Le bracelet de fer/67

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Éditions Édouard Garand (29p. 113-115).

Chapitre IX

LA CABINE No 6


— Vous avez bien dormi, je l’espère, M. Fiermont ? demanda, le lendemain, au déjeuner, Alexandre Lhorians à Paul.

— Merci, M. Lhorians, j’ai dormi comme un loir… ou plutôt, j’ai dormi comme celui ou celle qui occupait la chambre voisine de la mienne ; la cabine No 6 je veux dire.

— La cabine No 6 ?… Vous étiez seul sur le deuxième pont, Paul, fit Nilka en souriant.

— Seul, dites-vous, Nilka ? Impossible ! J’ai certainement entendu une respiration régulière, de l’autre côté de la cloison, dans la cabine No 6.

— Koulina sait quoi frère blanc veut dire, intervint la Sauvagesse, qui se mêlait assez souvent à la conversation générale, car on ne l’avait pas encore réprimandée à ce sujet. Oui, Koulina sait ; ce être Carlo que le frère blanc entendu, bien sûr.

— Carlo ! s’écria Nilka. En effet, reprit-elle, le chien n’a pas couché sur le seuil de ma porte de chambre, la nuit dernière, ainsi qu’il a l’habitude de le faire ; il a dû coucher sur le deuxième pont alors.

— Mais, oui ! Je l’ai vu, répondit Paul. Le chien était près de la cabine No 6, lorsque je suis monté me coucher, hier soir. J’ai supposé que Carlo n’était pas tout à fait convaincu de mon honnêteté, et qu’il me surveillait de près, pour le cas où il me prendrait fantaisie de dévaliser L’Épave, ajouta-t-il, avec un éclat de rire auquel tous se joignirent.

— Carlo toujours sur deuxième pont, depuis hier, près de la cabine No 6, dit Koulina, et Carlo toujours veut que Koulina monte sur le pont avec lui, toujours. Carlo… drôle… fait peur à Koulina.

Comme si le chien eut deviné qu’on parlait de lui, il s’en vint dans la salle à manger et s’approcha de Nilka. On avait fini de déjeuner et on causait à table, avant de se disperser un peu partout sur le bateau, pour le reste de l’avant-midi.

— Beau Carlo ! fit la jeune fille, en caressant le chien. Mais tu m’as abandonnée maintenant ; tu as élu domicile sur le deuxième pont, parait-il ?

Le chien se mit à frétiller de la queue et à aboyer, puis, après avoir présenté sa patte à sa jeune maîtresse, on put l’entendre geindre tout bas. Soudain, il se leva et se dirigea vers l’escalier conduisant au deuxième pont, se retournant, d’instant en instant, comme pour les inviter tous à le suivre.

— C’est assez étrange ! s’écria Nilka. Carlo a l’air de nous demander de le suivre…

— Carlo tout le temps veut Koulina le suivre, intervint la Sauvagesse. Koulina peur, peur de Carlo.

— Pourquoi ne suivrions-nous pas le chien, Nilka ? demanda Paul.

— Je… Je ne sais pas… J’ai… j’ai peur ! balbutia-t-elle.

— Peur, ma bien-aimée ?… En ma compagnie ?… Non, n’est-ce pas ?… Venez, ma chérie ! dit Paul.

Tous deux commencèrent à monter l’escalier ; Carlo, voyant qu’on le suivait, se mit à bondir, de marche en marche, en aboyant joyeusement.

Arrivés sur le pont, Nilka et Paul furent très étonnés de voir le chien se diriger vers la cabine No 6 et gratter la porte avec ses pattes, tandis qu’il geignait tout bas ; on eut dit qu’il se plaignait plutôt, les yeux de Carlo semblaient implorer ceux qui, ébahis, le regardaient faire.

Le jeune homme colla son oreille sur la serrure de la porte de la cabine No 6, puis, se tournant du côté de sa fiancée, il dit :

— Il y a là certainement un être humain… Je dirai plus, un être souffrant. J’entends une respiration légèrement sifflante, d’ici.

— Mais, Paul, c’est impossible, impossible ! cria Nilka. Ouvrez la porte, ajouta-t-elle ; les portes des cabines ne sont jamais fermées à clef.

— La porte de la cabine No 6 est fermée à clef, pourtant, ma chérie !

— Non ! Non ! vous n’avez qu’à tourner la poignée, assura la jeune fille, en essayant elle-même d’ouvrir la porte. Ah !… reprit-elle, une sorte de frayeur dans les yeux.

