Le cadet de la Vérendrye/01

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Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 1-6).

LE CADET DE LA VÉRENDRYE
OU LE
TRÉSOR DES MONTAGNES DE ROCHES
(Épisode d’un voyage à la découverte de la mer de l’Ouest, en 1750-51-52.)

I

YEUX NOIRS ET YEUX BLEUS


Quand M. Jacques-Pierre de Taffanel, marquis de la Jonquière, le gouverneur-général du Canada, vint à Montréal pour la première fois, pour une jolie fête il avait réuni dans sa résidence, au bas de la rue Saint-Charles — aujourd’hui Place Jacques-Cartier — tous les personnages les plus marquants de la ville.

C’était en l’automne de 1749.

Quoiqu’il eût été nommé gouverneur de la Nouvelle-France trois ans auparavant, il n’avait pu entrer en fonctions qu’en l’année 1749.

À son départ de France, il emmenait avec lui une certaine quantité de troupes, aide dont le Canada avait besoin. La traversée fut assez heureuse, et l’on s’en félicitait déjà à bord des navires français, lorsqu’en arrivant près de l’Acadie, les bâtiments rencontrèrent une escadre anglaise, commandée par les amiraux Anson et Warren. Après une lutte opiniâtre, la victoire échut à ces derniers.

Le gouverneur et ses gens furent conduits en Angleterre, où leur séjour forcé dura deux ans. Ayant enfin obtenu sa liberté, le marquis se remit encore en route pour la Nouvelle-France que, cette fois, il atteignit sans encombre.

Profitant de la présence de M. de la Jonquière à Ville-Marie, M. le gouverneur de cette place, Charles LeMoyne, troisième seigneur de Longueuil et deuxième baron de ce nom, avait organisé une belle soirée en l’honneur du premier officier de la colonie, soirée à laquelle l’élite de la société montréalaise était conviée.

Que la fête de M. LeMoyne eût un grand succès, cela va sans dire. Il était aimé de la population qu’il gouvernait, et tout ce qu’entreprenait cet homme énergique arrivait toujours bien.

J’ai dû parler de cette gaie réunion, parce que deux personnages s’y trouvaient, qui jouent les principaux rôles dans les pages qui suivent.

M. le baron de Longueuil, chevalier de Saint-Louis, occupait alors la maison formant l’encoignure sud-ouest des rues Saint-Paul et Bonsecours, à quelques pas de la chapelle de ce dernier nom et du quai des barques et canots du roi. Sa demeure formait un grand parallélogramme posé en longueur sur la rue Saint-Paul.

Il habitait donc à l’extrémité Est de Ville-Marie, mais, comme la ville avait un cadre bien plus petit qu’à présent, ceux qui demeuraient en plein Ouest n’avaient pas une si grande distance à parcourir pour arriver à domicile lorsqu’ils se trouvaient à l’autre extrémité.

Quand les invités du gouverneur de Montréal prirent congé de lui, vers les onze heures et demie ou minuit, il leur fallut cheminer à pied, car l’usage de la voiture, pour ceux qui en possédaient, était impossible. Des ténèbres épaisses enveloppaient entièrement Montréal, et il aurait été dangereux d’employer aucune sorte de véhicule par une obscurité semblable ; il n’y avait pas alors de lampes ni de fanaux aux coins des rues pour les éclairer. Il était plus prudent d’aller à pied, et les hôtes du baron s’en allaient donc par groupes, précédés de quelques serviteurs portant un falot ou une lanterne, dont la faible lumière trouait péniblement le manteau sombre de la nuit.

MM. Joseph de la Vérendrye et Pierre de Noyelles, unis par la parenté et l’amitié qui naît toujours entre deux personnes vivant en voisinage, partirent ensemble de chez M. LeMoyne.

Baptiste et Jacques, domestiques de leurs familles, les attendaient sur le seuil de la maison ; les deux chevaliers leur laissant prendre une avance d’une dizaine de pas les suivirent bras-dessus bras-dessous.

La température était un peu vive, mais leur manteau, ramené autour deux, les protégeait contre la froidure d’une nuit de novembre.

M. le chevalier Louis-Joseph de la Vérendrye était le quatrième fils du célèbre voyageur, qui, après douze ans de voyages et de traverses sans nombre, au-delà des grands lacs, à la recherche de la mer de l’ouest, avait jalonné sa route de postes français, ouvrant de vastes contrées à la religion de son Dieu et de son pays — la belle France.

