Le brigadier Frédéric/12

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J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 158-174).
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XII

Après cela, durant quelques jours tout resta paisible.

On n’entendait plus parler d’Orléans. De temps en temps le canon de la ville tonnait, celui de l’ennemi lui répondait de Quatre-Vents et de Wechem, puis tout se taisait de nouveau.

Le temps s’était mis à la pluie ; il tombait de grandes ondées froides, la neige fondante suivait par bancs le cours de la rivière débordée. On se tenait blotti au coin du feu ; on rêvait aux absents, à la guerre, aux marches, aux contre-marches. Les gendarmes de Bismarck-Bohlen continuaient leur service ; on les voyait passer, le manteau ruisselant de pluie. Le silence, l’incertitude vous accablaient. Marie-Rose allait et venait sans rien dire ; elle prenait même un air souriant, lorsque ma tristesse était trop grande, mais je voyais bien à sa pâleur ce qu’elle devait souffrir.

Quelquefois aussi la grand’mère, quand on y pensait le moins, se mettait à parler de Jean, demandant de ses nouvelles. On lui répondait par des choses insignifiantes ; les idées courtes de la vieillesse, sa mémoire affaiblie l’empêchaient d’aller plus loin ; elle se contentait de ce qu’on pouvait lui dire, et murmurait en rêvant :

« C’est bon !… c’est bon ! »

Et puis, les soucis de l’existence, le travail journalier, les soins du bétail, du ménage, nous aidaient à vivre.

Le pauvre Calas n’ayant plus d’ouvrage chez nous, s’était mis à faire la contrebande entre Phalsbourg et les environs, risquant sa vie tous les jours, pour porter quelques livres de tabac ou d’autres menus objets sur les glacis ; le bruit courut en ce temps qu’il avait été tué par une sentinelle allemande ; Ragot l’avait suivi, nous n’entendîmes plus parler d’eux. Ils dorment sans doute depuis longtemps au coin d’un bois, ou dans un sillon quelque part ; ils sont bien heureux.

Un matin, dans la grande salle en bas, étant seuls, le père Ykel me dit :

« Frédéric, on sait que Jean Merlin, votre gendre, est parti pour rejoindre l’armée nationale. Méfiez-vous, les Prussiens pourraient vous faire de la peine ! »

J’étais tout saisi, et je lui répondis au bout d’un instant :

« Mais non, père Ykel ! Jean a des affaires du côté de Dôsenheim ; il court pour faire rentrer de vieilles créances ; dans ce moment on a besoin d’argent.

— Bah ! bah ! dit-il, vous n’avez pas besoin de me cacher la chose ; je suis un vieil ami des Bruat et le vôtre. Merlin n’est pas venu depuis quelques jours ; il a passé la montagne et il a bien fait, c’est un brave garçon ; mais les traîtres ne manquent pas, vous êtes dénoncé, ainsi soyez sur vos gardes. »

Cet avertissement me donna l’éveil ; et, pensant qu’il était bon de prévenir aussi la mère Margrédel et l’oncle Daniel, après déjeuner, sans rien dire à Marie-Rose, je pris mon bâton et je partis pour Felsberg.

Il ne pleuvait plus. Le soleil d’hiver brillait sur les bois ; et ce spectacle, en sortant de notre sombre recoin, me ranima. Comme le sentier au pied de la côte passait près de la maison forestière, découvrant le vieux toit au loin, j’en fus attendri. Tous mes souvenirs se réveillèrent ; l’idée me vint d’aller voir la maisonnette, de regarder à l’intérieur, en me dressant sur le banc du mur. Il me semblait que cela me ferait du bien, de revoir la vieille salle où les anciens étaient morts, où mes enfants étaient venus au monde ! Mes entrailles en frémissaient et j’allais d’un bon pas, quand, arrivant au petit pont en d’os d’âne, entre les saules couverts de givre, je restai tout saisi.

Un garde forestier allemand, son chapeau de feutre vert à plumes de coq sur l’oreille, la pipe de porcelaine à long tuyau dans ses grosses moustaches blondes, et les bras croisés au bord de la fenêtre ouverte, fumait tranquillement, l’air calme, heureux comme dans son propre nid. Il regardait, en souriant, deux enfants joufflus à tête blonde qui s’amusaient sur la porte ; et derrière lui, dans l’ombre de la salle, se penchait une femme grasse, les joues rouges, criant d’un ton joyeux :

« Wilhelm, Karl, arrivez, voici vos tartines ! »

Tout mon sang ne fit qu’un tour.

Quel malheur de voir des étrangers dans la maison des anciens, où l’on a vécu jusqu’à la vieillesse, et d’où l’on est chassé sans avoir commis de crime, seulement parce que les autres sont maîtres et qu’ils vous jettent dehors ! C’est épouvantable.

Le garde alors ayant levé la tête, j’eus peur qu’il ne me vît, je me cachai. Oui, je me cachai derrière les saules, me dépêchant de gagner le sentier plus loin, en me courbant comme un malfaiteur. J’aurais eu honte que cet homme ne s’aperçût que l’ancien maître l’avait trouvé dans sa maison, dans sa chambre, à son foyer ; j’en rougissais ! Je me cachais, car il aurait pu rire de l’Alsacien mis à la porte ; il aurait pu se faire du bon sang. Mais depuis ce jour la haine, que je n’avais jamais connue, est entrée dans mon cœur : je hais ces Allemands, qui jouissent en paix du fruit de notre travail, et se considèrent comme d’honnêtes gens, je les abhorre !

Enfin, de là je remontai vers les bruyères jusqu’à Felsberg, bien triste et le front courbé.

Le pauvre village, dans ses tas de boue et de fumier, était aussi triste que moi ; pas une figure ne paraissait dans la rue, où les réquisitions de toute sorte avaient passé plus d’une fois. Devant la vieille maison d’école, posant le doigt sur le loquet, je trouvai la porte fermée, J’écoutai… aucun bruit, aucun murmure d’enfants ne se faisait entendre. Je regardai par les petites vitres, les exemples pendaient toujours à leurs ficelles, mais les bancs étaient vides.

J’appelai : « Père Daniel ! » regardant en l’air les petites fenêtres du premier, car la porte de l’allée était aussi fermée. Quelques instants après, une autre porte, celle de la maison de Margrédel, bâtie contre le pignon, s’ouvrit ; l’oncle Daniel, un petit homme vif, en gros tricot de laine, et le bonnet de coton noir sur la nuque, parut en disant :

« Qui est là ? »

Je me retournai.

« Hé ! c’est le brigadier Frédéric, fit-il. Entrez.

— Vous ne demeurez donc plus là ? lui dis-je.

— Non ; depuis avant-hier l’école est fermée, » fit-il tristement.

Et dans la salle basse de la vieille baraque, près du petit fourneau de fonte, où les pommes de terre cuisaient dans la marmite, répandant leur vapeur au plafond, j’aperçus Margrédel assise sur un escabeau.

Elle avait sa figure de brave femme et même son sourire ordinaire.

« Ah ! fit-elle, on n’a plus la belle chambre d’en haut pour les amis… Les Allemands nous chassent de partout… on ne saura bientôt plus où se mettre !… C’est égal, asseyez-vous toujours là, sur le banc, père Frédéric, et, si le cœur vous en dit, nous mangerons des pommes de terre ensemble. »

Sa bonne humeur dans un endroit si misérable et son courage m’indignaient encore plus contre ceux qui nous précipitaient tous dans le malheur ; la consternation m’empêchait de parler.

« Marie-Rose et la grand’mère se portent bien ? me demanda Margrédel.

— Oui, Dieu merci, lui répondis-je ; mais nous sommes toujours inquiets pour Jean. Les Prussiens savent qu’il est parti ; le père Ykel m’a prévenu d’être sur nos gardes, et j’arrive vous avertir.

— Je me moqué pas mal des Prussiens ! dit-elle alors, en levant les épaules d’un air de mépris : Jean a passé la montagne depuis longtemps ; s’ils avaient pu l’arrêter, nous le saurions déjà ; ils n’auraient pas manqué de venir nous le dire, en se frottant les mains ; mais il a passé… c’est un gaillard !… »

Elle riait de sa bouche édentée.

« Ceux qui lui tomberont sous la main ne riront pas… Il est bien sûr avec nos volontaires !… les coups de fusil et de canon roulent là-bas ! »

La pauvre femme voyait tout en beau, comme d’habitude, et je pensais :

« Quelle chance d’avoir un aussi bon caractère, quel bonheur ! »

L’oncle Daniel, lui, se promenait de long en large, en disant :

« C’est parce que Jean est parti que les bandits ont fermé mon école. Ils n’avaient rien à me reprocher ; ils ne m’ont pas donné d’explications ; ils ont fermé, voilà tout, et nous ont accordé juste le temps de porter nos meubles dehors ; ils nous regardaient d’un œil louche, en criant : Schwint !… Schwint[1] !…

