Le brigadier Frédéric/17

La bibliothèque libre.
J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 239-265).
◄  XVI

XVII

Ainsi, Georges, après la perte de ma place et de mes biens, acquis par trente années de travail, d’économie et de bons services ; après la perte de notre cher pays, de nos vieux parents et de nos amis, j’avais encore une consolation : ma fille me restait, ma bonne et courageuse enfant, qui me souriait malgré ses inquiétudes, ses chagrins et sa souffrance, lorsqu’elle me voyait trop abattu.

Voilà ce qui m’accable quand j’y pense ; je me reprocherai toujours d’avoir laissé paraître ma désolation devant elle, de n’avoir pu surmonter ma colère contre ceux qui nous avaient réduits en cet état.

Ah ! c’est facile de faire bonne mine, quand rien ne vous manque ; mais dans le besoin, en pays étranger, c’est autre chose.

Nous vivions avec la plus grande économie. Marie-Rose veillait à notre petit ménage, et moi, souvent assis des heures auprès de la fenêtre, rêvant à ce qui s’était passé depuis quelques mois, à l’ordre abominable qui m’avait chassé de mon pays, l’indignation me prenait tout à coup, je levais les deux bras en poussant un cri sauvage.

Marie-Rose, elle, avait plus de calme ; notre humiliation, notre misère et les malheurs de la patrie la touchaient autant et peut-être plus que moi, mais elle me le cachait. Seulement, ce qu’elle ne pouvait pas me cacher, c’était ce mauvais rhume qui me donnait de l’inquiétude. Bien loin de diminuer comme je l’espérais, il augmentait pour ainsi dire de jour en jour. La nuit surtout, quand j’entendais au milieu du grand silence cette toux sèche, âpre et profonde, il me semblait que sa poitrine se déchirait : je m’asseyais sur mon lit et j’écoutais rempli d’épouvante.

Parfois, cependant, ce rhume horrible avait l’air de se calmer, Marie-Rose dormait bien ; aussitôt je reprenais courage ; et songeant aux misères innombrables qui s’étendaient alors sur la France, à la grande famine de Paris, aux champs de bataille couverts de morts, aux ambulances encombrées de blessés, aux incendies, aux réquisitions, aux pillages, je me disais que nous étions encore les moins à plaindre, qu’il nous restait un peu de feu pour nous réchauffer, un peu de pain pour nous soutenir… Et puis, tant de choses incroyables arrivent à la guerre ! N’avions-nous pas autrefois vaincu toute l’Europe, ce qui ne nous avait pas empêchés d’être accablés à notre tour ! Les Allemands ne pourraient-ils pas éprouver le même sort ?… Tous les joueurs finissent par perdre !

Ces idées et bien d’autres semblables me roulaient dans la tête ; et c’est aussi ce que me disait Marie-Rose :

« Tout n’est pas fini, mon père, tout n’est pas fini !… J’ai fait un rêve la nuit dernière… J’ai vu Jean en uniforme de brigadier forestier ; nous aurons bientôt de bonnes nouvelles ! »

Hélas ! de bonnes nouvelles… Pauvre enfant !… Oui… oui… tu pouvais faire de beaux rêves ; tu pouvais voir Jean avec les galons de brigadier, te sourire et t’emmener au bras, la couronne blanche sur la tête, à la petite chapelle du Graufthâl, où vous attendait le vieux curé pour vous marier !… Cela devait arriver ainsi, mais il aurait fallu moins de gueux sur la terre, pour détourner les choses justes établies par l’Éternel.

Chaque fois que ce souvenir me revient, Georges, je crois sentir une main là, qui m’arrache le cœur. Je voudrais m’arrêter, mais puisque je te l’ai promis, j’irai jusqu’au bout.

Un jour, que le petit fourneau bourdonnait, que Marie-Rose, toute maigre et pensive, cousait, et que les vieux souvenirs de la maison forestière, — avec leurs printemps verdoyants, leurs automnes calmes et mélancoliques, leurs chants de grives et de merles, le murmure de la petite rivière dans les roseaux, la voix de la vieille grand’mère, celle du pauvre Calas, les aboiements joyeux de Ragot, et les mugissements sourds de nos deux belles vaches à l’ombre des vieux hêtres, — nous rendaient tout doucement visite ; pendant que je m’oubliais à ces choses, et que le bruit monotone du rouet et le tic-tac de l’horloge remplissaient notre petite chambre, tout à coup des cris et des chants retentirent au loin.

