Le bracelet de fer/48

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Éditions Édouard Garand (29p. 82-83).

Chapitre XI

L’EFFET DE LA SOLITUDE


— Joël, j’ai à te parler ! fit Nilka, ce soir-là, après le souper. Père est retourné dans son atelier ; nous sommes donc seuls, toi et moi. Écoute bien.

— Je suis tout attention, Mlle Nilka, répondit Joël.

— Voici : J’aimerais à faire, en ta compagnie, l’inspection de ce bateau, dit la jeune fille.

L’inspection du bateau ! De L’Épave, vous voulez dire, Mlle Nilka ?… Mais, je l’ai visité, de la cale au troisième pont, je ne sais combien de fois déjà !

— Nous le visiterons ensemble, mon bon Joël, et nous ne laisserons pas un seul coin inexploré.

— Je suis entièrement à vos ordres, chère Mlle Nilka. Mais, puis-je vous demander pourquoi…

— Pourquoi je désire visiter le bateau ?… Eh ! bien, je crois vraiment qu’un être mystérieux habite L’Épave… et je veux m’assurer si…

— Allons ! Allons ! fit le domestique. Qui donc a bien pu vous entretenir de ces choses ?… Les récits fantastiques concernant L’Épave ne devraient pas vous inquiéter ; le mieux, c’est d’en rire, Mlle Nilka.

— Il y a donc quelque chose, Joël, que tu me parles ainsi ?… Quelque légende sans doute attachée à L’Épave ?… Je ne le savais pas… Je le sais maintenant…

— Ce sont tous des contes à dormir debout, Mlle Nilka. Il n’est pas surprenant, vous comprenez, que ce bateau, abandonné depuis quelque temps, à l’ancre au milieu de ce lac, ait donné lieu à certains récits merveilleux ; mais ce n’est pas une jeune file aussi bien instruite et éduquée que vous qui allez croire aux superstitions des alentours, n’est-ce pas ? fit Joël, qui avait envie de se donner de bons coups de pieds, pour avoir trop parlé tout à l’heure.

— Joël, les gens des alentours n’ont pas tout à fait tort, crois-le… J’ai été témoin de choses très étranges, depuis que nous demeurons sur ce bateau, et cela fort souvent… Encore cet après-midi…

— Des choses étranges ?… Encore cet après-midi ?… Qu’est-ce donc, Mlle Nilka ? Je vous prie de m’expliquer ce que vous voulez dire.

— Je vais tout te dire, Joël, tout !

Nilka parla d’abord de ces étranges frôlements, comme ceux de longs vêtements traînés sur le plancher, entendus certaines nuits, puis elle raconta son expérience d’il y avait quelques heures à peine.

— Carlo voyait quelque chose… ou quelqu’un, qu’il y avait directement derrière ma chaise, je te le dis, Joël ! assura-t-elle. Il y a quelque chose d’étrange, une mystérieuse présence, sur ce bateau… À nous deux, nous allons essayer de scruter ce mystère… Montons sur les deux ponts, puis nous explorerons cet entre-pont, puis la cale… Nous visiterons tout, tout ! Je le répète, nous ne laisserons pas un seul coin inexploré. Viens !

Inutile de le dire, n’est-ce pas, ils ne trouvèrent rien ; ni dans les cabines, ni sur les ponts, ni dans la cale… rien.

— M’est avis, Mlle Nilka, dit Joël, lorsque tous deux furent revenus dans la salle à manger, m’est avis que L’Épave ne recèle aucun mystère.

— Pourtant, Joël, ces frôlements mystérieux ; l’attitude de Carlo, cet après-midi…

— Chère Mlle Nilka, c’est l’effet de ces régions qui se fait sentir chez vous, l’effet de la solitude, de notre genre de vie hors de l’ordinaire ; que sais-je encore ?… Et puis, nous avons eu tort, M. Lhorians et moi, de vous laisser seule sur L’Épave, cet après-midi ; de vous savoir seule, cela vous a rendue nerveuse, et l’imagination aidant…

— Peut-être as-tu raison, répondit Nilka, quoiqu’elle ne fut pas du tout convaincue. Mais elle désirait ne pas discuter le sujet plus longtemps. Dans tous les cas, chose certaine, c’est que L’Épave ne contient pas d’autres êtres humains que père, toi et moi ; nous l’avons constaté, hein, Joël ?

— Bien sûr !  ! Bien sûr, chère Mlle Nilka !… Tout de même, jamais plus je ne vous laisserai seule sur ce bateau, non, jamais plus ! La solitude inspire toutes sortes d’idées, c’est reconnu ; des idées fort curieuses souvent. Du moment que vous avez eu peur cet après-midi, cela me servira de leçon pour l’avenir.

— Allons rejoindre petit père maintenant, Joël. Il finirait par s’apercevoir qu’il y a quelque chose, et je ne tiens pas à ce qu’il sache que sa fille « se fait des peurs », tu sais, fit Nilka en riant.

Alexandre Lhorians, est-il nécessaire de le dire ? ne s’était pas aperçu de l’absence de sa fille. Occupé à manier des rouages compliqués, rien ne l’intéressait au monde, hors de ce qu’il faisait pour le moment.

Nilka essaya de se persuader qu’elle était parfaitement rassurée, depuis qu’elle avait visité L’Épave, en compagnie de Joël, elle se dit qu’elle parviendrait à oublier les incidents qui lui avaient suggéré la pensée de faire cette visite du bateau. Pourtant, le jeudi suivant, lorsque Joël retourna à la pêche et qu’elle resta seule avec son père, elle se sentit mal à l’aise. Au lieu de rester dans la salle à manger, où la chaleur était moins grande, elle se rendit sur l’avant-pont, et s’installa tout près de l’atelier de l’horloger, dont un des châssis était ouvert.

Alexandre Lhorians profita de la présence de sa fille auprès de lui, vous le pensez bien, pour lui annoncer qu’il croyait avoir trouvé le moyen de perfectionner son horloge de cathédrale.

— Bientôt, vois-tu, Nilka, lui disait-il, les airs que joue l’horloge ne se feront entendre que durant le jour. J’ai inventé une sorte de levier qui, après l’angelus du soir, soulèvera le mécanisme musical, et… Tu verras. Tu verras, ma fille ! Je l’ai toujours dit ; mon invention nous apportera la fortune un jour… avant qu’il soit longtemps.

Quoique ce genre de discours l’ennuyât infiniment, Nilka écoutait attentivement l’horloger, quand même, heureuse qu’elle était d’entendre le son d’une voix humaine.

Lorsque Joël revint et qu’il aperçut sa jeune maîtresse prêtant l’oreille aux propos de son père, il comprit à quel sentiment elle obéissait et il soupira profondément.

— Décidément, se dit-il, Mlle Nilka aurait bien besoin de distractions ; il lui faudrait changer d’entourage, de localité, pour au moins quelques jours. Elle devient superstitieuse, la pauvre petite, et cela m’inquiète beaucoup… Si M. et Mme Brisant peuvent venir nous rendre visite dimanche et ramener M. Lhorians et sa fille avec eux, je serai bien content… Mlle Nilka aurait besoin de voir d’autres visages, d’entendre d’autres voix, de se mêler à d’autres conversations que les nôtres… Quelle vie, pour une jeune fille, que celle que nous menons ici !… Ah ! si j’avais su quel effet la solitude aurait sur cette chère petite, j’aurais travaillé de mes deux bras, nuit et jour, et à la sueur de mon front, à casser des pierres, s’il l’eut fallu, plutôt que de conseiller si fortement M. Lhorians d’accepter la position de gardien de ce bateau !

Le dimanche matin, lorsque Joël se leva, il eut un soupir de soulagement, car il vit bien que la journée promettait d’être belle et que, conséquemment, on aurait la visite de M. et Mme Brisant.

— Quelle belle journée, n’est-ce pas, Mlle Nilka ? fit-il, pendant le déjeuner. Une superbe journée pour aller à terre, je trouve.

— Tu l’as dit, Joël ! répondit Nilka. Père, ajouta-t-elle, j’attends M. et Mme Brisant, cet avant-midi.

— Vraiment ? fit Alexandre Lhorians, d’un air distrait.

— Oui, petit père, et ils vont nous ramener à Roberval avec eux. Quel bonheur !

— Nous ramener à Roberval, dis-tu ?… En quel honneur ? demanda l’horloger.

— Mais, père… Vous ne vous souvenez donc pas que vous devez aller à terre afin de vous procurer ce morceau de bois dont vous avez besoin pour votre horloge ?

Alexandre Lhorians fronça les sourcils.

— Je ne me souviens pas, Nilka, répondit-il ; de plus, je ne me sens pas du tout disposé à quitter L’Épave, pour le moment.

Des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille, et elle jeta un regard suppliant du côté de Joël… Elle avait tant rêvé aller à terre et se faire accompagner de son père !

— M. et Mme Brisant vont être fort désappointés, si vous refusez leur invitation, M. Lhorians, interposa Joël.

Désappointés, dis-tu, Joël ? Et pourquoi, je te prie ?

— Ils avaient compté sur votre visite, je le sais.

— Je le regrette alors, car les Brisant sont de braves gens, de bien braves gens, que j’estime beaucoup. Cependant, tu dois le comprendre, Joël, je ne peux pas laisser mon horloge de cathédrale, au moment où je suis à inventer un mécanisme qui…

— Pardon, M. Lhorians ! interrompit le domestique, car il vit bien que son maître allait se lancer dans des explications ennuyeuses et compliquées. Mais si je dis que M. et Mme Brisant vont être désappointés, reprit-il, en faisant un signe à Nilka, c’est qu’ils comptaient sur vous pour réparer une ou deux de leurs horloges, pendant votre séjour chez eux.

— Ah ! Alors, voilà qui change tout à fait la face des choses ! répondit Alexandre Lhorians. Je ne puis pas oublier que je suis horloger, tu le penses bien, Joël, et puisque ces braves gens ont de l’ouvrage à me donner, j’irai chez eux ; même, je ferai l’ouvrage pour rien, entendu que je n’en suis plus réduit à travailler à mon art (Alexandre Lhorians parlait toujours de son métier comme d’un art) pour de l’argent.

— Et, se disait Joël, in petto, je m’arrangerai pour que Mme Brisant trouve à employer mon pauvre maître, d’une manière ou d’une autre… Il y a toujours moyen de déterrer, quelque part, de vieilles horloges qui ont la berlue…

Bref, tout s’arrangea à la satisfaction générale, et ce soir-là, Alexandre Lhorians et sa fille partaient pour Roberval. Les Brisant n’avaient pas manqué de venir les chercher et ils avaient promis à Joël d’essayer de garder leurs visiteurs au moins huit jours avec eux.

— Quel beau congé pour la chère petite Mlle Nilka, et que je suis content qu’elle aille passer quelques jours à terre ! se disait le domestique, sans songer, même un instant, le brave garçon, à l’ennui qu’il allait éprouver à demeurer si longtemps seul sur L’Épave.