Le bracelet de fer/31

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Éditions Édouard Garand (29p. 53-55).

Chapitre VIII

« LA BELLE JUDITH » FAIT DES SIENNES


Si Paul s’était attendu à ce que Nilka lui montrerait quelque préférence, après ce soir où il était allé la reconduire chez elle, il fut grandement déçu dans ses espérances. Lorsque, le jeudi suivant, il lui présenta un énorme bouquet de myosotis, après qu’elle eut chanté, il la vit rougir légèrement il est vrai, mais c’est tout. Le sourire dont elle le gratifia n’avait rien de distinctif d’avec ceux qu’elle accordait généralement aux autres habitués de l’auberge. Une chose lui fit plaisir pourtant ; c’est qu’elle portait le médaillon retrouvé sur le promontoire ; il était attaché à la chaînette d’or qu’il lui avait donnée.

Plusieurs semaines s’écoulèrent.

Un mardi soir, alors qu’il était attablé au Café Concert, Paul entendit Albert Delherbe lui dire :

— C’est le dernier soir de l’Oiseau Bleu, Fiermont.

— Le dernier soir ?… Que voulez-vous dire ? Elle ne reviendra plus ?

— Non, la saison est finie, voyez-vous. Ça ne sera que l’hiver prochain maintenant que nous pourrons l’entendre.

— Ah !… C’est regrettable.

— Regrettable en effet ! Cela ne doit pas faire l’affaire de l’Oiseau Bleu et ça ne fait certainement pas celle de l’aubergiste. Mais, que voulez-vous ? Les soirées commencent à être belles, et les gens préfèrent passer leur temps dehors plutôt qu’enfermés entre quatre murs, ça se comprend.

Une grande surprise était réservée à Paul Fiermont, ce soir-là ; quand Nilka chanta sa deuxième chanson, c’en fut une qu’il avait entendue déjà. Mme Dupin avait joué une gaie ritournelle, et aussitôt, la jeune cantatrice s’était mise à chanter :

— Dis, as-tu vu, mignonne,
Le petit oiseau bleu
Qui, sans cesse, fredonne
Sous la voûte des cieux ?…
As-tu vu l’oiseau bleu ?

Cette chanson rappela au jeune homme sa visite chez Alexandre Lhorians… Nilka serait-elle la fille de l’horloger ; celle qui avait composé l’angelus de l’horloge de cathédrale ?… Se rappelant les initiales gravées sur le médaillon, il se dit qu’il ne se trompait pas. « N. L. », Nilka Lhorians… Oui, ce devait être cela… La jeune fille qu’il avait entendu chanter ce jour-là, chez l’horloger, c’était l’Oiseau Bleu du promontoire, la cantatrice du Café Chantant ; à cela il n’y avait pas de doute possible.

— Cette chanson que chante l’Oiseau Bleu en ce moment, dit, soudain Albert Delherbe, c’est elle-même qui l’a composée, paroles et musique, paraît-il. Cette chanson, c’est, en quelque sorte, son chant d’adieu ; elle nous l’a chantée, l’année dernière aussi, à la fin de la saison.

Nilka Lhorians… se disait Paul. Alors, tout s’expliquait : l’horloger était un rêveur, un toqué, consacrant tout son temps à la satisfaction d’une lubie : la perfection de son horloge de cathédrale, et négligeant l’ouvrage payant. C’est pourquoi sa fille était obligée de gagner sa vie, en chantant dans une auberge. C’était pitoyable vraiment !…

Et Joël, c’était l’homme que Paul avait vu dans le magasin de l’horloger, et qui avait semblé surgir de régions mystérieuses… Ah ! à propos : où était Joël ce soir ? Il n’avait pas accompagné l’Oiseau Bleu, c’était évident. Un rayon d’espoir envahit le cœur du jeune homme ; peut-être aurait-il l’heureuse chance d’escorter Nilka chez elle, encore cette fois ?

La cantatrice venait d’achever le dernier couplet de sa chanson ; elle chantait :

— Dans toute la nature,
Ce que j’aime le mieux,
C’est la voix claire et pure
Du gentil oiseau bleu…
Que j’aime l’oiseau bleu !

Ce soir, elle reçut des fleurs en si grande quantité que l’aubergiste et sa femme durent lui prêter assistance pour les emporter.