Marie-Rose écouta toute saisie ; moi, brusquement arrêté dans mes songes, je tressaillis comme un homme qu’on réveille : les Allemands se réjouissaient !!! un nouveau malheur venait d’arriver. C’est l’idée qui me frappa d’abord et je ne me trompais pas.

Bientôt des bandes de soldats traversèrent la rue bras dessus bras dessous, criant comme des aveugles. « Paris est rendu !… Vive la patrie allemande ! »

Je regardai Marie-Rose, elle était pâle comme une morte et me regardait aussi avec ses grands yeux brillants. Nous détournâmes nos regards l’un de l’autre, pour ne pas nous laisser voir l’émotion terrible que nous éprouvions. Elle sortit dans la cuisine, où je l’entendis pleurer.

C’était le dernier coup, Georges ; la branche qui nous soutenait encore en l’air venait de se casser.

Jusqu’à la nuit sombre, de nouvelles bandes, chantant et braillant, ne firent que passer ; moi, la tête penchée, j’entendais de temps en temps la toux de mon enfant éclater derrière la cloison de la cuisine, et je m’abandonnais au désespoir.

Vers sept heures, Marie-Rose entra avec la lampe. Elle voulut dresser la table.

« C’est inutile, lui dis-je ; ne mets pas mon assiette… Je n’ai pas faim.

— Ni moi non plus, fît-elle.

— Eh bien, allons nous coucher… tâchons d’oublier nos misères… essayons de dormir ! »

Je m’étais levé ; nous nous embrassâmes en pleurant.

Cette nuit-là, Georges, fut horrible.

Malgré ses efforts pour étouffer le bruit de son rhume, j’entendis Marie-Rose tousser sans relâche jusqu’au matin, de sorte qu’il me fut impossible de fermer l’œil. Je résolus d’aller chercher un médecin ; mais je ne voulais pas effrayer ma fille, et songeant au moyen de lui parler de cela, vers le petit jour je m’endormis.

Il était bien huit heures lorsque je me réveillai ; m’étant habillé, j’appelai Marie-Rose. Elle ne répondit pas. Alors j’entrai dans sa chambre et je vis des taches de sang sur son oreiller ; son mouchoir aussi, qu’elle avait laissé sur la table de nuit, était tout rouge.

Cela me fit frémir !… Je retournai m’asseoir dans mon coin, pensant à ce que je venais de voir.

C’était jour de marché, Marie-Rose était allée faire nos petites provisions ; elle revint sur les neuf heures, tellement essoufflée, qu’il lui restait à peine la force de tenir son panier.

En la voyant entrer, je me rappelai ces figures pâles de jeunes filles, dont les pauvres gens de nos vallées disent que Dieu les appelle, et qui s’endorment tout doucement aux premières neiges. Cette idée me frappa, j’en eus peur ; mais ensuite raffermissant ma voix, je dis d’un air assez tranquille :

« Écoute, Marie-Rose, toute la nuit dernière je t’ai entendue tousser ; cela m’inquiète.

— Oh ! ce n’est rien, mon père, fit-elle en rougissant un peu, ce n’est rien, les beaux jours vont revenir, ce rhume passerai

— C’est égal, lui répondis-je, je ne serai pas tranquille tant qu’un médecin ne m’aura pas dit ce que c’est. Il faut absolument que je cherche un médecin »

Elle me regardait, les mains croisées sur son panier, au bord de la table ; et devinant peut-être à mon trouble que j’avais découvert les taches de sang, elle murmura :

« Eh bien, mon père, pour ta tranquillité…

— Oui, lui dis-je, il vaut mieux s’y prendre d’avance ; ce qui n’est rien au commencement, peut devenir très-dangereux quand on le néglige. »

Et je sortis.

En bas, M. Michel m’indiqua le docteur Carrière, qui demeurait dans la rue de l’Évêché.

J’allai le voir.

C’était un homme de soixante ans, sec, les yeux noirs et vifs, la tête grisonnante, qui m’écouta très-attentivement et me demanda si je n’étais pas le brigadier forestier dont il avait entendu parler par son ami M. d’Arence. Je lui dis que c’était moi, et tout aussitôt il m’accompagna.

Vingt minutes après nous arrivions dans ma chambre.

Marie-Rose étant venue, le docteur l’interrogea longtemps sur les commencements de son rhume ; sur ce qu’elle éprouvait maintenant, si la nuit elle n’avait pas de la fièvre, des frissons, des étouffements.

