Le bracelet de fer/64

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Éditions Édouard Garand (29p. 109-111).

Chapitre VI

LES GRANDS MOYENS


Un jeune cavalier, monté sur un cheval, noir comme la nuit, s’en allait sur la route. Il avait, depuis longtemps, dépassé la Pointe Bleue ; il venait de laisser derrière lui la Pointe des Sauvages. Déjà, les maisons se faisaient rares et, le cavalier le supposait bien, plus il avancerait, de plus en plus rares deviendraient les habitations ; bientôt, il tomberait en pleine forêt.

C’était à l’heure du crépuscule. Un grand silence, ce silence des régions isolées, flottait sur toute la nature. Ah ! voici les premiers arbres de la forêt ! Celui qui nous intéresse en ce moment porta la main à sa ceinture et aussi à la poche de son pantalon, afin de s’assurer de deux choses : la première, que sa carabine était à sa place et qu’elle jouait librement dans sa bandoulière ; la deuxième, que son revolver était bien à portée de sa main. Non qu’il craignit d’être attaqué, par homme ou bête ; cependant, la prudence est la mère de la sûreté, et quoique les naturels de ces régions eussent la réputation d’être très paisibles, très pacifiques, il valait mieux être sur ses gardes, car, les Sauvages sont des êtres que les blancs ne comprendront jamais parfaitement.

— Allons, se dit le cavalier, je n’ai pas eu un grand succès, jusqu’à présent ; je n’ai trouvé nulle part trace de celle que je cherche, ni à Roberval, ni à la Pointe Bleue, ni à la Pointe des Sauvages… Cependant, je n’abandonnerai mes recherches que lorsque je serai absolument convaincu qu’elle sont vaines. C’est le suprême désir d’un homme qui n’est plus que j’essaie d’accomplir, et je l’accomplirai, si possibilité il y a… Après tant d’années pourtant… C’est presque impossible… Dans tous les cas, chose certaine, c’est que je ne retournerai chez moi que quand j’aurai fait tout ce qu’il est humainement possible de faire… Tiens ! s’écria-t-il tout-à-coup, comme il fait noir, sous ces arbres, et que cet endroit est sauvage ! On n’y voit que des rochers et des cèdres et des cèdres et des rochers, à perte de vue. Je suppose qu’il n’y a pas un seul être humain dans toute cette solitude ; en revanche, les ours et les loups doivent s’y dandiner à l’aise… J’aurais fait aussi bien peut-être de continuer mon chemin en chaloupe, du moins, à partir de la Pointe Bleue… Cependant, ce n’est pas sur les côtes du lac St-Jean que je trouverai celle que je cherche ; c’est plutôt plus à l’intérieur des terres… Prosper n’est pas loin, je sais… Si je soufflais dans ce porte-voix, je paris qu’il me répondrait. Essayons !

Saisissant un porte-voix qu’il portait accroché à sa ceinture, il souffla dedans à deux ou trois reprises ; immédiatement, le son d’un autre porte-voix retentit, tout près.

— Oui, Prosper est là, reprit le cavalier ; il me suit en chaloupe. Encore un mille ou deux à cheval et j’irai le rejoindre, puis nous camperons sous les cèdres, sur le bord du lac. Allons ! Marche, Negro !

Le cheval partit au galop, mais bientôt, Paul Fiermont (car nous avons deviné que c’était lui le jeune cavalier) l’arrêta net. Le silence, dans la forêt, était si profond, que le jeune homme voulait s’en imprégner, en quelque sorte.

— Nous qui habitons les villes, se disait-il, nous ne comprenons pas ce qu’est le véritable silence… Ce silence des régions isolées, je veux… l’entendre, puisque l’occasion s’en présente.

Rien ne bougeait dans la forêt ; les feuilles mêmes étaient immobiles, car il n’y avait pas un seul souffle de brise, et les oiseaux, perchés sur les branches, avaient, depuis longtemps, caché leurs jolies têtes sous leurs mignonnes ailes.

Soudain, à travers l’espace, un cri retentit ; un cri terrible ; le cri d’une femme, affolée de peur ; d’une femme qu’on devait martyriser ; à qui on devait faire subir quelque horrible torture. Ce cri venait du nord, vers lequel Paul Fiermont se dirigeait. À ce cri poussé par une voix de femme, se mêlait le hurlement du loup.

Un coup de cravache appliqué sur les flancs de Negro fit que celui-ci partit au galop. Bientôt, pourtant, le jeune cavalier se dit qu’il ne devrait faire aucun bruit. Qui sait ?… Celle que l’on torturait serait peut-être assassinée, si on soupçonnait que le secours n’était pas loin. Car, notre ami constata qu’il approchait de l’endroit d’où était parti le premier cri. Un second cri venait d’être lancé, plus terrible, plus désespéré encore que le premier, et ce dernier cri semblait venir de tout près… puis, ce hurlement du loup…

Une maison bien délabrée, perdue au milieu des cèdres, venait d’apparaître aux yeux de Paul, puis, une voix d’homme, lui parvint clairement.