Ayant exprimé ses remerciements, distribué ses derniers sourires, elle quitta la salle à manger, et Paul sentit son âme s’envahir de tristesse. La reverrait-il jamais maintenant ?… Pourrait-il se présenter chez l’horloger, et y serait-il reçu ?… Nilka ne semblait pas du tout disposée à l’encourager et…

— Ce serait jouer de malheur que de ne plus la revoir ! se disait-il.

Car il était déjà fortement épris. À Réjanne Trémaine il ne pensait plus et, vraiment, en comparant ses sentiments envers Nilka avec ceux qu’il avait éprouvés jadis pour Réjanne, il se demandait si ce n’était pas plutôt de l’amitié qu’il avait ressentie pour elle… Mais, qu’importait ! Il aimait Nilka Lhorians aujourd’hui, et il allait faire l’impossible pour la revoir.

Notre ami fut tiré soudain de ses réflexions par un certain remue-ménage qui se faisait à la table qu’occupait Judith Rouvain et son frère. De l’endroit où il se tenait, en compagnie d’Albert Delherbe, les propos suivants lui parvinrent :

— C’est lorsque j’ai enlevé mon manteau, tout à l’heure… Il s’est détaché et je l’ai déposé sur la fenêtre du vestiaire, avec l’intention de le remettre, et je l’ai oublié, disait Judith.

— Eh ! bien, hâte-toi d’aller le chercher alors ; répondit Marius Rouvain. Puisque tu l’as déposé sur la fenêtre, il doit y être encore.

— Tu crois ? fit la jeune fille.

— Bien sûr ! Mais, encore une fois, hâte-toi d’aller t’en assurer. C’est un joyau de grande valeur, un pendentif hors de prix et…

— Si quelqu’un l’a vu seulement, sur la fenêtre, je puis y renoncer ! fit Judith. Un joyau de ce prix tenterait fort une personne peu scrupuleuse, tu sais, Marius.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda, à ce moment, l’aubergiste, en s’approchant de la table a laquelle le frère et la sœur étaient assis. Leurs voix s’étant élevées légèrement, cela avait attiré son attention, et aussi celle de plusieurs autres personnes présentes.

— Ma sœur, Mlle Rouvain, a oublié, sur la fenêtre de la chambre qui sert de vestiaire, un pendentif de grande valeur, dit Marius.

— Il doit être encore là où Mlle Rouvain l’a oublié alors, répondit l’aubergiste. Il n’y a que la cantatrice qui ait accès dans cette pièce ; c’est là qu’elle se tient, en attendant le moment de chanter : c’est là aussi que nous lui servons des rafraîchissements, avant son départ.

— Allons voir immédiatement, Judith ! dit Marius Rouvain.

Tous deux se levèrent, et l’aubergiste les suivit. Machinalement, plusieurs se joignirent à eux, entr’autres, Paul Fiermont et Albert Delherbe.

En pénétrant dans le vestiaire, Paul reconnut la pièce où il avait revu l’Oiseau Bleu, alors qu’il avait traité si peu cérémonieusement Anatole Chanty. La jeune fille, qui était assise à table, à boire une tasse de calé, parut excessivement étonnée en apercevant tout ce monde envahissant soudainement son domaine ainsi. Elle se leva et balbutia :

— Qu’y a-t-il ?

— Rien qui doive vous effrayer, Mademoiselle, répondit l’aubergiste. Mlle Rouvain, ajouta-t-il, en désignant Judith, a oublié un pendentif sur la fenêtre ici et elle est venue le chercher.

— Ah ! dit seulement Nilka.

Judith s’approcha de la fenêtre. On la vit se pencher, regarder par terre, puis se relever.

— Mon pendentif n’est plus là où je l’avais laissé. Je ne le trouve nulle part. Qui a accès dans cette pièce ?

— Moi, répondit Nilka. Moi seule. Mais je n’ai pas vu votre pendentif.

— Vraiment ? fit Judith, d’un ton rempli d’insinuations. Il faudrait voir… Vous ne serez pas étonnée, Mlle la chanteuse, si je vous ordonne de vider votre sacoche, en la présence de tous.

— Vider ma sacoche ! fit l’Oiseau Bleu, comme si elle n’avait pas bien compris.

Mais soudain, elle pâlit et porta la main à son cœur : elle venait de comprendre !

— Oui, videz votre sacoche, s’il vous plaît, dit Judith.

— Vous… Vous me… soupçonnez d’avoir pris votre pendentif ? Moi ! dit Nilka, d’une voix remplie de larmes. Oh !

— Si vous n’êtes pas coupable, Mlle l’Oiseau Bleu, pourquoi hésitez-vous à faire ce que je vous… commande ? Je le répète, videz votre sacoche sur cette table, afin que nous voyons tous ce qu’elle contient !

Et comme la jeune chanteuse avait l’air trop abasourdi pour obéir, Paul Fiermont enleva doucement la sacoche de ses mains et il en vida le contenu sur la table, après quoi il tourna la doublure à l’envers, afin que tous pussent constater qu’elle ne contenait rien de plus qu’un mouchoir, un petit porte-monnaie et un crayon.

— Eh ! bien, Mlle Rouvain êtes-vous satisfaite maintenant ? demanda-t-il, d’un ton où grondait la colère.

— Seigneur ! s’écria Judith. Depuis quand vous êtes-vous fait le champion de cette… personne ?

— J’espère que je suis et serai toujours le champion de qui est faussement soupçonné, répondit Paul.

Judith Rouvain haussa les épaules, puis, jetant les yeux autour de la pièce, et désignant les manteaux qui y étaient accrochés :

— Qu’on examiné le contenu des poches du manteau de la chanteuse ! dit-elle. Quelque chose me dit que nous y trouverons des choses… intéressantes.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’exclama Nilka, au comble de l’humiliation. Elle serait tombée, se sentant faible tout à coup, si Paul ne l’eut soutenue.

— Voici le manteau de Mademoiselle, fit Mme Dupin, en désignant un long manteau bleu. Je crois, Mlle Rouvain, ajouta-t elle, en lançant un regard de mécontentement à Judith, que vous y chercherez en vain votre pendentif… Et, pardonnez-moi, mais, comment pouvez-vous essayer d’éclabousser la réputation, le caractère d’une jeune fille qui est obligée de gagner sa vie ?… Laissez-moi vous le dire, vous êtes une méprisable créature !

Mme Dupin était fort en colère.

— Retenez votre langue, ma brave femme ! dit Judith, qui littéralement tremblait de rage.

— C’est bon ! C’est bon ! répondit la femme de l’aubergiste. Seulement, je désire ajouter que nous ne tenons plus, ni mon mari ni moi, à vous recevoir sous notre toit. Nous sommes pauvres, il est vrai, mais nous sommes, au moins, honnêtes et justes. L’Oiseau Bleu…

— Voulez-vous vous taire ! s’exclama Judith, en s’adressant à Mme Dupin. Marius, reprit-elle, se tournant du côté de son frère, examine donc les poches du manteau de la chanteuse ; je le répète, quelque chose me dit que ce sera intéressant.

Marius Rouvain, tout en haussant les épaules, obéit à sa sœur. Il fouilla dans les poches du manteau bleu. Soudain, une exclamation jaillit de sa bouche, puis il retira sa main de l’une des poches du manteau ; elle contenait un pendentif de diamants et de rubis.

— Ah ! fit Judith.

— Il y a quelque chose de… d’étrange en ceci, assurément ! s’écria Paul Fiermont. Tous ici, nous connaissons l’Oiseau Bleu et…

— On ne peut nier l’évidence ! cria Judith Rouvain. Eh ! bien, Mademoiselle la chanteuse, qu’avez-vous à dire ?

Instinctivement, Albert Delherbe, Joe Le Mouet et Jean Courville s’étaient approchés de Nilka et de Paul, comme pour protéger, eux aussi, la jeune fille.

— Voleuse ! cria Judith. Je ne sais ce qui me retient de vous faire arrêter et conduire en prison ! dit-elle, en s’adressant à Nilka.

— Non ! Non ! Je… Je suis… innocente ! balbutia la jeune accusée, dont le visage et même les lèvres étaient comme de la cire, et dont les yeux étaient remplis de frayeur.

Sans même s’en rendre compte, elle s’était cramponnée au bras de Paul, tandis que ses grands yeux bleus semblaient implorer le secours de tous.

— Je… Je suis… innocente… murmura-t-elle de nouveau.

— Nous en sommes fermement convaincus ! crièrent au moins vingt voix.

— Pourtant, le pendantif… commença Judith.