Paul venait de saisir un outil quelconque, qu’il prit sur l’établi de Joël, et après quelques manipulations, il eut la satisfaction d’entendre tomber, sur le plancher de la cabine No 6, la clef qui avait été dans la serrure. La porte ouvrait sur le pont ; il ne restait plus au jeune homme qu’à la tirer vers lui.

— Paul, murmura Nilka, j’ai peur !

— Non ! Non ! Vous n’avez qu’à tourner la poignée

Elle saisit le bras de son fiancé, puis elle lui dit :

— Ouvrez, Paul ! Je ne crains rien, puisque vous êtes là ! S’il y a un être vivant dans cette cabine…

Elle n’eut pas le temps de compléter sa phrase. La porte de la cabine No 6 venait d’être ouverte…

Un cri d’étonnement et de compassion s’échappa de la bouche des deux jeunes gens, car ils venaient d’apercevoir, sur le lit étroit de la cabine, une forme humaine… Une femme… Une femme aux cheveux blancs comme la neige, au visage blanc comme ses cheveux. Cette femme paraissait respirer avec beaucoup de difficulté.

— C’est la Dame des Brumes ; c’est elle qui hante L’Épave ! murmura Nilka.

Les yeux de l’étrangère s’ouvrirent tout grands et ils se fixèrent sur les deux jeunes gens, puis, soupirant, elle posa sa main sur la tête de Carlo.

Peut-être que, dans les circonstances, les premières questions à poser auraient dû être : « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Comment se fait-il que vous êtes sur ce bateau ? » Mais ce n’est pas ainsi que débuta la conversation entre Paul et l’inconnue.

— Vous êtes malade ? Vous souffrez ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle. Les poumons… J’ai peine à respirer aussi…

Durant sa vie aventureuse, Paul avait, forcément, appris un peu de médecine ; il pouvait assez bien diagnostiquer une maladie ; il comprenait les battements du pouls ; il pouvait déterminer assez facilement le degré de fièvre qu’avait un malade. Donc, ayant examiné superficiellement l’étrangère, il lui dit :

— Nous allons vous descendre sur le premier pont ; les cabines y sont plus grandes, plus confortables que celle-ci ; de plus, grâce au poêle de la salle à manger, la température y est plus égale… Vous avez pris froid, Madame ; mais nous allons vous soigner de notre mieux, en attendant que j’aille chercher le médecin de Roberval ; ce que je ferai cet après-midi même.

— Je ne veux pas… vous causer… d’ennuis… vous… obliger de me soigner, murmura péniblement la malade.

— Je vous soignerai, moi, Madame, intervint Nilka, et au son de cette voix, l’étrangère sourit. Aussitôt que Joël, notre domestique, sera de retour, nous… Ah ! s’interrompit-elle. Le voilà Joël, je crois ! Oui, c’est bien lui ! ajouta-t-elle, après avoir prêté l’oreille à ce qui se disait, en bas.

Elle sortit de la cabine, et Paul la suivit.

— C’est un commencement d’inflammation des poumons qu’elle a, dit-il tout bas. Son état requiert des soins immédiats. Que Koulina prépare un cataplasme de graine de lin, qui devra être appliqué sur la poitrine de la malade, aussitôt que possible, n’est-ce pas, ma Nilka ?

— Je vais m’en occuper, sans retard, Paul. Cette pauvre femme !

Quand Joël aperçut Paul, il ouvrit des yeux étonnés, car il le reconnut immédiatement pour ce jeune homme à qui il était allé dire sa façon de penser, certain soir, à Québec. Et ce monsieur était Paul Fiermont, l’héritier de M. Delmas Fiermont, le défunt millionnaire ; Paul Fiermont, le propriétaire du « château », celui aussi de L’Épave. Paul Fiermont, qui avait arraché la chère petite Mlle Nilka de la plus épouvantable des morts ; Paul Fiermont, le fiancé de sa jeune maîtresse. Alexandre Lhorians, avait, en quelques mots, mis son domestique au courant de la situation.

Eh ! bien, Joël n’avait rien à dire ; il n’avait pas même le droit de trouver à redire ; un domestique n’a rien à voir aux affaires de son maître.

— Seulement, j’aimerais à connaître la provenance de ce bracelet de fer que M. Fiermont porte à son poignet gauche, pensait Joël. Je sais que M. Paul Fiermont a mené une vie aventureuse, pendant plusieurs années… De quelle prison s’est-il échappé ? Enfin, d’où vient ce bracelet de fer ?… Je donnerais… la fortune… que je ne possède pas pour le savoir. Ma foi, quand je devrais le lui demander directement, je saurai à quoi m’en tenir à ce sujet. Il y va du bonheur de Mlle Nilka d’ailleurs.