Par sa manière de l’interroger, elle était en quelque sorte forcée de lui répondre, et le vieux médecin sut bientôt qu’elle crachait du sang depuis plus d’un mois ; elle l’avoua, toute pâle, en me regardant comme pour me demander pardon de m’avoir caché ce malheur.

Ali ! je je lui pardonnais de bon cœur, mais j’étais désespéré.

Après cela, M. Carrière voulut l’examiner ; il écouta sa respiration et finit par dire que c’était bien, qu’il allait écrire son ordonnance.

Mais dans la chambre voisine, étant seuls, il me demanda si personne de notre famille n’avait été malade de, la poitrine ; et comme je l’assurais que jamais, ni de mon côté ni du côté de ma femme, nous n’avions connu de ces maladies, il me dit :

« Je vous crois ; votre fille est très-bien conformée, c’est une forte et belle créature ; mais alors il faut qu’un accident, une chute ou quelque chose de semblable l’ait mise en cet état. Elle nous le cache peut-être, il faut absolument le savoir.

Aussitôt je rappelai Marie-Rose, et le docteur lui demanda si quelques semaines avant, elle ne se rappelait pas être tombée, ou bien s’être heurtée fortement, lui disant qu’il allait faire son ordonnance selon ce qu’elle répondrait et que la vie pouvait en dépendre.

Alors Marie-Rose avoua que le jour où les Allemands étaient venus enlever nos vaches, elle avait essayé de les retenir par la corde, et qu’un de ces Prussiens lui avait donné un coup de crosse entre les épaules, dont elle était tombée sur les mains, et que tout aussitôt elle avait eu la bouche pleine de sang ; mais que la crainte de ma colère en apprenant cette abomination, et la peur de me voir faire un mauvais coup, l’avaient empêchée de m’en rien dire.

Tout devenait clair !

Je ne pus m’empêcher de pleurer en regardant ma pauvre enfant, victime d’un si grand malheur.

Elle se retira.

Le docteur écrivit son ordonnance ; comme nous descendions, il me dit :

« C’est grave… Vous n’ayez que cette fille ?

— Je n’ai qu’elle » lui répondis-je.

Il était triste et pensif.

« Nous ferons notre possible, dit-il ; la jeunesse a tant de ressources ! Mais évitez les émotions. »

En marchant dans la rue, il me répétait les conseils de M. Scmperlin pour la grand’mère ; je ne répondais rien. Il me semblait que la terre s’ouvrait devant mes pas et me criait : « Des morts !… des morts !… Je veux des morts !… »

Et j’aurais voulu me coucher le premier, fermer les yeux et lui répondre : « Eh bien ! me voilà… prends-moi, et laisse les jeunes !… Laisse-les respirer quelques jours encore… Ils ne savent pas que vivre c’est un malheur horrible ; ils l’apprendront bientôt et partiront avec moins de regrets… Tu les auras tout de même !… »

Et, continuant à rêver ainsi, j’entrai chez le pharmacien, près du grand pont, qui me fit mon ordonnance.

Je retournai à la maison.

Marie-Rose prit deux cuillerées de la potion matin et soir, selon qu’il avait été prescrit. Cela lui fit du bien, je m’en aperçus dès les premiers jours ; sa voix était plus claire, ses mains étaient moins brûlantes ; elle me souriait, comme pour dire : « Tu vois, mon père, ce n’était qu’un rhume… Ne te chagrine plus. »

Une douceur infinie brillait dans son regard, elle était heureuse de se ranimer ; et l’espérance de revoir bientôt Jean, ajoutait encore à son bonheur. Naturellement je l’encourageais dans ces bonnes idées ; je lui disais :

« Nous recevrons des nouvelles un de ces jours…, le voisin un tel en attend aussi de son fils, cela ne peut plus tarder. Les postes étaient arrêtées pendant la guerre, les lettres restaient entassées dans les bureaux… Les Allemands voulaient nous décourager… Maintenant que l’armistice est accepté, les lettres vont revenir. »

La satisfaction d’entendre ces bonnes choses épanouissait sa figure.

Je ne la laissais plus descendre en ville ; je prenais moi-même le panier pour aller faire nos petites provisions ; les bonnes femmes me connaissaient.

