Le bracelet de fer/58

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Éditions Édouard Garand (29p. 100-101).

Chapitre XXI

LA VENGEANCE D’UN SAUVAGE


Quelqu’un venait de sauter sur le pont.

Mais, ce n’était ni Alexandre Lhorians, ni Joël ; c’était un Sauvage, d’assez haute stature, recouvert d’un long manteau, et le visage à moitié caché sous un bonnet marin. À son cou était suspendu un porte-voix.

En apercevant le Sauvage. Nilka ne put s’empêcher de crier. Mais Koulina lui demanda :

— Quoi viens faire ici, toi ?

— Lettre, répondit brièvement le Sauvage. (On eut dit que quelqu’un avait pris la peine de lui apprendre à articuler ce seul mot).

— Une lettre ! s’exclama Nilka. Est-ce pour moi ? Donne !

— Monsieur Brisant, fit le Sauvage, comme s’il eut, péniblement, répété une leçon, et il retira de sous son manteau un pli cacheté, qu’il présenta à Nilka.

M. Brisant ?… Ciel ! Mon père…

— Accident, ajouta le Sauvage.

Mais Nilka ne l’écoutait pas ; elle venait de déplier le papier, sur lequel elle lut :

« Mlle Nilka,

Suivez sans crainte le Sauvage, Cœur-Franc ; il vous conduira droit à Roberval, c’est-à-dire chez moi.

Un accident est arrivé à votre père… Il souffre horriblement, et il vous demande à grands cris.

Le médecin dit que c’est très grave.

Raphaël Brisant. »

— Je te suis ! dit Nilka au Sauvage. Partons ! Partons immédiatement !

— Partir ? fit Koulina. Pas partir avec ce Sauvage, que la Blanche Colombe ne pas connaître ?

— Il le faut, Koulina ! Mon père… Il se meurt peut-être, à ce moment… M. Brisant me dit de partir immédiatement et d’avoir confiance en cet homme, répondit Nilka, en désignant le Sauvage.

Tout en parlant, Nilka s’était recouverte d’un manteau, et bientôt, elle prenait place dans la pirogue, en face du Sauvage.

— Que le Grand Manitou protège la Blanche Colombe… et aussi le chef blanc ! sanglotait Koulina.

— Dieu t’entende, Koulina ! s’écria Nilka. Au revoir, Koulina !

Mais à peine la pirogue eut-elle quitté les abords du bateau, que la Sauvagesse regretta d’avoir laissé partir la jeune fille. Ce Sauvage… Elle n’avait pas aimé son apparence… De plus, il paraissait ne pas pouvoir parler du tout le français… Nilka, la chère petite, lui demanderait en vain des nouvelles de son père, durant le trajet, de L’Épave à Roberval ; le Sauvage ne saurait lui répondre… Il est vrai que Raphaël Brisant avait dit, dans sa lettre, qu’on pouvait se fier à Cœur-Franc… mais, Nilka connaissait-elle l’écriture de Raphaël Brisant ?… Qui sait si la lettre venait véritablement de lui ?… Et elle avait laissé partir celle qu’elle avait juré de protéger ; elle l’avait laissé partir, seule, avec un inconnu… et un Sauvage encore ! dans une frêle pirogue… au milieu de cette brume !…

Koulina eut une crise de remords et de désespoir… Si elle n’eut promis à Nilka de ne pas abandonner L’Épave, qui ne devait jamais rester sans gardien, la Sauvagesse se serait lancée à la poursuite de la pirogue contenant sa chère Blanche Colombe ; elle serait partie, à la nage, s’il l’eut fallu, et au risque de s’égarer à jamais, sur le lac embrumé.

Koulina, voyant qu’il était déjà près de sept heures du soir, se demanda pendant combien de temps encore elle resterait seule sur le bateau ; elle se demanda, plus d’une fois aussi, comment une jeune fille si délicate, si impressionnable que Nilka pouvait se résoudre à demeurer toujours sur L’Épave… L’automne s’en venait à pas de géant, et quand souffleraient les grands vents si terribles, en ces régions, comment la pauvre petite pourrait-elle supporter cela, sans mourir de peur ?…

Il n’est pas d’occupation plus monotone que celle de repriser des bas et Koulina trouva cela si monotone, qu’à la fin, elle s’endormit sur sa chaise.

