Le château de Beaumanoir/01

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Mercier & Cie (p. 1-8).

I

UN TRIO D’AMIS


« M. de Montmagny et moi descendismes en aval de Kébec pour visiter les françois établis en cet endroit. C’est avec bonne raison qu’on a nommé les lieux en haut du cap Tourmente, Beaupré ; car les prairies y sont belles et grandes et bien unies. C’est un lieu très-commode pour nourrir quantité de bestials. »

Ainsi s’exprimait le R. P. Paul LeJeune en l’an de grâce mil-six-cent trente-six, parlant de cette partie du pays comprise entre le Sault-Montmorency, à l’ouest, et le Cap Maillard, à l’est, un espace d’environ trente milles anglais.

Rien de charmant comme ces belles campagnes que borde la chaîne des Laurentides au nord, et que le St-Laurent baise au sud dans son cours capricieux.

Parcourez-les, ces campagnes, au retour de la belle saison, alors que la nature a repris son manteau de verdure ; il vous semblera traverser un immense jardin en fleurs, aux suaves parfums, qui s’exhalent des arbres fruitiers formant rideaux des deux côtés de la route vicinale.

C’est dans une des sept paroisses qui composent la Côte de Beaupré que s’est déroulée une partie de l’humble drame qui fera le sujet de ce récit. Nous l’avons recueilli tel qu’il s’est transmis par la tradition, et, chose singulière, quand les faits que nous allons relater semblent ignorés dans la paroisse où ils se sont passés — Château-Richer, pour l’appeler par son nom — la mémoire des vieux de St-Joachim — paroisse située à quelques milles plus bas — en est encore en pleine possession.

Mais avant tout, que l’on nous permette ici une digression afin de répondre à une question qui nous a été posée bien des fois : D’où vient donc ce nom de Château-Richer, quand la paroisse, à proprement parler, est placée sous le vocable de Notre-Dame de la Visitation ?

Il nous est impossible de produire des documents authentiques, mais nous croyons à l’explication que nous a laissé la légende et la voici :

En 1636, le roi Louis, quatorzième du nom, concédait au sieur Cheffault de la Regnardière, toute cette belle seigneurie de la Côte de Beaupré, aujourd’hui la propriété du Séminaire de Québec.

M. de la Regnardière ne vint pas au Canada ; mais il y fit passer un certain nombre de colons qui s’établirent sur ses terres.

Le plus grand nombre se choisit des établissements à l’endroit connu sous le nom de Petit Pré.

Parmi ces colons se trouvait un vieux garçon, cordonnier de son état — Nestor Richer — qui se bâtit une espèce de hutte à l’endroit où se trouve précisément le presbytère aujourd’hui.

En peu de temps, la petite colonie fit des progrès et l’on vit surgir çà et là de coquettes maisons construites avec la pierre qui abonde dans ces parages. Mais Richer, un peu excentrique comme tous les vieux garçons, très-avare d’ailleurs, resta attaché à sa hutte et ne voulut pas se soumettre au progrès général. En dépit des railleries de ses concitoyens, qui ne désignèrent plus son modeste réduit que sous la qualification ironique de château de Richer, il y demeura jusqu’à sa mort.

Quoiqu’il en soit de la vérité de cette tradition, il n’en reste pas moins acquis que l’on trouve dans les « Édits et Ordonnances » les arrêts de la cour prévotale de la Côte de Beaupré, tenant ses séances en la paroisse du Château-de-Richer, ce qui donnerait quelque vraisemblance à notre explication ou plutôt à celle de la légende.

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Les nombreux pèlerins — et ceux-ci sont légions — qui visitent chaque année la grande thaumaturge de Ste-Anne de Beaupré, ont sans doute admiré comme nous le coquet village, bâti en amphithéâtre, du Château-Richer. L’église, avec son clocher élancé, perchée sur le cap, semble saluer les passants qui s’étonnent de la voir si bien assise sur un roc qu’on croirait devoir chaque jour s’écrouler.

C’est sur ce cap, à l’extrémité nord-est de l’église, que devisaient un soir du commencement de mai 1759 ; trois vrais amis comme on n’en rencontre même plus au Monomotapa : le Révd. M. Chs. Duburon, le digne curé du lieu, Maître Antoine Crespin, notaire royal, et le sieur Ignace Gravel, riche cultivateur de la paroisse et marguillier en charge.