« C’est le vieux brigadier, disaient-elles, dont la jolie fille est malade. Ils sont seuls. C’est lui qui vient maintenant, »

Jamais aucune d’elles ne me vendit ses légumes trop cher.

Je ne songeais plus alors aux affaires du pays, je ne voulais que sauver ma fille ; les bruits d’élections, d’Assemblée nationale à Bordeaux ne me faisaient plus rien ; ma seule pensée était : « Pourvu que Marie-Rose vive !… »

Ainsi se passa la fin de janvier ; puis arriva le traité de paix : nous étions abandonnés !

Et de jour en jour les voisins recevaient des nouvelles de leurs fils, de leurs frères, de leurs amis, les uns prisonniers en Allemagne, les autres cantonnés à l’intérieur ; mais nous, pas un mot !

J’allais tous les matins voir à la poste si rien n’était arrivé. Un jour le chef de bureau me dit :

« Ah ! c’est vous… Le facteur vient de partir… il vous remettra une lettre. »

Alors, plein d’espérance, je courus à la maison ; comme j’arrivais sur le seuil, le facteur sortait de l’allée et me criait en riant :

— Dépêchez-vous, père Frédéric, cette fois vous avez votre affaire : une lettre qui vient de l’armée de la Loire ! »

Je montai quatre à quatre, le cœur battant. Qu’allions-nous apprendre ? Depuis tant de semaines que s’était-il passé ? Jean était-il en route pour venir nous voir ? Arriverait-il le lendemain… dans deux, trois ou quatre jours ?

Tout agité par ces pensées, en haut ma main cherchait le loquet sans le trouver ; enfin je poussai la porte, ma petite chambre était vide.

J’appelai :

« Marie-Rose ! Marie-Rose ! »

Pas de réponse.

J’ouvris l’autre chambre : mon enfant, ma pauvre enfant était étendue là, près de son lit, sur le plancher, blanche comme de la cire, ses grands yeux à demi ouverts, la lettre serrée dans sa main, un peu de sang sur les lèvres.

Je la crus morte, et la relevant avec un gémissement horrible, je la déposai sur le lit.

Puis, la tête égarée, appelant, criant, je pris la lettre, et d’un seul coup d’œil je la lus.

Tiens, la voilà ! Lis, Georges, lis haut ; je la sais par cœur, mais c’est égal, j’aime à sentir se retourner le couteau ; quand cela saigne, ça fait moins mal.


« Ma bonne Marie-Rose,

« Adieu !… Je ne te verrai plus… un éclat d’obus m’a fracassé la jambe droite… les chirurgiens m’ont fait l’amputation… Je n’y survivrai pas… J’étais resté trop longtemps à terre… J’avais perdu trop de sang… C’est fini… il faut que je meure !… Oh ! Marie-Rose, chère Marie-Rose, que je voudrais te revoir un instant, une minute, que cela me ferait de bien !… Pendant tout le temps que j’étais couché dans la neige, avec ma blessure, je n’ai pensé qu’à toi… Ne m’oublie pas non plus… pense quelquefois à Jean Merlin… Pauvre mère Margrédel… pauvre père Frédéric… pauvre oncle Daniel ! Tu leur diras… Ah ! que nous aurions tous été heureux sans cette guerre… »

La lettre, s’arrêtait en cet endroit. Au bas, comme tu le vois, une autre main avait écrit :

« Jean MERLIN, Alsacien.
« Détachement du 21e corps.
« Silly-le-Guillaume, 26 janvier 1870. »

Tout cela je le vis d’un regard, et puis je recommençai de crier, d’appeler, et je finis par tomber dans le fauteuil, sans forces, me disant que tout était perdu : ma fille, mon gendre, ma patrie… tout !… et qu’il valait mieux aussi mourir.

On avait entendu mes cris, on montait : le père et la mère Michel, je crois. Oui, c’est eux qui firent venir le médecin. Moi, je n’étais plus qu’un être égaré, sans ombre de raison ; mes oreilles bourdonnaient ; il me semblait dormir et faire un rêve épouvantable.

Longtemps après, la voix du docteur Carrière m’éveilla ; il disait :

« Emmenez-le… qu’il ne voie pas cela ! Qu’on l’emmène… »

Des gens me prenaient par les bras ; alors l’indignation me saisit, et je criai :

« Mais non ! monsieur, je ne veux pas qu’on m’emmène… Je veux rester…, c’est ma fille ! Est-ce que vous avez des enfants, vous, pour dire qu’on m’emmène ! Je veux la sauver, moi…, je veux la défendre.

