dix minutes.

— Sûrement, vous ne songez pas à retourner à Québec cet après-midi !

— Mais… Paul… Je ne veux pas m’imposer…

— Je vous en prie, chère tante ! Vous imposer !… Votre place n’est-elle pas ici, jusqu’à après demain. Vous êtes la seule cousine de mon oncle Delmas, et vous devriez prendre place dans la voiture de famille, pour ses funérailles, ne le croyez-vous pas ?

— Tu le comprends sans peine, Paul, répondit la vieille demoiselle, d’une voix qui tremblait légèrement, je ne demande qu’à rester, et puisque tu m’assures que je ne suis pas de trop…

— Alors, asseyez-vous, tante Berthe ; je vais aller donner à Mme Jacquin l’ordre de vous préparer une chambre immédiatement.

— Merci, Paul !

— Vous dinerez avec nous, le notaire Schrybe et moi, à sept heures, je l’espère ? demanda le jeune homme, en reconduisant Mlle Fiermont jusqu’à la porte de l’étude, aussitôt que Mme Jacquin eut annoncé que « la chambre de Mademoiselle » était prête.

— Je n’y manquerai pas, répondit-elle, avec un sourire.

À sept heures, lorsque sonna la cloche annonçant le diner, Mlle Fiermont se rendit dans la salle à manger, où l’attendait Paul. Le Notaire Schrybe n’était pas encore arrivé.

— Paul ! s’écria-t-elle. Tu m’as fait donner les pièces qu’occupait, de son vivant, Mme Fiermont, la mère de ton oncle Delmas ! Ces pièces, remplies de meubles antiques, les plus beaux qui soient, ces pièces, belles comme le plus beau des Musées, je les ai toujours tant admirées !…

— Je le savais, tante Berthe, et c’est pourquoi j’ai tenu à les mettre à votre disposition, fit Paul en souriant.

— Je suis logée comme une princesse ! Chambre à coucher, boudoir, bibliothèque privée… Ô Paul ! Merci ! Que tu es bon ! ajouta Mlle Fiermont, d’une voix émue. Assurément, le bonheur parfait sera ton partage un jour, je le souhaite bien de tout cœur ! Dieu te récompensera pour ton exquise bonté à mon égard, cher enfant !

— Vos paroles semblent être comme une sorte de prédiction, chère tante, dit notre jeune ami, en souriant.

— Puissent-elles l’être ! fit la vieille demoiselle.

Et Paul, malgré la réelle douleur que lui causait la mort de son oncle, se sentit envahi par une tranquille joie, tant il est vrai qu’il n’est pas de jouissance plus grande au monde que celle de faire plaisir à autrui.