Le brigadier Frédéric/04

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J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 44-52).
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IV

Tu comprends, Georges, qu’après cela tout alla très-bien. Je n’avais plus à m’inquiéter que de mon service. Jean Merlin et sa mère Margrédel venaient passer les dimanches à la maison.

C’était l’automne, l’ouverture de la pêche et de la chasse ; le temps de la pipée et de la tendue au bois, des nasses et des verveux à la rivière.

Le vieil horloger Baure, de Phalsbourg, arrivait comme autrefois, avec sa grande gaule et son sac à truites ; Laflèche, Vignerel et d’autres, avec leurs pipeaux et leurs gluaux ; les messieurs de Saverne, avec leurs chiens et leurs fusils ; on sifflait, on criait ; on tirait des lièvres et de temps en temps un chevreuil ; ensuite tout ce monde venait casser une croûte et se rafraîchir à la maison forestière ; l’odeur de la friture et des bonnes omelettes au lard se répandait jusqu’au jardin ; on gagnait quelques sous à la maison.

Toutes ces choses, tu les connais, je n’ai pas besoin de t’en parler.

Mais cette année, nous vîmes arriver aussi des quantités de bûcherons du Palatinat, de la Bavière et de plus loin ; de grands gaillards solides, le sac au dos, les guêtres à boutons d’os aux jambes, qui se rendaient à Niederviller, à Lunéville, à Toul, travailler dans les coupes. Ils passaient par bandes, la veste pendue au manche de la hache, sur l’épaule.

Ces gens vidaient leur chopine de vin en passant ; c’étaient de joyeux vivants, qui remplissaient la salle de la fumée de leurs grosses pipes de porcelaine, s’informant de tout, riant et se gobergeant, comme il arrive à ceux qui ne sont pas embarrassés de gagner leur vie.

Naturellement, j’étais content de les voir s’arrêter chez nous, cela faisait rouler le commerce.

Je me rappelle de ce temps une chose qui montré bien l’aveuglement des pauvres d’esprit, ignorant ce qui se passe à vingt lieues de chez eux, et qui se fient au gouvernement, sans penser à rien ; une chose dont j’ai honte, car nous allions jusqu’à rire des hommes de bon sens qui nous avertissaient d’être sur nos gardes.

Un jour, toute notre maison était remplie de gens arrivés de la ville et des environs ; quelques-uns de ces étrangers se trouvaient aussi dans le nombre. On causait, on buvait, et l’un de ces grands Bavarois, à favoris rouges et grosses moustaches, devant la fenêtre s’écriait :

« Quel beau pays ! Quels magnifiques sapins !… Qu’est-ce que ces vieilles ruines là-haut… et ce petit bois là-bas… et ce sentier à droite… et ce défilé à gauche, entre les rochers !… Ah ! je n’ai jamais vu de pays pareil, pour le regain, pour les arbres fruitiers, et la belle pente des eaux. C’est gras, c’est vert. Est-ce qu’il n’y a pas un clocher derrière ce petit bois ?… Comment s’appelle ce joli village ? »

Moi, content d’entendre cet homme s’extasier sur notre vallée, je lui rendais compte de tout en détail.

Baure, Dürr, Vignerel parlaient entre eux ; ils fumaient, ils allaient voir à la cuisine si l’omelette était bientôt prête, sans s’inquiéter du reste.

Mais, près de l’horloge se trouvait le capitaine Rondeau, revenu depuis quelques mois au pays, avec sa retraite, un homme grand, sec, les joues creuses, la redingote noire boutonnée jusqu’au menton, souffrant toujours de ses blessures d’Afrique, de Crimée, d’Italie ; il écoutait sans rien dire et buvait une tasse de lait, parce que le docteur Semperlin lui avait défendu de prendre autre chose.

Cela durait depuis une bonne heure, quand les Bavarois, ayant vidé leu ; s chopines, se remirent en route. Je les suivis dehors sur la porte, pour leur montrer le sentier de Biegelberg ; le grand roux riait, montrant ses dents d’un air joyeux ; finalement, il me serra la main et me cria : « Merci ! » en rejoignant sa bande.

Or, tandis qu’ils s’en allaient, le capitaine Rondeau, appuyé sur sa canne, était là sur la porte, qui les regardait s’éloigner, les yeux brillants et les lèvres serrées.

« Qu’est-ce que ces gens-là ? père Frédéric, me dit-il. Vous les connaissez ?

— Ça, capitaine, lui répondis-je, ce sont des Allemands, des bûcherons. Je ne les connais pas autrement ; mais je sais qu’ils vont du côté de Toul, travailler pour, le compte de quelques entrepreneurs, du pays.

— Pourquoi ne prennent-ils pas des Français, ces entrepreneurs ?

— Ah ! c’est que ces bûcherons sont à meilleur marché que les nôtres ; ils travaillent à moitié prix. »

Le capitaine fronçait le sourcil, et tout à coup il me dit :

« Ce sont des espions… des gens qui viennent observer la montagne.

— Comment ! des espions, répondis-je tout étonné ; qu’est-ce qu’ils ; ont donc à espionner chez nous ? Est-ce que nos affaires les regardent ?