— Qu’on le laisse, fit le docteur tristement ; laissez ce malheureux. Mais il faut vous taire, me dit-il, vos cris peuvent l’achever. »

Je retombai en murmurant :

« Je ne crierai plus, monsieur, je ne dirai plus rien. Qu’on me laisse seulement près d’elle, je serai tranquille. »

Et quelques instants après, M. Carrière sortait, faisant signe à l’assistance de se retirer.

Beaucoup de gens le suivirent, un petit nombre restèrent. Je les voyais aller, venir, relever le lit, l’oreiller, parler bas entre eux. Le silence était grand… Le temps se passait… Un prêtre parut avec ses assistants…, on se mit à prier en latin…, c’étaient les derniers secours de la religion. Les bonnes femmes, à genoux, répondaient.

Tout disparut.

Il pouvait être alors cinq heures du soir. Une lampe s’alluma. Je me levai tout doucement et je m’approchai du lit.

Ma fille, belle comme un ange, les yeux à demi ouverts, respirait encore ; je l’appelai tout bas : « Marie-Rose !… Marie-Rose !… » en pleurant.

Il me semblait à chaque seconde qu’elle allait me regarder et me répondre : « Mon père ! »

Mais ce n’était que la lumière qui clignotait sur sa figure. Elle ne bougeait plus. Et de minute en minute, d’heure en heure, j’écoutais sa respiration toujours plus faible, je regardais ses joues, son front toujours plus pâles. À la fin, exhalant un soupir, sa tête un peu penchée se releva, et ses yeux d’un bleu pâle s’ouvrirent lentement.

Une brave femme, qui regardait près de moi, prit un petit miroir sur la table et l’approcha de la bouche ; aucun nuage ne s’étendit sur la glace ; Marie-Rose était morte !…

Je ne dis rien, je ne fis entendre aucune plainte, et je suivis comme un enfant ceux qui m’emmenaient dans la chambre voisine. Je m’assis dans Vombre, les mains sur les genoux ; mon courage était brisé.

Et maintenant c’est fini !… Je t’ai tout raconté, Georges.

Ai-je besoin de te parler encore des cierges, du cercueil, du cimetière !… et puis de mon retour dans la petite chambre, où Marie-Rose et moi nous avions vécu ; de mon désespoir, en me voyant là…seul, sans parents, sans patrie, sans espérance, et de me dire : « Tu resteras ainsi toujours… toujours… jusqu’à ce que les vers te mangent !… »

Non !… je ne peux pas te raconter ça ; c’est trop horrible… Je t’en ai dit assez !

Tu sauras seulement que j’étais devenu comme fou, que j’avais des idées mauvaises qui me suivaient, des idées de vengeance !

Ce n’est pas moi, Georges, qui nourrissais ces idées, c’était le pauvre être abandonné du ciel et de la terre, auquel on avait arraché son cœur morceau par morceau, et qui ne savait plus où reposer sa tête.

Je vaguais dans les rues, les bonnes gens me plaignaient, la mère Ory me donnait à manger. J’ai su cela plus tard ! Alors je ne pensais à rien ; les mauvaises idées ne me quittaient pas ; j’en parlais seul, assis derrière le poêle de l’auberge, ma tête grise entre les mains, les coudes sur les genoux et les yeux à terra.

Dieu sait ce que je ruminais de haine !

La mère Ory entendait tout, et cette excellente femme, qui me voulait du bien, en prévint M. d’Arence.

Un matin que j’étais seul dans la salle, il arriva me parler de ces choses, me rappelant qu’il avait toujours eu de la considération pour moi, qu’il m’avait toujours recommandé comme un honnête homme, un bon serviteur, plein de zèle et de probité, sur lequel on pouvait se reposer entièrement, et qu’il espérait bien que cela durerait jusqu’à la fin, qu’il en était sûr ! qu’un homme juste et brave, même au milieu des plus grands malheurs, se montre tel qu’il était dans la prospérité ; que le devoir et l’honneur marchent devant lui ; que sa plus grande consolation et la plus belle, c’est de pouvoir se dire : « Je suis abattu, c’est vrai ; mais mon courage me reste, ma bonne conscience me soutient ; mes ennemis eux-mêmes sont forcés de reconnaître que le sort m’accable injustement. »

Il me parla longtemps de la sorte, brusquement, en se promenant de long en large ; et moi, qui n’avais pu pleurer à l’enterrement de ma fille, je fondis en larmes.

