Le cœur de Perrine/13

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Revue L’Oiseau bleu (5p. 254-264).

XIII. — LA FIN DE CHARLOT


La petite Lise avait obéi ponctuellement à Perrine. Elle se tenait assise non loin du malade. Mais bien vite, elle fut reprise par son chagrin. Elle se mit à pleurer, en étouffant avec peine ses sanglots.

Elle sursaute tout à coup. L’oncle André parlait.

— Qui pleure ici ? demanda-t-il.

La petite ne répondit pas, effrayée d’avoir éveillée le malade.

— Qui pleure ? répéta doucement celui-ci.

— C’est moi, oncle André, dut lui apprendre la pauvre mignonne.

— Moi ?… C’est Lise, ce petit « moi », n’est-ce pas ? Viens près de l’oncle, ma chérie ?

— Je vais aller chercher Manette. Tu es éveillé. Maman a ordonné de l’appeler dès que tu ne dormirais plus.

— Non, non, petite, je veux te parler avant.

Lise s’approcha en essuyant ses yeux navrés, et agrandis par l’effroi.

— On a un gros chagrin, mon amour, dit le malade, en pressant la petite fille contre lui.

— Oh ! oui, répondit-elle. Puis, surprise, elle s’exclama. Oncle André, vous me parlez comme autrefois. Est-ce que tu es guéri, bien guéri ?

— Oui, petite, l’oncle André sent sa pauvre tête toute revenue.

— Maman, qu’elle sera heureuse ! oh ! oui, bien, bien heureuse, va. Elle t’aime tant.

— Ta maman, fit le malade, en tressaillant, ta maman, mais elle est… morte, mon bébé, voyons.

— Ça n’est pas ma vraie maman, non plus.

— Je ne te comprends pas, petite.

— Non, eh bien, ma nouvelle maman, je vais te l’expliquer, avant que tu sois malade, elle s’appelait… tante Perrine, quoi ! Mais qu’as-tu, oncle ?… Tu ne vas retomber malade ?… Oh ! enlève tes mains sur tes yeux, veux-tu ? J’ai peur.

— Ma petite Lise, dit alors avec effort, André de Senancourt, en dominant le mieux qu’il put son émoi, je ne serai plus malade, ne crains pas. Mais veux-tu répondre à d’autres questions ? Oncle en serait si content.

— Oh ! oui, car sans cela, je suppose, tu seras encore souffrant.

— Est-ce tante Perrine, dis-moi, mon ange, qui m’a soigné durant ma longue, ma terrible maladie ?

— Oui, oui. Et même, elle ne voulait pas se faire remplacer par petit Père, la nuit. Je les ai entendus discuter. Petit Père grondait.

— Oh ! ma Perrine chérie !… murmura à voix très basse André de Senancourt. Puis, serrant tout près de lui la petite Lise, il demanda encore :

— Où est tante Perrine, en ce moment ?

La petite, au lieu de répondre, se mit à pleurer.

— Mais, mon amour, qu’y a-t-il ? Dis-le, à l’oncle, car il est guéri, bien guéri, comme tu as dit.

— Petit Père, fit l’enfant, au milieu de ses sanglots, petit Père… a été… blessé, cet… après-midi… il va revenir… ici… tout à l’heure… avec tante Perrine. Elle est allée le chercher avec le cousin Souart… Manette… et… Pierrot… préparent la chambre, Oncle… ne me sers… pas ainsi ! Oh ! j’ai peur ! Manette ! cria soudain la petite fille.

— Chut ! ma petite fille. Vois, l’oncle va mieux. Il se lève… Il va se préparer lui aussi à revoir ton papa chéri…

Manette entrait dans la chambre à ce moment. Elle poussa une exclamation de surprise.

— Monsieur André ! Vous êtes guéri ! Oh ! Monsieur André !

— Oui, Manette, mais je ne suis pas vaillant encore.

— Que la pauvre Madame en sera heureuse… Mais le malheur, un autre malheur fond sur nous… Vous ne savez pas que… Oh ! je n’ose parler.

— Manette, je sais tout, ou à peu près. Les pleurs de cette enfant et quelques interrogations m’ont fait comprendre tant et tant de choses, des choses si belles, et des choses si tristes…, douloureusement tristes… Ah ! j’entends du bruit. Allez, allez, Manette. Je vais me jeter sur le divan quelques instants. Je veux penser encore à ces événements… Ma pauvre tête est d’aplomb, sans doute, mais elle s’affole encore un peu.

Avec quel soin on avait transporté, puis étendu Charlot dans son lit. Il était conscient. Mais ses yeux étaient fermés, et de temps à autre un court gémissement lui échappait. Au pied du lit se tenait le Huron, impassible, mais les yeux rivés sur Charlot. Assise dans un fauteuil, tout près du blessé, Perrine suivait des yeux le chirurgien qui examinait de nouveau la blessure.

— Eh bien, docteur ? fit-elle en se rapprochant du chirurgien de Ville-Marie, Étienne Bouchard. Il haussa les épaules, tout en replaçant ses instruments dans sa trousse, puis il se dirigea vers la porte. Perrine l’y suivit.

— Dites-moi la vérité, docteur. Ne craignez rien.

— Madame de Senancourt, votre frère… votre frère est entre les mains de Dieu.

— Il est fini, n’est-ce pas ? C’est cela que vous n’osez me dire ?

Le médecin ne répondit pas. Il pressa la main de la jeune femme.

— Je comprends, fit Perrine, en pâlissant.

— Accordez-lui tout ce qu’il demandera, tout, vous entendez, Madame ?

— Oui, docteur. Vous reviendrez ce soir ?

— Vous me ferez demander, si vous le jugez nécessaire. Puis, vous aurez M. Souart. Il ne vous quittera pas cette nuit, m’a-t-il assuré. Au revoir et courage madame. Et le médecin sortit.

— Mon Dieu, mon Dieu ! gémit la pauvre Perrine.

Une plainte profonde échappa en ce moment au blessé. Il ouvrit les yeux.

— Perrine ! appela-t-il faiblement.

— Me voici, mon frère. Que veux-tu ?

— Voir mes petits… André, dis-lui adieu… pour moi… plus tard. Mais… mes petits, je veux les voir !

— Tout de suite ?

— Oui…, cela presse… Je ne veux pas qu’ils me voient… mourir… Pourquoi pleurer, ma sœur ? La mort, les soldats la connaissent… si bien ! La mort… elle me réunira à Lise, à… l’autre aussi… que j’aimais tant… Là-haut… tous… tous…

— Ne parle plus. Je vais faire tout ce que tu veux.

— Envoie mon Huron… pour les petits… ne me quitte pas… toi… jusqu’à… la fin, avec mon fidèle Huron… et cousin… Souart !

Perrine donna des ordres au sauvage, qui sortit immédiatement. Il revint accompagné de Manette et des enfants.

— Approchez-vous, mes petits, fit doucement la tante Perrine. Mais ne touchez pas au lit… La blessure de votre papa est si grave. Il ne faut pas que rien la secoue.

— Je voudrais embrasser Petit Père, maman Perrine, oh ! laissez-moi embrasser, mon papa chéri, suppliait la petite voix de Lise.

Charlot ouvrit les yeux. Quelque chose comme un sourire passa sur sa figure, et deux larmes glissèrent lentement de ses yeux.

Perrine fit un signe. Les enfants se penchèrent sur le front du blessé. Ils s’agenouillèrent ensuite près de lui. La petite Lise s’empara de la main de son père. Elle la caressa, la baisa, colla sa joue brûlante sur elle.

— Mes petits, mes bien-aimés… dit Charlot avec peine… Je m’en vais… vers votre maman… Aimez de tout votre cœur… tante… tante Perrine… car elle vous chérira comme l’oncle… André… et en souvenir de… de moi… Allez, maintenant… mes amours !

— Petit Père, souffla tout bas, Lise, laisse-moi rester ici… tenir ta main… où emmène-moi, où tu vas !

— Lise, fit le malade… absent… présent… l’esprit de ton papa… que tu chéris… sera toujours… avec toi… Toujours !… n’oublie jamais cela… Perrine, prends ma petite fille, conduis-la toi même… à Manette. Reviens… tout de suite !

— Petit Père, prononça à son tour Pierrot, je serai brave et bon comme toi… toujours ! Je te le jure !

Charlot regarda longuement son fils, leva la main, puis ferma les yeux. Bientôt, ses plaintes recommencèrent. Le délire fit son apparition.

M. Souart arriva. Les derniers sacrements devaient être reçus. Manette prit à part M. Souart, avant qu’il eût pénétré dans la chambre du malade. Elle le mit au courant de l’état d’André.

— Et la jeune Madame sait-elle la nouvelle ?

— Pas encore. Monsieur André voudrait vous voir avant. Cela m’a été facile de tout cacher. Madame m’a ordonné de la remplacer auprès de Monsieur André jusqu’à ce que vous soyez ici. Puis, son pauvre frère ne lui permet pas de s’éloigner un seul instant de lui. Est-ce assez triste tout cela. Monsieur le Curé ? J’en ai le cœur chaviré.

— Nous sommes tous frappés comme vous, en ce moment, je vous assure, ma bonne fille. Allons, je me rends chez le capitaine de Senancourt.

Charlot, hélas ! ne reprit plus connaissance. Après une courte agonie il expira, après une dernière absolution de M. Souart, vers minuit, le même soir. Perrine lui ferma elle-même les yeux, puis recouvrit son corps d’un drap. M. Souart lui fit signe alors de s’éloigner. Elle le vit s’agenouiller, ainsi que le Huron, qui n’avait point voulu bouger jusque là, sentinelle émouvante demeurée au pied du lit du maître qu’il adorait et qui était mort parce qu’il avait voulu le sauver, lui, un pauvre sauvage.

C’est en chancelant et aveuglée par les larmes que Perrine était sortie de la chambre, où venait de mourir son frère. Une voix profonde, émouvante l’appela soudain.

— Perrine, ma bien aimée !

La jeune femme porta la main à son cœur. Qui donc ? Oh ! qui donc pouvait lui parler ainsi ? Lentement, elle se retourna. André, son mari, se tenait à la porte de sa chambre, les bras ouverts, tendus vers elle.

Perrine, ma bien-aimée ! [illisible][1] là… et par toi… Ma bien-aimée, oh ! viens, viens à moi ! Tu souffres tant !

Avec un cri, la jeune femme voulut aller se jeter sur le cœur de son mari. Elle défaillit. Manette accourut. Elle aida André à transporter sur le divan la jeune femme et lui bassina ensuite le front avec de l’eau fraîche ! Le capitaine de Senancourt s’accusait de maladresse.

— La pauvre petite Madame n’est pas habituée au bonheur, c’est cela plutôt, Monsieur André. Mais voyez, elle revient à elle. Faites-lui prendre un verre de ce vieux vin, je vous en prie, Monsieur. Je m’éloigne, moi. Si les petits allaient se réveiller… Ils ont déjà eu tant de mal à céder à la fatigue…

Perrine ouvrit tout grands les yeux et regarda avec surprise, André, agenouillé près d’elle.

— André ! Enfin !… Tu m’es rendu !

— Prends ce vin pour te réconforter, mon amour… Il le faut… Tu me feras plaisir… Allons, fais un effort. Bien !

— André, qui t’a appris ?… Tout ? Tu sais… oh ! tu sais que Charlot… n’est plus… Mon Dieu ! mon cœur est déchiré… Ce n’est pas possible !… André de ne plus voir, mon frère, de ne plus l’entendre rentrer chaque soir, et m’appeler… de sa voix… pleine d’entrain… André, pourquoi Charlot, m’a-t-il ainsi quitté ?… Oh ! Charlot, Charlot !…

Et Perrine se prit à sangloter convulsivement. André la prit tout contre lui. Il laissa un moment ce chagrin étouffant s’exprimer. Puis, avec autorité, il prit entre ses mains la figure tirée, pâlie, couverte de larmes.

— Perrine, ma bien-aimée, il faut, tu m’entends, il faut que tu domines ta peine. Pour les petits de Charlot d’abord, car dès demain, ils auront besoin de toi. Puis, un peu pour moi, mon héroïque petite infirmière. Je ne suis pas encore vaillant… Ma chérie, Charlot te parlerait-il autrement que je ne le fais ?… Non ! ne t’éloigne pas encore… Je t’en prie ? Appuyé sur toi, je veux voir tout de suite Charlot… Le premier… de là-haut, hélas ! il doit nous voir ainsi… Ne l’a-t-il mérité ? Ne le désirait-il pas par-dessus tout ?

— Comme tu souffres, toi aussi,… André ! Cela te fera mal cette visite.

— Non ! Songe que je n’ai pu revoir Charlot vivant… répondit-il d’une voix rauque… en détournant son regard.

— Nos cœurs sont unis, à l’ombre de quelle douleur, André !

— Oui, mon aimée, mais ils s’enveloppent aussi de la bénédiction de ceux qui nous ont quittés, qui nous aiment dans une telle clarté révélatrice !… Puis, souvenons-nous que Charlot est mort, comme il le désirait. En héros du cœur et de l’action ! Il craignait tant de succomber à quelque maladie, fin moins digne, peut-être, de son courage, de sa courte existence de soldat, pleine de gestes de vaillance.

— André… tu es bon… ta voix me réconforte… Mon cœur, brisé, torturé, oh ! il n’a plus que toi maintenant, toi… et les petits ! Garde-le bien !

— Le cœur de ma Perrine ! si héroïquement dévoué, tendre, discret, vigilant… il y a longtemps que je le veux ainsi tout à moi… Dieu soit béni, en cette joie… comme en notre grande et commune douleur.

Marie-Claire DAVELUY
Montréal, 6 mai 1937.
  1. Partie de texte manquant dans l’original.