— Promets de m’épouser, Lys Blanc, disait la voix, sinon, je vais me servir des grands moyens. Je te donne trois chances de consentir à devenir ma femme ; si tu persistes à refuser, tu sais ce qui t’attend… Ce câble est à moitié rongé… Si, à ma troisième demande, tu dis non, j’achèverai de couper le câble et… quel sort sera le tien !… Allons ! Consens-tu à m’épouser, Lys Blanc ?… Une fois…

— Jamais ! Jamais !… Ô Towaki, ait pitié !

Un tableau, qu’il verrait tout le reste de sa vie, venait de se présenter aux yeux de Paul Fiermont ; il vit une énorme cage en fer, dans laquelle deux loups étaient attachés, au moyen d’un simple câble, dont la moitié des brins avaient été rongés, ou coupés. À l’une des extrémités de cette cage, tout près du chemin, une jeune fille avait été attachée, les mains derrière le dos, à l’un des montants de la cage. Paul ne pouvait apercevoir son visage ; il vit seulement qu’une longue et opulente chevelure dorée la couvrait comme un manteau. Sur le dernier échelon d’une échelle, à l’extrémité opposée à la jeune fille, était un jeune Sauvage ; d’une main, il tenait un couteau ; de l’autre, un des bouts du câble, qu’il s’apprêtait à couper. Sur la pauvre victime les loups féroces essayaient de se précipiter ; seul, le câble à demi rongé, ou coupé, les en empêchait.

D’un seul coup d’œil, Paul avait vu l’affreuse tragédie qui se jouait dans la cage des loups ; il se dit que c’était tellement horrible que c’était presque incroyable. Ce Sauvage devait être inspiré de l’enfer, pour imaginer pareille torture !

Mais de nouveau, le jeune Sauvage parlait :

— Je te demande, pour la deuxième fois, Lys Blanc, disait-il ; veux-tu devenir ma femme ?… il ne te reste plus qu’une seule chance… et ce couteau coupe comme un rasoir… Quand je…

Un coup de feu venait de retentir, suivi, presque immédiatement d’un second. Le couteau était tombé des mains de Towaki : le Sauvage avait l’épaule et le poignet fracassés.

— Malédiction ! cria-t-il, tout en dégringolant le long de l’échelle. Il arriva sur le sol, évanoui. Les loups se mirent à hurler.

— Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! cria Nilka, en tournant son visage du côté de celui qui venait de tirer les coups de feu.

— Nilka ! s’écria Paul, au comble de l’étonnement et de l’horreur. Mon Dieu ! C’est Nilka !

M. Laventurier ! s’exclama-t-elle. Oh ! Sauvez-moi ! De grâce, sauvez-moi ! Les loups !… Le Sauvage !…

Paul s’empressa de couper, avec son canif, les liens qui retenaient les mains de la jeune fille, puis il lui dit, parlant très précipitamment :

— Courage, Nilka, ma toute chérie ! Je vais vous sauver ! Vous allez grimper à même les montants de la cage, et je vous saisirai dans mes bras, aussitôt que vous serez parvenue au sommet. Ces traverses… posez-y les pieds, et surtout, ne craignez rien. Je vous sauverai, ou je mourrai avec vous, Nilka. Negro ! appela-t-il.

Le cheval arriva en courant, mais, apercevant les loups, il se mit à renâcler, à plonger, à se mâter et à donner tous les signes d’une extrême frayeur. Mais, à la voix de son maître, il se calma un peu.

Paul se leva debout sur sa selle ; de cette manière, il serait à peu près de niveau avec Nilka, lorsqu’elle atteindrait le sommet de la cage.

— Vite ! Montez ! cria-t-il, en s’adressant à la jeune fille. Ne regardez pas derrière vous ! il n’y a aucun danger, si vous essayez de gardez votre sang-froid. Montez ! Je vous attends !

Il venait de voir les loups qui, comme s’ils avaient compris, par instinct, qu’on allait leur arracher leur proie, essayaient de couper, avec leurs dents aigues, le câble, déjà usé, qui les retenait.

Nilka se mit à grimper. Ce n’était rien de difficile, vu les travers sur lesquels elle pouvait poser les pieds. Mais, elle tremblait tellement, la pauvre enfant ; elle venait de passer par de telles angoisses, qu’elle avait peine à se tenir sur ses jambes.

Tout se fit ainsi que Paul l’avait imaginé cependant, debout sur le dos de son cheval, il reçut la jeune fille dans ses bras, puis il retomba brusquement sur sa selle ; Negro, que les hurlements des loups avaient rendu fou de peur, venait de prendre le mors aux dents.