Pendant combien de temps dormit-elle ?… Une heure ? Deux heures ? Elle fut éveillée assez brusquement… Qu’est-ce qui l’avait éveillée ?… Ah ! oui ; Carlo, qui n’avait fait que gémir et hurler depuis le départ de Nilka, aboyait joyeusement… Et puis… Trois coups de porte-voix venaient de retentir…

Koulina se hâta de souffler dans le portevoix du bord. Mais, aussitôt, elle se dit qu’elle avait eu tort. Elle était seule sur L’Épave ; qui sait si quelque bandit ne profitait pas de la brume pour venir attaquer le bateau… Encore trois coups de porte-voix… puis :

— Ohé ! Ohé !

Ô bonheur ! C’était la voix de Joël !

Sans se demander comment il se faisait que Joël eut laissé son maître chez les Brisant, alors que celui-ci était en danger de mort, Koulina accourut au-devant du domestique, juste au moment où… Alexandre Lhorians, gai, alerte et bien portant, sautait sur le pont du bateau.

— Le chef blanc ! s’écria-t-elle.

— Eh ! oui, Koulina, répondit, en souriant, le père de Nilka.

— Le chef blanc ! répétait la Sauvagesse. Pas accident… Pas blessé… Pas malade !… Le chef blanc !… Et la Blanche Colombe… Koulina éclata en sanglots ; elle venait de saisir toute l’horreur de la chose.

— Qu’y a-t-il, Koulina ? demanda, à ce moment Joël. Et où est Mlle Nilka ?

— La Blanche Colombe pas avec vous ? demanda la pauvre femme, qui était prête à s’évanouir.

Et Carlo, comme s’il eut compris ce qui se passait, se mit à hurler lamentablement.

— Où est Mlle Nilka ? Réponds ! cria Joël.

— Partie…

— Partie ? Tu dis, partie ?

— Partie…

— Partie ? Tu dis, partie ?

— Sauvage venir chercher…

— Quoi ! Un Sauvage est venu chercher Mlle Nilka ? Et tu l’as laissé partir, seule, avec lui ? Ah ! malheureuse ! Towaki…

— Non, pas Towaki, répondit Koulina. Sauvage, vieux, laid… Tiens, chef blanc, ajoutat-elle, en s’adressant à l’horloger, lis ! Sauvage remettre ceci à la Blanche Colombe ; Koulina l’a trouvée après qu’elle partir.

Alexandre Lhorians saisit le papier que la Sauvagesse lui présentait. Il fut obligé de s’asseoir ; ses jambes refusaient de le supporter.

Joël s’approcha de son maître et lut, par-dessus son épaule la lettre que le Sauvage avait remise à Nilka, et qui portait la signature de Raphaël Brisant.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria l’horloger, lorsqu’il eut pris connaissance de la lettre. Nilka ! Ma fille ! Enlevée !  !

— C’est ce Towaki ! cria Joël. Il m’a menacé de se venger l’autre jour… Vengeance de Sauvage ! La plus épouvantable des vengeances !… Mlle Nilka… au pouvoir de Towaki !… Enlevée !… Ô ciel ! Ô ciel ! La pauvre petite !

— Nilka ! Enlevée ! ne cessait de répéter Alexandre Lhorians, d’un ton et avec un air hébété.

— Aussi, M. Lhorians… commença la domestique.

Mais il se tut. Non, ce n’était ni le temps, ni l’occasion, de faire des reproches… On n’assomme pas un homme déjà écrasé. L’horloger avait été fort imprudent en recevant Towaki sur L’Épave… Le résultat ne s’était pas fait attendre… Nilka avait été enlevée, et Dieu seul savait ce qu’il adviendrait d’elle… Où était-elle, en ce moment, leur chère petite ?… Oh ! c’était à en perdre la raison !  !

— Nilka ! Enlevée !… As-tu compris, Joël ? Nilka, ma fille, a été enlevée !

— Courage, pauvre cher maître ! sanglota Joël. Je la retrouverai, moi, la chère petite Mlle Nilka !… Je pars à l’instant, et, je le jure, je ramènerai notre cher petit ange du bon Dieu ; de fait, je ne reviendrai ici que lorsque je l’aurai trouvée… Et si ce Towaki a osé toucher à un cheveu de la tête de notre chérie, je le tuerai comme un chien !

Ce-disant, Joël sauta dans la chaloupe qui venait de les ramener de Roberval, et aussitôt, il se perdit dans la brume.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE