Le bracelet de fer/44

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (29p. 75-76).

Chapitre VII

DE TRIBORD À BABORD


Malgré ses préjugés, Joël eut raison de se considérer chanceux d’avoir Towaki à bord de L’Épave, cette nuit-là, car ce fut une nuit épouvantable. Sur ce bateau, à l’ancre, au milieu du lac St-Jean, le roulis fut terrible. De tribord à bâbord, de bâbord à tribord, roulait L’Épave, par moments, à un tel point, qu’on eut pu croire qu’elle allait chavirer.

Sans doute, le Sauvage n’était pas un navigateur ; cependant, il connaissait le lac St-Jean, et il avait le don de rassurer quelque peu Joël. Ce dernier se demanda, peut-être cent fois, comment il aurait passé cette affreuse nuit, seul, car Alexandre Lhorians ne lui aurait été d’aucun secours, bien sûr. Sans doute, au milieu de la tempête de vent qui faisait rage, l’horloger n’aurait songé qu’à la sûreté de son horloge de cathédrale. Au moins, avec le Sauvage, Joël pouvait causer, le questionner, lui demander des conseils, en cas de désastre.

Vers les trois heures du matin, L’Épave chassa sur ses ancres, et Joël fut pris de panique.

— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il à Towaki.

— Laisser courir ; voilà ce qu’il reste à faire, répondit le Sauvage.

— Tu veux dire que nous ne pouvons rien pour retenir le bateau ?

— Que veux-tu que nous fassions ?… L’Épave serait mieux à se laisser poursuivre par le vent, plutôt que de recevoir ainsi de flanc, le contre-coup des lames ; cela finirait par nous faire chavirer.

Si L’Épave se déplaça cette nuit-là, on ne le saurait que plus tard ; lorsqu’on irait à terre par exemple, ou bien lorsqu’on recevrait la visite des Brisant. Qu’importait d’ailleurs ? Ce qui importait seulement, c’est que quand il y eut accalmie de la tempête, vers les six heures du matin, le bateau n’avait subi aucune avarie.

Inutile de dire que les chaloupes de L’Épave, « L’Oiseau Bleu » de Nilka, et la pirogue de Towaki avaient été hissées sur le pont ; sans cette précaution, il est certain qu’elles auraient été mises en pièces.

Une chose consolait Joël : Nilka n’avait pas eu connaissance de la tempête. Elle avait dormi profondément toute la nuit, sans s’éveiller une seule fois. Épuisée par les évènements de la journée, elle s’était endormie en se mettant au lit et avait dormi jusqu’au matin. Combien elle eut été effrayée si elle avait eu connaissance de ce qui se passait, la pauvre petite !

Quant à Alexandre Lhorians, impossible de connaître ses impressions… Peut-être la tempête, l’affreux roulis de L’Épave l’avaient-ils laissé indifférent ? C’était fort probable.

— Je te remercie, Towaki, de m’avoir tenu compagnie durant toute cette tempête, fit Joël, en tendant la main au Sauvage.

— Je n’ai rien fait… Je ne savais que faire… répondit Towaki.

— Il n’y avait rien à faire non plus, dit Joël. Mais, tu m’as tenu compagnie, je le répète ; ta présence auprès de moi m’a beaucoup encouragé.

— Tu avais donc peur ? demanda le Sauvage, d’un air étonné, quelque peu méprisant aussi peut-être.

— Quand on est, en quelque sorte, responsable de la vie d’êtres chers, tu ne saurais croire, mon brave, combien c’est décourageant de se dire qu’on ne peut rien pour les protéger ou les sauver. Pour moi-même, je n’avais pas peur, Towaki ; mais j’ai, plus d’une fois, la nuit dernière, tremblé pour ceux que j’aime : Mlle Nilka et son père.

— Le père du Lys Blanc… demanda le Sauvage, il est… est malade, n’est-ce pas ? Il a des… horloges et des rouages dans la tête, hein ?

M. Lhorians n’est pas malade, mon garçon, répondit Joël, il est seulement… préoccupé, à propos de son invention, je veux dire son horloge de cathédrale.

Joël, pour des raisons que nous comprendrons facilement, aurait donné volontiers quelques années de sa vie pour que le Sauvage ne se serait pas aperçu des… faiblesses de son maître.

— C’est donc un inventeur, le père du Lys Blanc ?