Puis il me dit que le moment était venu de partir ; que la vue des Prussiens m’aigrissait le sang ; qu’il allait me donner une lettre de recommandation pour un de ses bons amis de Paris ; que j’obtiendrais là-bas une petite place, soit au chemin de fer, soit ailleurs ; et qu’ainsi, ma retraite étant liquidée, je pourrais vivre en paix, non pas heureux, mais éloigné de tout ce qui me rappelait sans cesse le souvenir de mes malheurs.

J’étais prêt à faire tout ce qu’il aurait voulu, Georges ; mais il ne voulait rien que pour mon bien.

Je partis donc, et me voilà depuis trois ans surveillant à la gare de l’Est.

En arrivant au milieu de la grande confusion, après le siège, j’eus encore la douleur de voir une chose épouvantable, dont le souvenir ajoute à mes souffrances : des Français se battaient contre des Français… La grande ville était en flammes… et les Prussiens regardaient ce spectacle avec une joie de sauvages.

« Il n’y a plus de Paris !… disaient-ils. Plus de Paris ! »

L’envie horrible qui ronge ces gens était satisfaite. Oui, j’ai vu cela ! J’ai cru que c’était fini de nous ; j’en ai frémi. Je me suis écrié :

« L’Éternel a donc résolu que la France descendrait dans l’abîme ! »

Mais cela, grâce au ciel, s’est aussi passé. Le souvenir en reste, espérons qu’il ne périra jamais !

Et ce n’était pas encore tout. À la suite de ces grandes calamités, il m’a fallu voir, en remplissant ma petite place, défiler jour par jour devant mes yeux la grande émigration de nos frères Alsaciens et Lorrains ; hommes, femmes, enfants, vieillards, par milliers, allant chercher leur pain loin de la terre natale, en Algérie, en Amérique, partout !

Nos pauvres compatriotes me reconnaissent tous à ma figure ; ils disent :

« C’est un des nôtres ! »

Leur vue me soulage aussi, c’est comme un souffle du pays, un bon air qui passe. On se serre la main. Je leur enseigne l’hôtel où l’on est à bon marché ; je leur rends tous les petits services qu’on peut rendre à des amis d’un jour, qui garderont un bon souvenir de celui qui leur a tendu la main. Et le soir, dans ma petite chambre, sous les toits, rêvant à ces choses, je suis encore heureux de n’être pas tout à fait inutile en ce monde ; c’est mon unique consolation, Georges ; quelquefois elle me procure un bon sommeil.

D’autres jours, quand le temps est triste, quand il pleut, qu’il fait froid, ou que j’ai rencontré dans la rue un cercueil de jeune fille, avec la couronne blanche !… alors les idées sombres reprennent le dessus. Je mets mon vieux manteau après le service, je cours dans les rues au hasard, parmi ces gens tous occupés de leurs affaires, qui ne font attention à personne. Je vais au loin, tantôt vers l’Arc de Triomphe, tantôt vers le Jardin des Plantes, et je reviens accablé de fatigue. Je m’endors, évitant de songer aux beaux jours d’autrefois, car ces souvenirs me font battre le cœur, même en rêve, et tout à coup je m’éveille couvert de sueur, en m’écriant :

« C’est fini !… tu n’as plus de fille… tu es seul au monde !… »

Je suis forcé de me lever, d’allumer ma lampe et d’ouvrir la fenêtre pour me calmer un peu, m’apaiser et me faire une raison.

Quelquefois aussi je rêve que je suis à la maison forestière avec Jean et Marie-Rose. Je les vois… je leur parle… nous sommes heureux !… Mais quand je m’éveille…

Tiens, laissons cela, ce qui est fini ne peut plus revivre !…

Tout ira de la sorte tant que cela pourra. Je ne serai pas enterré parmi les anciens, ni près de ma fille. Nous serons tous dispersés ! Cette idée me fait aussi de la peine.

Je dois reconnaître, Georges, que nos frères de Paris nous ont bien reçus ; ils nous ont secourus, ils nous ont aidés de mille manières ; ils ont fait pour nous tout ce qu’ils ont pu. Mais dans un si grand désastre, eux-mêmes ayant été si fortement éprouvés, la misère fut encore grande ; longtemps dans les greniers de la Villette, de la Chapelle et des autres faubourgs on souffrit du froid et de la faim.