À ce moment, Estelle Delherbe parvint à fendre la foule entourant Nilka, et, s’adressant à Judith, elle s’exclama :

— Misérable ! Méprisable créature !

— Que signifie ? balbutia Judith.

— Ce que cela signifie ?… Cela signifie, Judith Rouvain, que je vous ai vue, oui, vue, de mes yeux vue, mettre ce pendentif dans la poche de manteau de l’Oiseau Bleu… J’étais là, dans cette alcôve, et, je le répète, je vous ai vue ! Mesdames et Messieurs, continua-t-elle, c’est lorsque nous sommes arrivées, il y a à peu près une heure, Mlle Rouvain et moi étions seules dans cette pièce… Elle ne m’a pas vue ; mais, je l’ai vue, moi !

— C’est ridicule ce que vous venez de dire, Estelle Delherbe ! s’écria Judith. Si j’avais, comme vous venez de l’affirmer, mis mon pendentif dans la poche de manteau de la chanteuse, vous n’auriez pas manqué de m’accuser hautement…

— Ah ! mais, j’étais si loin de me douter de votre sinistre projet ! fit Estelle. De fait, je croyais que le manteau vous appartenait, je le répète donc, vous êtes une misérable, Judith Rouvain !

— Je… Je… balbutia Judith.

Mais, son frère l’entraînait hâtivement hors de la pièce. Silencieusement, tous se reculèrent pour la laisser passer, et même, les dames et jeunes files ramenèrent leurs jupes de robes autour d’elles, comme prises de peur d’être contaminées au contact de la calomniatrice.

— Mes amis… murmura Nilka, aussitôt que Judith et son frère eurent quitté la pièce, merci ! Oh ! merci ! Des larmes inondaient ses joues pâlies.

— Vive l’Oiseau Bleu ! crièrent-ils tous. Vive, vive l’Oiseau Bleu !

Puis tous, excepté Estelle Delherbe et son frère, Paul Fiermont, Joe Le Mouet et Renée, sa sœur, qui, elle aussi s’était joint au groupe des amis de Nilka, quittèrent le vestiaire.

— Gentil Oiseau Bleu, dit Estelle, en saisissant la main de la jeune fille, voulez-vous, nous serons amies, vous et moi ?

— Moi aussi, je veux être votre amie ! fit Renée Le Mouet, en s’adressant à Nilka.

De nouveau, des larmes coulèrent sur les joues de la jeune chanteuse.

— Vous êtes infiniment bonnes, toutes deux ! répondit-elle, d’une voix tremblante. Sans votre intervention, Mademoiselle, ajouta-t-elle, en s’adressant à Estelle, je… je…

— Je tiens à être votre amie, répéta Estelle, et Mlle Le Mouet, ma compagne, y tient, elle aussi. Vous n’y avez pas d’objections n’est-ce pas, petit Oiseau Bleu ?

— Mais… Mais, Mesdemoiselles, vous ne sauriez devenir les amies de la chanteuse de cabaret…

— Qu’est-ce que cela nous fait, je vous le demande ! dit Renée. Nous savons que vous en valez bien d’autres, d’autres jeunes filles de notre condition, je veux dire. Soyons amies !

— Et d’abord, dites-nous votre nom bel Oiseau Bleu, demanda Estelle.

— Je me nomme Nilka Lhorians.

— Nilka Lhorians ! Quel joli nom ! dirent, ensemble, Estelle et Renée.

— Moi, je me nomme Estelle Delherbe.

— Et moi, Renée Le Mouet.

— Vous acceptez notre amitié, n’est-ce pas, Nilka ? demanda Estelle.

— Si je l’accepte !… Oh ! merci ! Merci… Estelle et Renée !

Ce soir-là, l’Oiseau Bleu eut toute une escorte pour la reconduire chez elle : Estelle, Renée, Paul, Albert et Joe.

Lorsqu’on se sépara, à la porte du magasin de l’horloger, il était entendu que l’on se reverrait, dans un tout prochain avenir.

— Au revoir, Nilka !

— Au revoir, Estelle !

— À bientôt, Nilka !

— À bientôt, Renée !

— Bonsoir et bonne nuit, Mlle Lhorians ! dirent, ensemble, les trois jeunes gens.

— Bonsoir et bonne nuit, Messieurs ! Et, encore une fois, mille fois merci à tous !