— Oui, c’est un inventeur, un grand inventeur… Cette horloge de cathédrale, si M. Lhorians réussit à la perfectionner…

Mais Joël s’aperçut soudain que Towaki ne l’écoutait plus, et vite, il vit pourquoi : Nilka venait de pénétrer dans la salle à manger, où les deux hommes étaient à causer. Le domestique, encore une fois, fronça les sourcils. Sans oublier ce qu’il devait au jeune Sauvage, il se dit qu’il eut été préférable d’être redevable d’un service à un blanc… Ces Sauvages… Il valait mieux s’en défier… On connaît, en général, les dispositions ou singularités des gens de sa propre race ; mais, qui sait ce que peut ruminer une tête de Sauvage ?…

— Je veillerai ! Oui, je veillerai ! se dit, pour la centième fois, depuis la veille, le domestique.

Sa résolution de veiller sur sa jeune maîtresse devint plus forte encore en voyant le Sauvage s’incliner jusqu’à terre devant Nilka et poser sur ses lèvres un des plis de sa robe blanche.

— Beau, radieux Lys Blanc ! murmura Towaki.

— Comment te portes-tu ce matin, Towaki ? demanda la jeune fille. J’espère que tu as passé une bonne nuit, à bord de L’Épave ?

Towaki jeta les yeux sur Joël et il vit celui-ci lui faire un signe, qu’il comprit aussitôt ; il ne fallait pas, évidemment, mettre la « Demoiselle de L’Épave » au courant des évènements de la nuit.

— Merci, j’ai passé une excellente nuit, répondit-il.

— Bon matin, jeune homme ! fit, à ce moment, la voix d’Alexandre Lhorians. Comment va, Towaki ?

— Bon jour, mon frère blanc ! répondit le Sauvage.

— Je t’expliquerai, plus en détails, après le déjeuner, le mécanisme de mon horloge de cathédrale, reprit le père de Nilka. Je te ferai comprendre aussi ce qu’il me reste à inventer pour le perfectionnement de cette horloge, une des merveilles de ce siècle. Tu verras ce que peut…

— Pardon, mon frère blanc, mais je dois retourner chez moi, répondit le Sauvage. Immédiatement après le déjeuner, je partirai, car ma vieille mère doit être très inquiète à mon sujet, tu sais.

— Tu as un langage soigné, pour un homme de ta race, fit Alexandre Lhorians. Comment se fait-il…

— Un missionnaire… commença le Sauvage.

— Ah ! oui, je comprends ! fit l’horloger. À quelle tribu appartiens-tu ?

— Je suis de la tribu des Montagnais, répondit Towaki, non sans quelque fierté. Ces questions ne semblaient l’embarrasser nullement.

— Et où demeures-tu ?

— Je demeure à la Pointe Bleue. Il faudra que tu viennes nous rendre visite, un de ces jours, mon frère blanc, avec le Lys Blanc et Joël.

— Le Lys Blanc ?… fit Alexandre Lhorians.

— C’est ainsi que je nomme la « Demoiselle de L’Épave », fit Towaki, en désignant Nilka.

— Pourquoi me nommes-tu ainsi, Towaki ? demanda Nilka en souriant.

— Parceque tu me fais penser à un beau lys, comme j’en ai vus déjà, dans la chapelle de Roberval, un jour de fête ; grand, svelte, élégant…

— Tu as des idées fort poétiques, Towaki ! s’écria, en riant, Nilka, tandis qu’Alexandre Lhorians avait l’air de n’y rien comprendre, et que Joël comprenait… trop.

Combien il avait hâte le bon Joël de voir partir le Sauvage !… Il était évident que Towaki adorait Nilka, qui, elle, ne s’en doutait guère. Un Sauvage, c’était un Sauvage tout simplement, pour la jeune fille, et elle n’aurait jamais pu s’imaginer qu’un jeune homme de cette race eut pu se faire la moindre illusion, en ce qui la concernait.

Enfin, le Montagnais ayant déclaré avoir pris un copieux déjeuner et ayant remercié ses hôtes de leur hospitalité, quitta L’Épave, et bientôt, sa fragile pirogue se perdit à l’horizon.

— Bon voyage, Towaki-dit-Fort-à-Bras ! murmura Joël entre ses dents. Et j’espère que nous aurons le plaisir de ne jamais plus te revoir, mon brave !

Un pli soucieux se creusa de nouveau sur le front du domestique ; mais voyant Nilka vaquer à ses occupations ordinaires, tout en chantant gaiement, tandis que les canaris, dans leurs cages dorées, faisaient chorus avec elle ; voyant aussi Alexandre Lhorians retourner à son horloge, et tout rentrer dans l’ordre sur L’Épave, il se dit qu’il aurait tort de s’inquiéter. Le séjour du Sauvage sur le bateau n’était qu’un incident, en fin de compte, et jamais plus on n’entendrait parler de Towaki-dit-Fort-à-Bras.

Cependant… Qui sait ?…