Aujourd’hui, le plus grand flot de l’émigration est écoulé, presque tous les ouvriers ont du travail, les femmes et les vieillards un asile, et les enfants reçoivent de l’instruction dans les écoles.

Il en vient toujours d’autres, l’émigration durera aussi longtemps que l’annexion, car des Français ne peuvent courber la tête comme des Allemands, sous le despotisme prussien ; et l’annexion sera longue, si nous continuons à nous disputer sur des intérêts de partis, au lieu de nous réunir dans l’amour de la patrie.

Mais ne parlons pas de ce qui nous divise, c’est trop triste !

La seule chose que je veuille encore te dire, pour finir cette lamentable histoire, c’est qu’au milieu de mes misères, je n’accuse pas l’Éternel ; non, l’Éternel est juste, nous avons mérité de souffrir ! D’où viennent tous nos malheurs ? D’un seul homme qui avait prêté serment devant Dieu d’obéir aux lois, et qui les a mises sous ses pieds ; qui a fait tuer ceux qui les défendaient, et transporter au loin, dans les îles, des milliers de ses semblables, dont il craignait le courage et le bon sens. Eh bien, cet homme, nous l’avons approuvé, nous avons voté pour lui, non pas une fois, mais vingt fois ; nous avons pris de la sorte à notre compte ses mauvaises actions ; nous avons mis de côté la justice et l’honneur ; nous avons pensé : « L’intérêt fait tout… cet homme est malin… il a réussi… il faut le soutenir ! »

Quand je me rappelle que j’ai voté pour ce malheureux, sachant bien que ce n’était pas juste, mais dans la crainte de perdre ma place, quand je me rappelle cela, je m’écrie : « Frédéric, que Dieu te pardonne ! Tu as tout perdu, amis, parents, patrie, tout… avoue que tu l’as mérité. Tu n’as pas eu honte de soutenir l’homme qui faisait perdre les mêmes choses d’un coup à des milliers de Français aussi honnêtes que toi… Tu as voté pour la force contre la justice, courbe-toi sous la loi que tu as acceptée !… Et comme des millions d’autres, tu as aussi donné le droit à cet homme de faire la guerre ; il l’a faite !… Il t’a joué, toi, ton pays, ta famille, ton bien, celui de tous les Français, dans l’intérêt de sa dynastie, sans s’inquiéter de rien, sans réfléchir ni prendre de précautions ; il a perdu… Paye et tais-toi !… Ne reproche pas à l’Éternel ta propre bêtise et ton injustice ; frappe-toi la poitrine et supporte ton iniquité ! »

Voilà ce que je pense.

Que les autres profitent de mon exemple ; qu’ils nomment toujours d’honnêtes gens pour les représenter ; que l’honnêteté, le désintéressement et le patriotisme passent avant tout le reste ; les gens trop fins sont souvent malhonnêtes, et les gens trop hardis, qui ne craignent pas de crier contre les lois, sont aussi capables de les renverser et de mettre leur volonté à la place.

C’est le meilleur conseil qu’on puisse donner aux Français ; s’ils en profitent, tout ira bien, nous reprendrons nos frontières ; s’ils n’en profitent pas, ce qui est arrivé aux Alsaciens et aux Lorrains leur arrivera province par province ; ils s’en repentiront, mais il sera trop tard.

Et quant aux Allemands, ils récolteront aussi ce qu’ils ont semé ! Maintenant ils sont au pinacle ; ils font trembler l’Europe et ils ont la bêtise de s’en réjouir. C’est très-dangereux de faire peur à tout le monde ; nous l’avons appris à nos dépens, ils l’apprendront à leur tour ! — Parce que Bismarck a réussi dans ses entreprises, iis le considèrent comme une espèce de dieu ; ils ne veulent pas reconnaître que cet homme n’a employé que des moyens malhonnêtes : la ruse, le mensonge, l’espionnage, la corruption et la violence.... Ce qu’on bâtit là-dessus n’est jamais solide.

Mais tout ce qu’on pourrait dire aux Allemands, ou rien, ce serait la même chose ; ils sont grisés par leurs victoires, et ne se réveilleront que lorsque l’Europe, fatiguée de leur ambition et de leur insolence, se lèvera pour les remettre à la raison ; alors ils seront bien forcés de reconnaître, comme nous l’avons reconnu nous-mêmes, que « si la Force prime quelque fois le Droit, la Justice est éternelle !… »

fin.