Joseph avait connu les dangers de semblables voyages aventureux en accompagnant son père dans ses pérégrinations, et s’était fortement trempé, au physique et au moral, dans l’Ouest lointain, au sein des tribus sauvages et farouches et des positions difficiles, dont il s’était toujours tiré avec assez de succès, grâce à Dieu !

Il fut baptisé à Sorel, le 9 novembre 1717[1]. Joseph était d’une stature moyenne, mais il aurait paru plus grand qu’on ne le croyait à première vue, n’eût été la vie des bois, où il lui fallait souvent porter quelque fardeau sur son dos ; suivre courbé une piste humaine ou celle d’un gros gibier quelconque ou encore, plié sur l’aviron qui, employé vigoureusement, fait voler sur l’onde la fragile barque d’écorce de bouleau. Tout cela avait un tant soit peu fait incliner la tête et le corps du jeune homme, comme chez ces personnes que l’on rencontre parfois, marchant, rêveuses, ruminant quelque projet.

L’exercice acquis à la rude existence pratiquée dans ses courses lui donna des muscles d’acier, mais ne lui permit pas de donner à sa figure une apparence grassouillette, sans qu’on eût pu toutefois l’accuser de maigreur.

Sa physionomie, très sympathique attirait tout de suite la confiance. La bonté, la douceur, s’y reflétaient. Ses yeux noirs, parfois à certains éclairs qui leur échappaient, indiquaient qu’il possédait une énergie, une volonté tenaces, irrésistibles. Ses cheveux noirs, selon la mode du temps, étaient réunis sur le cou, par un ruban.

M. Pierre de Noyelles, le deuxième des fils du chevalier Nicolas Joseph de Noyelles, major des troupes, pouvait se proclamer enfant de Montréal, puisqu’il avait vu le jour dans les murs de cette ville, le 3 novembre 1721[2].

Pierre était plus petit que son ami, mais par contre plus grassouillet. Il se tenait toujours très droit, et marchait invariablement la tête haute ; souvent un sourire moqueur plissait ses lèvres, et son œil bleu semblait narguer. Le caractère vif, emporté subitement, mais se radoucissant bientôt, comme s’il eût eu conscience qu’il s’oubliait trop facilement. Tel, dans un paysage d’automne, une soudaine rafale surgit et d’un coup brusque enlève en tournoyant les feuilles et la poussière qui couvrent le sol, et les répand dans les airs embrouillant l’atmosphère si calme un instant auparavant. Mais le vent cesse tout-à-coup et tout rentre dans la quiétude.

Brave, M. de Noyelles l’était. Bon sang ne peut mentir. Son père avait servi dans les troupes, en France et en Canada. Son frère aîné commandait actuellement au fort Michilimakinac, et lui-même n’attendait que l’occasion de servir le roi.

De la Vérendrye et de Noyelles avaient fait quelques pas ensemble dans la rue Saint-Paul, en descendant vers la rue Saint-Charles, lorsque Pierre, prenant la parole, demanda à son ami :

— Comment t’es-tu amusé, Joseph ? As-tu aimé cette fête ?

— Oui, mon cher, je me suis beaucoup amusé.

— Mais tu n’as pas dansé !

— J’ai eu plus de plaisir à regarder danser que si j’eusse dansé moi-même.

— Dis, Joseph, reprit Pierre d’un ton railleur, n’aurais-tu pas aimé être disciple de Terpsychore, ce soir, et faire le pas de danse avec Mlle  Marie-Amable de Montigny, par exemple ?

— Certainement, répondit Joseph en riant, surtout si je possédais la jolie figure de Pierre de Noyelles !…

— Tu n’aurais pas besoin de cela, mon cher, pour avoir l’air d’un danseur gracieux… surtout dans l’opinion de cette gentille personne que je viens de nommer…

— Si je pouvais croire que Mlle  de Montigny admirerait autant mon savoir faire dans le menuet, etc., que Mlle  de la Périère à ton égard, je te demanderais de diriger mes pas incertains vers cet art si désirable.