La malade fut transportée sur le premier pont et couchée sur le lit de Joël ; celui-ci occuperait la cabine No 6.

Le médecin de Roberval était venu et il était reparti. Il y avait trois jours que la malade était installée dans la chambre de Joël, quand, un après-midi, Nilka alla trouver Paul, qui était à lire dans la salle et lui dit :

— Paul, je ne sais ce qu’a la malade… Elle paraît dormir très profondément ; cependant, elle parle… elle parle, et cela m’effraie un peu de l’entendre.

— C’est le délire qu’elle a, ma chérie, répondit Paul. Ce délire c’est plutôt un bon signe ; dans quelques jours maintenant, notre malade sera en bonne voie de guérison. Mais, venez avec moi, Nilka, voulez-vous ? Nous allons nous rendre auprès de la malade.

Oui, elle avait le délire. Ainsi que l’avait dit Nilka, la malade parlait, parlait sans cesse. Soudain, un nom qu’elle prononça fit que Paul s’approcha tout près du lit, puis il fit signe à sa fiancée de s’asseoir près de lui.

— Tu dis, Candide, que Bernard, mon pauvre petit frère est mort ?… balbutiait la malade. Ah ! pauvre, pauvre Bernard !… Oui, je retourne à La Maisonnette ; pourquoi pas ?… Mon mari me pardonnera, je le sais, d’être partie sans sa permission… Il est si bon mon Delmas !… Cher, cher Delmas !… Je l’aime tant !… Et lui aussi, il m’aime… Oh ! Candide, je veux te lire ce billet, que j’ai trouvé, à La Maisonnette… Que c’est affreux !… Delmas, mon mari… il m’a abandonnée !… Écoute, Candide ; il m’écrit : « Tu m’as préféré ton frère, Annine… Adieu !… » Oui, je l’avoue, je suis retournée à La Maisonnette, et j’y ai laissé une lettre, à l’adresse de Delmas, mon mari… Je lui dis que nous avons un fils… Il va être si, si content, tu sais, Candide !… Et il me pardonnera, bien sûr !… Ça va lui faire tant plaisir, à Delmas, de savoir que j’ai nommé notre fils « Paul »… Delmas aimait tant ce nom !… Vois donc s’il est éveillé mon bébé chéri, ce soir, Candide… Mon petit Paul bien-aimé !… Est-il de plus bel enfant au monde que mon Paul ?… Il ressemble à mon pauvre petit frère Bernard ; ne trouves-tu pas, Candide ?… Il dort… Je vais le coucher dans son berceau mon bébé chéri, puis nous irons dans la cuisine terminer l’ouvrage que nous y avions commencé… Mais, ferme bien la porte, Candide, afin qu’aucun bruit n’éveille mon cher petit trésor… Ah ! Ah !… Mon Paul !… Mon bébé chéri !… Mon enfant bien-aimé !… Il n’est plus dans son berceau !… On me l’a volé !…

Avec un cri désespéré, la pauvre malade retomba sur ses oreillers.

Paul était pâle, jusqu’aux lèvres. Nilka, non moins pâle que lui, avait posé sa tête sur l’épaule du jeune homme ; elle pleurait.

— C’est ma mère ! murmura Paul, en désignant la malade. C’est elle ! Pauvre mère ! Pauvre abandonnée !

— C’est elle, il n’y a pas de doute ! répondit Nilka, d’une voix émue. Comme elle a souffert, la pauvre malheureuse !

— Nous l’emmènerons au « château », n’est-ce pas, ma Nilka ?

— Oui, mon Paul. Nous l’emmènerons au « château » et nous l’entourerons de bons soins et de tendresses. Nous la rendrons si heureuse qu’elle finira par oublier les épreuves qu’elle a eu à subir… Oh ! que je vais l’aimer votre mère, Paul !

— Cher ange bien-aimé ! s’écria le jeune homme, en pressant sa fiancée dans ses bras. Elle aussi va vous aimer, je sais ; qui pourrait s’en empêcher d’ailleurs ?

— Et vous dites, Paul, que c’est un bon signe ces crises de délire ?

— Assurément, oui, Nilka ! Je le prédis, dans quelques jours, la malade (ma mère, Nilka) ! pourra s’asseoir sur son lit ou dans un fauteuil, et, avant une quinzaine, elle sera devenue une intéressante convalescente.

Les prédictions de notre jeune ami s’accomplirent. Au bout de quelques jours, Mme Fiermont (donnons-lui tout de suite le nom qui lui appartient) était en pleine voie de guérison.