Le bracelet de fer/28

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Éditions Édouard Garand (29p. 47-48).

Chapitre V

NOUVEL AMOUR


L’Oiseau Bleu du promontoire !…

Paul Fiermont n’en revenait pas !… Comment avait-il pu commettre l’erreur de prendre cette radieuse jeune fille pour une enfant, de treize à quinze ans ?… Elle lui avait paru si petite, si mignonne, lorsqu’il l’avait aperçue, en août dernier !… Sans doute, ses cheveux relevés la vieillissaient un peu, beaucoup même ; cependant… Mais, attendez… Elle portait, ce soir, des souliers à talons français ; l’été précédent, elle avait été chaussée de sandales, Paul s’en souvenait. Sa luxuriante chevelure flottait sur ses épaules, la collerette bleu de ciel qui la recouvrait, et les sandales, lui avaient donné l’apparence d’une fillette…

Soudain, Paul rougit… Il se souvenait qu’il avait failli donner un baiser à sa gentille infirmière, pour lui prouver sa reconnaissance… Heureusement, il n’en avait rien fait ! Prendre de telles libertés avec cette exquise jeune fille !…

Mais, l’Oiseau Bleu chantait…

En effet, ainsi que l’avait dit Albert Delherbe, l’Oiseau Bleu n’était pas une diva ; elle chantait très joliment cependant. Sa voix était claire et fraîche et elle « disait » bien ; ce qui est plutôt rare dans le chant, quoique d’une si grande importance.

C’est une simple chansonnette que chanta l’Oiseau Bleu, mais cette chansonnette lui valut de sincères applaudissements et des « encore » !

Sans même quitter le piano, elle dit une autre chanson qui, elle aussi, remporta un grand succès. La chanteuse accueillait les applaudissements avec un sourire qui creusait d’admirables fossettes dans ses joues légèrement teintées de rose. Elle était adorable vraiment, et Paul n’avait pas les yeux assez grands pour la regarder.

Et tandis que Paul Fiermont dévorait des yeux l’Oiseau Bleu, Judith Rouvain dévorait des yeux Paul Fiermont. Il y avait quelque chose de singulier dans le regard de la belle brune, surtout lorsqu’elle crut lire de l’admiration sur le visage du jeune homme, et un sourire assez désagréable crispait ses lèvres au dessin si parfait.

— Qu’as-tu, Judith ? lui demanda soudain Marius, son frère.

— Ce que j’ai ?… Mais ! Je n’ai rien ! Pourquoi me poses-tu pareille question, Marius ?

— Ma foi, répondit, en riant, Marius Rouvain, tu avais l’air tout chose, il y a un instant… Ce pauvre petit Oiseau Bleu !… Si tes yeux avaient été des carabines…

— Cesse, hein, Marius ! D’ailleurs, je ne comprends rien à ton langage.

— Admettons que je n’ai rien dit, alors, ma sœur, fit le jeune homme, en haussant les épaules.

Mais, l’Oiseau Bleu saluait, de droite à gauche, et se préparait à quitter la salle. Plusieurs jeunes gens s’étaient avancés auprès du piano et présentaient des fleurs à la chanteuse. Il y avait une extraordinaire quantité de bouquets : des bouquets de roses, de muguets, d’œillets, de pensées, de marguerites etc. etc.

Paul Fiermont regretta n’avoir pas pensé à acheter des fleurs, et il se promit de réparer son oubli le jeudi suivant, car, inutile de le dire, c’était la première fois qu’il venait au Café Chantant, mais ce ne devait pas être la dernière. Qui sait si l’occasion ne se présenterait pas pour lui d’échanger quelques mots avec l’Oiseau Bleu, et de lui remettre le médaillon qu’il avait trouvé sur le promontoire ; ce médaillon, il l’avait porté dans sa poche de son habit de soirée, depuis l’été précédent.

— Elle ne chantera plus ce soir ? demanda-t-il à Albert Delherbe, en désignant l’Oiseau Bleu.

— Non, pas ce soir. Mme Dupin va conduire la chanteuse dans une chambre et lui servir des rafraîchissements, après quoi, l’Oiseau Bleu quittera l’auberge, accompagné du fidèle Joël.

— Je comprends, fit Paul.

— Venez-vous faire la partie de cartes, Fiermont ? demanda Albert Delherbe, en se levant.

— Merci, pas ce soir, je n’y tiens pas vraiment. Je vais fumer un cigare puis je m’en irai. Au revoir, Delherbe, et bonne chance aux cartes !

Ayant fumé un cigare, Paul quitta l’auberge.

À peine eut-il mis le pied sur le trottoir, qu’il aperçut l’Oiseau Bleu, accompagnée de Joël ; tous deux portaient de grands cartons, qui devaient contenir les fleurs qui avaient été offertes à la chanteuse. Afin de n’avoir pas l’air de les suivre, il traversa la rue. Il vit la jeune fille et son compagnon prendre la direction de la haute-ville ; bientôt, ils enfilèrent une des rues commerciales, puis notre ami les perdit de vue. L’Oiseau Bleu demeurait donc dans ce quartier ? Chose singulière, il était resté sous l’impression qu’elle demeurait plutôt dans la basse-ville. Cependant, parce qu’elle chantait, deux fois la semaine, dans une auberge de la basse-ville, cela ne signifiait pas qu’elle demeurait dans les environs.

Notre jeune ami eut beau parcourir très lentement la rue dans laquelle l’Oiseau Bleu avait disparu, il ne la revit plus. Il n’eut pu dire non plus près de quel magasin elle s’était arrêtée, vu qu’il ne l’avait suivie que de loin. Eh ! bien, dans deux jours, il la reverrait ; peut-être même aurait-il l’occasion de lui parler, de lui remettre le joyau perdu sur le promontoire, et dont la perte avait dû lui causer de la peine.

Rien n’aurait été plus simple peut-être que de charger la femme de l’aubergiste du médaillon, et lui demander de le remettre à l’Oiseau Bleu. Mais cela eut exigé quelques explications et Paul ne tenait pas à ce qu’on sut qu’il avait rencontré déjà la jeune chanteuse ; cela aurait suscité des commentaires, des questions, et mettrait la jeune fille en évidence, ce qu’il voulait éviter, à tout prix. Il n’avait pas manqué de remarquer le respect que tous les habitués du Café Chantant professaient pour l’Oiseau Bleu ; tous l’admiraient, ils allaient, en foule, l’entendre chanter, non à cause de sa voix, mais parce qu’il la trouvaient belle, gentille et charmante. Oui, on le sentait, ceux qui étaient présents à l’auberge ce soir étaient des amis de la jeune cantatrice, des amis sincères, prêts à devenir des amis dévoués, si jamais l’occasion s’en présentait. Pas un parmi ceux qui dînaient régulièrement à l’auberge, deux fois la semaine, n’avait dû adresser la parole à l’Oiseau Bleu, excepté pour la féliciter peut-être. On ignorait même son nom et le lieu de sa résidence.

Paul se dit donc qu’il attendrait une occasion favorable pour remettre, ou faire remettre le médaillon perdu… Plus tard… Qui sait ?… Car il espérait bien que l’amitié commencée en août dernier n’en resterait pas là. En attendant, il se joindrait aux autres admirateurs de la jeune fille… Déjà, il lui tardait d’être rendu au jeudi soir.