— Tu n’as pas besoin de cela pour intéresser Mlle  de Montigny. À un certain moment, ce soir, je me trouvais près d’elle, et, par quelques mots venus jusqu’à moi, j’ai compris qu’elle éprouvait un sentiment… comment dirais-je ?… sympathique ? pour toi et tes prouesses de là-bas, dans l’Ouest.

— Te l’avouerai-je, mon cher Pierre, je trouve que Mlle  de Montigny était la plus belle de la fête !

— De cela, je n’en doute pas, dit de Noyelles, en riant ; il n’y avait qu’à te regarder lorsque tes yeux étaient tournés vers elle, pour être convaincu de ce fait.

— Mes yeux m’ont-ils trahi autant que cela ?… Tu badines !… Ah ! tu te ris de moi, Pierre !…

— Ton admiration n’était pas aussi marquée, je l’avoue, mais, j’ai bien vu, moi, que tu cédais aux charmes de cette jeune personne.

— Oh ! toi, tu es si perspicace !… Mais dis, beau chevalier si clairvoyant, ne trouves-tu pas que ses yeux sont les plus beaux du monde ?

À l’accent de Joseph, il était facile de comprendre qu’il s’exprimait avec sincérité.

Pierre éclata de rire.

— Peste ! dit-il, comme tu y vas, mon cher Joseph !… Es-tu pris aussi bien que cela ?…

Puis, sa malice habituelle le saisissant de nouveau, il ajouta :

— Tu trouves ses yeux jolis… mais ils sont bleus !… et tu sais… les yeux couleur d’azur, de pervenche… ou comme tu voudras… cela ne vaudra jamais l’œil noir qui étincelle, qui pétille de malice…

— Comme ceux de cette sémillante fillette, n’est-ce pas ?… Mlle  de la Périère ?… Et ce fut à son tour de rire, car son ami un peu déconcerté par ce trait inattendu, eut un moment de silence.

À railleur, railleur et demi.

Mais il se remit aussitôt, et revint à la charge.

— Voyons, Joseph, disait-il tu n’oseras pas soutenir que les yeux bleus l’emportent sur les noirs ?

— Pourquoi non ? car, à mon avis les yeux bleus sont préférables aux noirs. Ils empruntent à l’azur des cieux leur couleur tendre, et dans leur regard franc on peut toujours lire la douceur et la bonté, tandis que les yeux noirs sont remplis d’artifice, et dans leur malice ne disent pas ce qu’il faut dire.

— En garde, beau ténébreux, et pare ce coup-ci ?… Tu dis que les yeux bleus reflètent la nuance de la voûte céleste, et qu’ils sont francs ; mais ils ne sont pas toujours si sereins, et souvent il leur arrive de voiler leur franchise derrière un nuage trompeur. D’ailleurs il ne faut pas trop se fier à un ciel serein. Un court espace de temps suffit souvent pour le changer et le mettre entièrement à la tempête. Et alors, gare !… Mais les noirs ! oh ! les noirs !… leur colère n’est qu’un grain de courte durée… si, par hasard leur humeur persistait jusqu’à l’orage, je trouve moi, que mouillés de pleurs, leur regard est plus séduisant ; il est impossible alors de ne pas se rendre et de ne pas prodiguer nos plus douces et consolantes paroles.

— Fi donc !… les yeux noirs sont trop, ou coquets et malicieux, ou méchants et impérieux. C’est comme un bois aux sombres profondeurs ; celui qui s’y risque ne sait jamais comment il en sortira, soit avec heur ou malheur. Mais les yeux bleus, c’est ce coin du ciel, cette note gaie dans la nature qui nous fait trouver plus joli, le chemin que nous parcourons.

— Tous mes compliments, mon cher ami ; la charmeuse au regard tendre qui a le don de te plaire compte en toi un vaillant défenseur…

— Ce n’est pas que cela, Pierre, dit Joseph avec une pointe de malice. Comprends ! dans mes voyages j’ai tant vu d’yeux noirs que je ne puis les trouver beaux, quoique à vrai dire, presque chaque fois, leur propriétaire était… une sauvagesse… Les seuls beaux yeux noirs que j’aie vus depuis mon retour de l’ouest, sont… le devines-tu ?… ceux de Mlle  de la Périère !