— Oui, criait Margrédel, ce sont des sournois, des hypocrites ; ils font leurs mauvais coups sans vous prévenir. Le matin, ils vous sourient, ils s’assoient comme de bons apôtres au coin de votre feu ; ils caressent vos enfants, les larmes aux yeux ; et puis tout d’un coup leur mine change, ils vous empoignent au collet et vous mettent à la porte, sans pitié. Ah ! les bons Allemands, nous connaissons maintenant ces braves gens !… Mais ils ne seront pas toujours si fiers… Attendez… attendez un peu… le ciel est juste !… Les nôtres reviendront… Jean sera là… Vous verrez, père Frédéric !… nous rentrerons à la maison forestière, nous ferons les noces !… Je ne vous dis que cela. Voyez-vous, il faut avoir confiance en Dieu…Maintenant sous souffrons à cause de nos péchés… Mais le bon Dieu remettra tout en ordre, quand nous aurons fini d’expier nos fautes. Ça ne peut pas être autrement… Il se sert des Prussiens pour nous punir. Mais leur tour viendra, nous irons aussi chez eux… Ils verront comme c’est agréable d’être envahis, volés, pillés. Gare !… gare !… À chacun son tour !… »

Elle parlait avec tant de confiance, que j’en prenais aussi, je me disais :

« C’est bien possible ce qu’elle raconte là… Oui, la justice arrive tôt ou tard ! À la fin du compte nous pourrions bien reprendre l’Alsace… Tous ces Allemands ne s’aiment pas entre eux… Il ne faudrait qu’une grande bataille gagnée, la débâcle commencerait tout de suite… les Bavarois, les Hessois, les Wurtembergeois, les Saxons, les Hanovriens, chacun tirerait de son côté… cela marcherait tout seul. »

Mais en attendant, nous étions dans une bien triste position.

Margrédel disait qu’ils avaient assez de seigle et de pommes de terre pour aller jusqu’à la fin de la guerre, et qu’avec quelques sous de sel, cela leur suffirait.

Maître Daniel serrait les lèvres et restait pensif.

Enfin, ayant vu l’état des choses à Felsberg, je pris congé de ces vieux amis vers onze heures, en leur souhaitant toutes les bonnes choses du monde.

J’évitai de passer auprès de la maison forestière et je descendis la côte du Graufthâl, par la sapinière des roches, m’appuyant sur mon bâton dans les endroits trop escarpés.

Je me rappelle avoir rencontré aux deux tiers du chemin, le vieux Roupp, un délinquant incorrigible, avec sa petite blouse déteinte, la cravate de coton roulée en corde autour de son cou maigre et la hachette à la main.

Il taillait et abattait à tort et à travers tout ce qui se trouvait à sa convenance ; grosses branches, petits sapins, tout y passait ; son fagot magnifique s’étendait en travers du sentier ; et comme je lui criais :

« Vous n’avez donc pas peur des gardes allemands, père Roupp ? »

Il se mit à rire, le menton en galoche, et son morceau de feutre sur la nuque, en se passant la manche sous le nez.

« Ah ! brigadier, fit-il ensuite tout réjoui, ces gens-là ne se hasardent pas seuls au bois !… À moins d’être des régiments, et d’avoir des canons devant eux, des uhlans de tous les côtés et d’être dix contre un, ils suivent toujours les grandes routes… Ce sont des braves qui tiennent à leur peau… Hé !… Hé !… Hé !… »

Je riais moi-même, parce qu’il disait la vérité.

Mais une terrible surprise m’attendait plus loin, à la descente des roches.

Dans le moment où je sortais du bois et que les petits toits de chaume se découvraient au pied de la côte, sous les bruyères, je vis d’abord des casques briller dans la ruelle, devant le hangar du père Ykel ; puis regardant mieux, j’aperçus la foule en guenilles, hommes et femmes, qui stationnait autour d’eux ; Ykel, sur la porte de l’auberge, qui parlait ; Marie-Rose derrière, devant l’écurie sombre, et la grand’mère à sa petite fenêtre, levant les mains comme pour maudire.

Naturellement je me mis à galoper par-dessus les broussailles, comprenant qu’il se passait quelque chose de grave ; et descendant la ruelle du vieux cloître, pour couper au court, je débouchai derrière l’écurie, au moment où quelqu’un en sortait, traînant nos deux vaches attachées par les cornes.

C’était le cantonnier du Bockberg, le nommé Toubac, un homme court, trapu, à barbe noire dont les deux belles et grandes filles passaient pour être les servantes du hautpmann[2] prussien qui vivait chez lui depuis le commencement du siège.