— Ce sont des espions prussiens, dit-il d’un ton sec ; ils viennent relever nos positions. »

Alors je crus presque qu’il voulait se moquer de moi, et je lui dis :

« Mais, capitaine Rondeau, tous les plans sont relevés, chacun peut acheter, les cartes du pays, à Strasbourg, à Nancy, partout. »

Mais lui, me regardant de travers, s’écria :

« Les cartes ! Les cartes !… Est-ce que vos cartes disent combien de foin, de paille, de blé, d’avoine, de vin, de bœufs, de chevaux et de voitures on peut réquisitionner dans chaque village, pour une troupe en marche ? Est-ce qu’elles vous racontent où demeurent le maire, le curé, le maître de poste, le receveur des contributions, pour mettre la main dessus d’une minute à l’autre ? Où se trouvent les écuries pour loger les chevaux, et mille choses utiles à connaître d’avance ? Des cartes !… Est-ce que vos cartes vous donnent la profondeur des cours d’eau, la situation des gués ? Est-ce qu’elles vous indiquent les guides qu’il faut prendre ; les gens qu’il faut empoigner, parce qu’ils pourraient soulever la population ? »

Et comme je restais les bras pendants, surpris de ces choses auxquelles je n’avais jamais pensé, le père Baure s’écria de la salle :

« Eh ! mon Dieu, capitaine, qui donc peut avoir envie de venir nous attaquer ? Les Allemands !… Ha ! ha ! ha ! qu’ils viennent… qu’ils viennent !… Nous les recevrons bien ! Pauvres diables… Je rie, voudrais pas être dans leur peau… Ha ! ha ! ha ! on les arrangerait… Il n’en sortirait pas un seul de la montagne ! »

Tous les autres riaient et criaient :

« Oui… oui… qu’ils arrivent… qu’ils essayent… nous les recevrions ! »

Alors le capitaine rentrant dans la salle et regardant le gros Fischer, qui criait le plus fort, lui demanda :

« Vous les recevriez !… Avec quoi ?… Savez-vous ce que vous dites ?… Où sont nos troupes, nos approvisionnements, nos armes, où, où, où ? je vous le demande. Et savez-vous combien ils sont, ces Allemands ? Savez-vous qu’ils sont un million d’hommes exercés, disciplinés, organisés, prêts à partir en quinze jours, artillerie, cavalerie, infanterie ! Savez-vous cela ?… Vous les recevriez !…

— Oui, cria le père Baure ; Phalsbourg avec Bitche, Lichtenberg et Schlestadt les arrêteraient pendant vingt ans. »

Le capitaine Rondeau ne se donna pas seulement la peine de lui répondre, et montrant par la fenêtre les bûcherons qui s’en allaient, il me dit :

« Regardez, père Frédéric, regardez !… Est-ce que ce sont là des bûcherons ? Est-ce que nos bûcherons marchent en rang, est-ce qu’ils emboîtent le pas, est-ce qu’ils ont les épaules effacées, la tête droite, est-ce qu’ils obéissent à un chef en serre-file ? Est-ce que nos bûcherons à nous et tous les bûcherons des montagnes n’ont pas le dos rond et la marche lourde ? Ces gens-là ne sont pas même des montagnards, ils arrivent de la plaine ; ce sont des espions, oui, des espions, et je vais les faire arrêter. »

Et sans écouter ce qu’on pouvait lui répondre, jetant quelques sous sur la table, pour sa tasse de lait, il partit brusquement.

Il était à peine dehors, que tous ceux qui se trouvaient là éclatèrent de rire. Je leur fis signe de se taire, que le capitaine pouvait encore les entendre ; alors ils se serrèrent les côtes, en soufflant du nez et disant :

« Quelle farce !… quelle farce !… Les Allemands venir nous attaquer ! »

Le père Baure, en s’essuyant les yeux avec son mouchoir, disait :

« C’est un brave homme, mais que voulez-vous, il a reçu un atout à Malakof ; depuis l’horloge est dérangée, elle marque midi à quatorze heures. »

Les autres recommencèrent à rire comme de véritables fous, de sorte que moi-même, Georges, je pensai que le capitaine n’avait pas le sens commun.

Voilà ce qui me revient comme si cela s’était passé hier ; et deux ou trois jours après, ayant appris que le capitaine avait fait arrêter les bûcherons en masse à la gare de Lutzelbourg, et que leurs livrets étant en règle, ils avaient obtenu l’autorisation de poursuivre leur route en Lorraine, malgré toutes les réclamations et les observations de M. Rondeau, je crus que le pauvre homme avait décidément la tête fêlée.

Chaque fois que Baure venait à la maison forestière, il retombait sur le chapitre des espions allemands et me faisait du bon sang. Mais aujourd’hui nous avons fini de rire, et je suis sûr que les malins de Phalsbourg ne se frottent plus les mains, quand le feldwèbel fait siffler sa baguette, en criant aux conscrits sur la place d’armes : « Gewehr auf ! — Gewehr ab ! » Je suis sûr que cette vue leur a rappelé plus d’une fois les avertissements du capitaine.