— Vilain gouailleur !… mais, mon pauvre Joseph, voilà que ton cœur va battre plus allègrement, parce que tu as rencontré une jeune fille dont la figure te plaît… et toi qui dois repartir bientôt, avec M. de Varennes, à la découverte de la mer de l’ouest ! Qui sait si tu reviendras de ce lointain et périlleux voyage ?…

— Tu as bien raison, mais, je t’en prie, ne m’attriste pas avec de telles pensées. J’aurai bien le loisir de songer à cela sous peu… D’ailleurs, Pierre, il faut que je parte, et maintenant encore plus qu’hier… Tu connais l’état de notre fortune… À découvrir des pays nouveaux pour le roi, nous n’avons recueilli que des dettes. Eh bien ! malgré cela, mon père n’est pas découragé, et quoique les années lui pèsent un peu plus sur les épaules, il est tout joyeux actuellement, parce que le gouverneur lui confie une autre expédition au Nord-Ouest. Moi, je ne suis ici que pour aider à mon père dans cette entreprise. Il m’a fait venir du fort Saint-Charles, où j’étais, seulement que pour cela.

— Et tu attends beaucoup de cette nouvelle excursion ?

— Oui, cette fois-ci, nous comptons en recevoir plus de profit qu’en nos voyages antérieurs.

En parlant de la sorte, les deux hommes, tournant au coin de la rue Saint-Paul, avaient remonté la rue Saint-Charles et passé devant la résidence de M. de la Jonquière ; un peu plus loin, au haut de la côte, ils se trouvaient en face de l’église et de la maison des Jésuites. Ils tournèrent à gauche et s’en allèrent par la rue Notre-Dame, toujours précédés de Baptiste et de Jacques, leurs domestiques, qui, eux aussi, causaient amicalement.

On avait passé, du même pas régulier, à gauche, les rues Saint-Vincent, Saint-Gabriel et Saint-Jean-Baptiste, et à droite les rues Saint-Gabriel et Saint-Lambert. La rue Saint-Gabriel était la seule dans cette partie de Montréal, qui coupait la rue Notre-Dame en deux.

À quelques pas au-delà de la rue Saint-Lambert, un cri d’horreur, échappé à Baptiste et à Jacques, arrêta tout à coup la conversation de MM. de la Vérendrye et de Noyelles.

— Qu’y a-t-il ? demandèrent ensemble les deux amis, hâtant le pas et rejoignant leurs éclaireurs.

— M’sieu, répondit Baptiste, en allongeant le bras gauche et indiquant à deux ou trois pas en avant une masse sombre sur le sol, voyez, là ! un crime a été commis, un meurtre !… Nous avons cru voir du sang !

— Approche avec ta lanterne que nous nous en assurions. Peut-être n’est-ce qu’un amant de la bouteille qui gît là, inanimé.

— Non, regarde, dit M. de Noyelles à Joseph. Vois, ce sang qui coule de l’un des côtés de ce malheureux !… Et tiens ! le couteau qui a servi au forfait est encore enfoncé dans le corps de cet homme !

À ce moment, on entendit une faible plainte s’échapper des lèvres du blessé.

— Il vit ! s’écria-t-on.

M. de la Vérendrye s’était emparé d’une des lanternes, et, s’approchant de la personne étendue sans mouvement sur le sol, il la reconnut.

— Eh ! je le connais bien, dit-il, surpris. C’est le vieux chef Mandane, le Bison, qui nous a suivis dans une partie de nos explorations. Puisqu’il vit encore, il faut l’enlever d’ici, où il trépasserait bien vite.

— Il y a une auberge à deux mètres d’ici, dit Jacques ; si nous le transportions là ?

— C’est ça, dit Pierre de Noyelles. Toi et Baptiste, allez frapper à cette maison et faites nous ouvrir ! puis, vous reviendrez nous aider à le porter chez cet aubergiste.

Ceci s’exécuta promptement, et la victime trouvée dans la rue fut placée sur un lit dans l’auberge.

Aussitôt une ombre se détacha d’une porte cochère voisine et s’approcha avec précaution de la maison où venait d’entrer le petit groupe. L’ombre vint s’appuyer contre l’un des volets fermés de l’auberge et, à travers les fentes, chercha à voir ce qui se passait à l’intérieur.

  1. Tanguay. Dict. Généalogique.
  2. Tanguay. Dict. Généalogique.