En voyant ce gueux emmener mon bétail, je lui criai :

« Qu’est-ce que vous faites là, voleur ? Voulez-vous bien lâcher mes bêtes, ou je vais vous rouer de coups. »

Alors, à mes cris, le sergent, son piquet d’hommes la baïonnette au bout du fusil, Ykel, Marie-Rose, et la grand’mère elle-même, se traînant et s’appuyant au mur, entrèrent dans la ruelle.

Marie-Rose se mit à crier :

« Mon père, on veut prendre nos vaches. »

Et la grand’mère, d’une voix lamentable dit :

« Mon Dieu ! de quoi vivrons-nous ? ces vaches sont notre seul bien, c’est tout ce qui nous reste ! »

Le sergent, grand, sec, la taille serrée dans son uniforme et le sabre au côté, entendant Ykel dire : « Voici le maître !… c’est à lui que sont les vaches ! » tourna la tête comme sur un pivot, et me regarda par-dessus l’épaule ; il avait des lunettes sous son casque, les moustaches rousses et le nez crochu’ ; on aurait dit un hibou qui tourne la tête sans bouger le corps : mauvaise figure !

La foule encombrait la ruelle, et le sergent cria :

« En arrière ! Faites évacuer les environs, caporal ; et vous autres, si l’on se révolte : Feu !… »

Le roulement des sabots dans la boue et les cris de la grand’mère pleurant et sanglotant, donnaient à ce spectacle quelque chose d’épouvantable.

« Ces vaches me conviennent, disait le cantonnier au sergent, je les prends, nous pouvons partir.

— Sont-elles à vous ? lui dis-je indigné, en serrant mon bâton.

— Ça ne me regarde pas, fit-il d’un ton de vrai bandit, sans cœur et sans honneur. J’ai le choix entre toutes les vaches du pays, pour remplacer celles que les gueux de Phalsbourg m’ont enlevées à la dernière sortie… Je choisis celles-là… Ce sont des vaches suisses… J’ai toujours aimé les vaches suisses.

— Et qui vous donne le choix ? m’écriai-je. Qui peut vous donner le bien des autres ?

— Le Hauptmann, mon ami le Hauptmann ! fit-il en levant le bord de son chapeau d’un air cafard.

Alors plusieurs se mirent à rire dans la foule, en disant :

« Le Hauptmann est un homme généreux, il récompense bien ceux qui lui font plaisir. »

L’indignation me possédait ; et le sergent ayant donné l’ordre à son piquet de partir, au moment où le cantonnier criait : « Hue ! » traînant mes pauvres bêtes par les cornes, j’allais tomber sur lui comme un loup, quand Marie-Rose me prit les mains et me dit tout bas d’un air d’épouvante :

« Mon père, ne bouge pas, ils te tueraient… Pense à la grand’mère… »

Mes joues tremblaient, mes dents se serraient, des flammes rouges me passaient devant les yeux ; mais l’idée de ma fille abandonnée, seule au monde, dans ces temps de malheur, et de la grand’mère mourant de faim, me donna la force de surmonter ma rage, et je criai seulement :

« Va, canaille !… Garde mon bien volé, mais tâche de ne jamais me rencontrer au coin d’un bois ! »

Le sergent et ses hommes firent semblant de ne pas m’entendre ; et lui, le misérable, dit en riant :

« Celles-ci, sergent, valent les miennes ; à force de chercher, nous avons pourtant fini par trouver deux belles bêtes. »

Ils avaient couru tous les villages, visité toutes les écuries, et c’est sur nous que le malheur tombait.

Marie-Rose, voyant s’éloigner ces pauvres animaux élevés par nous-mêmes, à la maison forestière, ne pouvait retenir ses larmes, et la grand’mère, les mains jointes au-dessus de sa vieille tête grise, criait :

« Ah ! maintenant… maintenant nous sommes perdus !… Maintenant c’est le dernier coup. Mon Dieu, qu’avons-nous donc fait pour mériter toutes ces misères ! »

Je la soutenais sous les bras, l’invitant à monter, mais elle disait :

« Frédéric, laissez-moi seulement regarder encore une minute ces bons animaux… Oh ! pauvre Bellotte !… pauvre Blanchette… je ne vous verrai plus !… »

C’était un spectacle à fendre l’âme ; les gens se sauvaient, détournant la tête, car la vue de pareilles iniquités est tout ce qu’il y a de plus abominable sur la terre.

Enfin, il fallut pourtant remonter dans nos pauvres petites chambres, et rêver seuls à notre désolation ; il fallut songer aux moyens de vivre, maintenant que toutes les ressources nous étaient enlevées.

  1. Vite ! Vite !
  2. Capitaine.