— C’est votre devoir de parler ainsi, M. le curé disait Mtre Crespin, c’est dans l’ordre que vous preniez la défense du roi, parce que le roi et l’autel, ça ne fait qu’un ; mais vos belles paroles ne changeront pas ma conviction. La colonie, malgré le courage de ses habitants, en dépit de l’héroïsme de nos troupes et du talent de nos généraux, n’en est pas moins à deux doigts de sa perte, grâce au manque de cœur d’un monarque qu’on a l’audace d’appeler le bien-aimé, et qui n’est que le jouet d’un cotillon comme la Pompadour.

— Eh ! oui, dit à son tour Ignace Gravel, sans compter que ce cotillon nous vaut le triste honneur de posséder parmi nous en qualité d’intendant, la pire des sangsues qui aient sucé les sueurs du peuple.

— Hélas, mes chers enfants, reprit M. Duburon, il y a malheureusement du vrai dans ce que vous dites ; mais, espérons-le, des jours meilleurs viendront, et pour la mère-patrie, et pour nous. Nous prierons tant le Seigneur qu’il fera ouvrir les yeux au roi.

— Des jours meilleurs ! reprit Gravel, quand la récolte a manqué l’année dernière et que nous ne sèmerons probablement pas cette année ? Des jours meilleurs ! quand la farine se vend cent trente francs au palais de l’Intendance, et que l’on nous enlève le peu de blé que nous avons dans nos greniers et que l’on ne nous le paie que six livres le minot ?

— Vous n’avez pas encore vu l’apogée de vos misères, mes pauvres amis, ajouta le notaire Crespin, et si les nouvelles que je reçois de Québec sont vraies, nous n’avons qu’à nous bien tenir.

— Qu’est-ce donc, mon cher notaire ?

— Voilà en deux mots les nouvelles mesures qui ont été adoptées à la dernière réunion du conseil. Vous savez bien que Cadet, une des créatures maudites de Bigot, a été nommé munitionnaire général et que Péan, sous le nom de major, a été chargé du détail de l’équipement des troupes et des milices. Or, comme le blé se fait rare, Bigot, sur l’avis de ces deux voleurs, a décidé d’envoyer dans les campagnes des employés pour enlever tout ce qu’ils trouveraient de grains, d’arrêter et de sceller en même temps les moulins, afin de forcer les habitants à se pourvoir à l’intendance.

— La misère va prendre des proportions effrayantes. Et pendant ce temps-là Bigot et sa clique amassent des richesses et font bombance.

— Savez-vous ce que m’apprenait ces jours derniers M. Boucault de Godefroy, quand je suis allé faire enregistrer l’inventaire de Jean Tremblay ? continua Crespin. C’est à mourir d’indignation…

— Qu’est ce donc ?

— Eh ! bien, non-seulement les vivres que l’on distribue aux troupes dans les postes militaires coûtent quatre fois plus qu’ils ne valent, mais on pousse l’audace et le cynisme de la rapine jusqu’à faire payer au roi ceux qu’ils donnent au munitionnaire Cadet.

— C’est impossible ; le gouverneur, M. de Vaudreuil, est trop honorable pour qu’on tente de lui faire prendre quelque part à pareilles malversations…

— M. de Vaudreuil est un honnête homme, sans doute, mais c’est aussi un gouverneur d’une faiblesse extrême et qui transgresse à ses devoirs en ne faisant pas punir les coupables comme ils le méritent. Son seul soin est d’organiser des détachements de Canadiens et de sauvages pour surveiller les mouvements des Anglais, pour nous assurer le secours des nations sauvages par des présents.

— Ah ! si je pouvais, moi, l’approcher pendant une heure seulement, comme je lui dirais son fait, à notre gouverneur…

— Rien de plus facile, Maître Crespin, fit la voix fraîche et jeune d’un nouvel interlocuteur qui arrivait en ce moment, vous n’avez qu’à enfourcher à mon retour, après-demain — car je vais plus bas qu’ici — votre bonne vieille jument blanche et à me faire la conduite jusqu’à Québec. Je vous promets une audience, car personne n’est plus abordable que M. de Vaudreuil.

— Mais c’est votre fils, Gravel, qui nous arrive ainsi sans tambour ni trompette, s’écria M. Duburon, tandis qu’Ignace Gravel étreignait le nouvel arrivé.

— Sans tambour, ni trompette, M. le curé, reprit le jeune homme, et tout droit de Montréal, en compagnie de M. de Vaudreuil que j’accompagne en qualité d’aide de camp extraordinaire.

— Mais assez causé, rentrons, et Louis va nous donner des nouvelles de nos troupes qui sont…

— Pardon ! s’empressa d’interrompre le père de Louis, ce soir, vous comprendrez que je le garde pour nous. Sa vieille mère qui ne l’a pas vu depuis si longtemps…

— C’est trop juste, mes enfants. À demain donc les nouvelles et que Dieu vous ait en sa sainte garde.