Le château de Beaumanoir/04

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Mercier & Cie (p. 19-22).

IV

UNE RENCONTRE FORTUITE


Tous les fidèles du voisinage, et les divers personnages que nous venons de mettre en scène, étaient réunis le lendemain matin de bonne heure à l’église pour entendre la messe de M. Duburon.

En avant de la nef, dans le banc du seigneur, Louis ne remarqua pas sans émotion la présence de mademoiselle Claire de Godefroy, qui ignorait encore son retour. Grande fut donc la surprise de la jeune fille quand Louis, au sortir de la messe, lui présenta l’eau bénite en lui, demandant des nouvelles de sa santé et de celle de son père.

— Quelle heureuse surprise ! fit-elle en rougissant. Et depuis quand parmi nous ?

— Depuis hier soir seulement, mademoiselle, et déjà sur mon départ, car je n’ai obtenu un congé que sous le prétexte d’aller en éclaireur à St-Joachim, afin de m’informer des mouvements de la flotte anglaise.

— Nous sommes donc menacés d’une nouvelle invasion anglaise ?

— Plus sérieuse que jamais, et si de prompts secours ne nous arrivent pas de France, je ne sais vraiment si nous pourrons faire face à l’ennemi.

— Toujours la guerre !…mais devrais-je m’en effrayer puisque c’est pour vous, mon ami, l’occasion de cueillir de nouveaux lauriers.

— Vous vous exagérez mon faible mérite…

— Les nouvelles sont rares dans nos parages, du théâtre des hostilités surtout, pas si rares cependant que je n’aie appris avec une grande joie l’action héroïque qui vous vaut votre commission de lieutenant dans le régiment de Béarn.

— Et monsieur votre père !…

— Il en a été heureux, sans doute, reprit la jeune fille avec un embarras visible, car ce serait de l’ingratitude lui qui vous doit la vie de son enfant ; mais vous connaissez ses idées exclusives au sujet des prérogatives de la noblesse…

— Je comprends ; parce que je n’ai pas mes seize quartiers, il considère que je suis un intrus parmi les officiers du régiment auquel j’ai l’honneur d’appartenir…

— Vous allez trop loin, car il est sans doute flatté de voir arriver un jeune homme auquel il s’intéresse, auquel il a de l’obligation. Mais qu’importe sa sollicitude, si vous avez la mienne, ajouta la jeune fille en souriant. Parlons de vous, plutôt.

— Je ne vaux certainement pas un tel honneur. Ma vie est toujours la même depuis que je vous ai quittée, c’est-à-dire bien monotone : faire mon service et me battre contre l’ennemi chaque fois que l’occasion s’en présente, ce qui arrive assez souvent, je dois l’avouer.

— Croyez, mon ami, que je pense bien souvent aux dangers auxquels vous êtes exposé et que tous les soirs je prie la bonne Vierge de vous protéger.

— C’est à ces bonnes prières, nul doute, que je dois d’avoir traversé une campagne si sérieuse, sans une égratignure.

— Mais quel est donc ce jeune sauvage tenant deux chevaux en laisse et qui semble chercher quelqu’un ou quelque chose ?

— Pour le quart d’heure, c’est mon ordonnance Tatassou, un jeune chef huron auquel j’ai rendu certain petit service et qui m’est tout dévoué. Dans ces temps difficiles, s’il vous arrivait malheur — ce qu’à Dieu ne plaise — quand ce jeune sauvage se présentera à vous, comptez sur son entier dévouement et fiez-vous à lui comme à moi-même.

— Mon frère a-t-il compris ! ajouta Louis Gravel en s’adressant à Tatassou

— Le jeune chef a entendu les paroles de son frère l’officier français et elles sont gravées avec la figure de la jeune fleur au visage pâle dans son cœur.

— Merci au jeune chef, dit Claire, et qu’il sache bien que la jeune fille au visage pâle ne l’oubliera pas non plus.

— Et maintenant, Claire, adieu ou plutôt au revoir, le devoir m’appelle plus loin. Ayez toujours une pensée pour l’humble officier dont bien des fois vous avez été le seul rêve dans ses longues nuits de bivouac.

Et ayant sauté sur sa monture, Louis Gravel, suivi de Tatassou, partit ventre à terre, tandis que la jeune fille, rêveuse, pensive, prenait la direction du chalet.