Le château de Beaumanoir/08

La bibliothèque libre.
Mercier & Cie (p. 48-54).

VIII

LA DEMANDE EN MARIAGE


Le lendemain soir, M. de Godefroy soupait chez Bigot qui le reçut avec une courtoisie nouvelle. Tandis que les quelques invités qui assistaient à ce souper passaient dans les salles de jeu — car l’on jouait beaucoup et de fortes sommes au palais de l’intendance — Bigot et M. de Godefroy s’isolèrent dans un petit boudoir, sorte de retiro, où l’intendant ne recevait que ses familiers et ses familières.

L’on comprend que M. de Godefroy s’empressa de renouveler à son protecteur l’expression de sa reconnaissance.

— Ce qui m’a le plus touché dans votre généreuse et délicate attention, dit-il, c’est que vous avez pensé à ma fille.

— En vérité ? répondit Bigot d’une manière aimable.

— Oui, vous lui avez assuré par une dot son avenir. Car, comprenez-vous, n’ayant pour seules ressources à peu près que ma place, si j’étais mort que serait devenue ma pauvre Claire ?

— Sans doute, je comprends qu’une jeune fille, belle et séduisante comme la vôtre, ne peut demeurer seule sans une main pour la protéger et pour écarter ceux qui voudraient lui faire prendre une voie mauvaise.

— Eh ! oui ! et cette pensée me tourmente encore.

— Il y a un moyen de vous tranquilliser, reprit en souriant Bigot.

— Lequel ?

— Placez près de mademoiselle Claire un protecteur naturel en lui donnant un mari.

— Un mari ? Mais où le trouver ?

— Oh ! la tâche est facile. Mademoiselle Claire est jeune, jolie, instruite, spirituelle, aimable ; elle est de bonne maison et vous occupez une position élevée, un mari se rencontrera vite, pourvu que vous la montriez.

— Oui, mais il me faut des garanties de bonheur pour ma fille.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que je voudrais un mari qui ne serait ni trop jeune pour m’inspirer de l’inquiétude, ni trop vieux pour inspirer des regrets à Claire. Je voudrais aussi qu’il fut galant, aimable et bon, comme ma fille.

Bigot se leva et fit un tour dans l’appartement, puis venant se placer en face de M. de Godefroy :

— Mon cher monsieur de Godefroy, dit-il, en prenant la main de son interlocuteur, croyez-vous que je sois trop vieux pour songer à me marier !

— Allons donc ! trop vieux… vous ?

— Alors, voulez-vous de moi pour gendre ?

M. de Godefroy ne pouvant croire à ce qu’il se figurait un bonheur suprême, regarda Bigot pour constater si c’était une plaisanterie, mais il vit bien que le doute n’était pas permis et que la demande était sérieuse.

Alors la joie inonda son âme et il s’empressa d’accourir, après avoir donné une réponse favorable, auprès de sa fille pour lui faire part d’un pareil bonheur, ne doutant pas qu’il allait combler, tous ses vœux.

Claire était à prier dans son oratoire, quand elle s’entendit appeler par Dorothée :

— Mademoiselle ! mademoiselle ! votre père vous demande au salon.

La jeune fille s’empressa de descendre.

Son père l’attendait rayonnant, le sourire épanoui sur les lèvres.

Il la prit par la main, la conduisit sans mot dire sur un sofa et prit place auprès d’elle.

Il tira de sa poche un écrin qu’il ouvrit et qui contenait une magnifique bague et un collier de perles fines.

— Regarde, dit-il.

La jeune fille poussa un cri de joie et s’écria :

— Oh ! que c’est beau ! Qu’est-ce que cela ?

— Des parures pour ta prochaine apparition au lever du gouverneur.

— Vous me donnez cela, mon père ?

— Ce n’est pas moi.

— Qui donc alors ?

— Tu ne devines pas ?

— Non.

— Cherche bien, ma cachottière.

Claire rougit et balbutia :

— Mon Dieu, ce n’est pourtant pas…

— Tu as deviné ?

— Non. Qui est-ce ?

— Tiens-tu beaucoup à le savoir ?

— Oh ! oui.

— Eh ! bien c’est…

— C’est ?

M. Bigot.

M. Bigot m’envoie cela ?

— Oui, lui-même.

— Que signifie cela ? À quel titre ? demanda-t-elle sérieuse.

M. de Godefroy souriait avec une expression de joie profonde.

— Cela signifie, ma chère enfant, que M. Bigot t’aime, qu’il vient de me demander ta main et que je la lui ai accordée.

Claire joignit les mains et ne put trouver un mot, tant les larmes étaient près de l’aveugler.

— Quel homme que ce Bigot ! continua M. de Godefroy sans s’apercevoir du trouble et du chagrin de sa fille. Quel cœur ! quel esprit ! Non-seulement je lui aurai dû ma fortune, mais encore le bonheur de mon enfant.

Claire embrassa son père et lui demanda la permission de se retirer, n’en pouvant plus.

— Va, mon enfant, va, dit-il avec attendrissement. Je comprends ton émotion. Va prier et dire à ta sainte mère qui est au ciel, que te sachant heureuse ici-bas, je voudrais maintenant que le Seigneur m’appelât auprès d’elle. Va, mon enfant.

La jeune fille monta dans sa chambre.

Elle fut longtemps silencieuse et sans faire un mouvement.

Son regard était fixe, sa paupière à demi baissée, son œil atone.

Tout-à-coup elle tressaillit : ses épaules se soulevèrent agitées par un mouvement convulsif, elle se laissa tomber à deux genoux sur son prie-Dieu et elle éclata en sanglots.

Puis elle se calma peu à peu, et se replongeant dans ses réflexions, elle se mit à contempler plus froidement la position dans laquelle la mettait la demande de Bigot.

— Que faire ? se dit-elle à haute voix. Quel parti prendre ?

Elle se leva et se mit à se promener à pas lents, les bras pendants, les mains jointes.

— Que faire ? répéta-t-elle. Je n’aime pas M. Bigot. J’ai sans doute pour lui de la reconnaissance, de la sympathie, peut-être…… mais je ne l’aime pas et j’en aime un autre.

Elle s’arrêta, et laissant retomber ses bras avec une expression de désespoir :

— Oui, j’en aime un autre, continua-t-elle…… et celui-là ne sera jamais mon mari ! Mon Dieu, que je suis donc malheureuse ! Et personne pour m’aviser, me conseiller……

Ô ma mère, ma sainte mère ! guidez-moi !… Inspirez-moi…… Secourez-moi !… Prenez-moi par la main et conduisez-moi dans la voie que je dois suivre.

Elle reprit sa marche.

— Mon père ne consentira jamais à ce que j’épouse un homme qui serait hostile, sinon l’ennemi de l’intendant Bigot…… S’il savait même que cet amour existe dans mon cœur, il serait désolé, inquiet, horriblement tourmenté ! …… Non !…… non !…… il ne le saura pas.

Claire leva les yeux au ciel.

— Fortune, honneur, tranquillité, joie, mon père a tout cela de cet homme.

Elle s’agenouilla de nouveau.

— Mon Dieu ! dit-elle, donnez-moi la force d’accomplir ce sacrifice.

Je veux que mon père qui ne s’est occupé que de mon bonheur, qui ne vit que par moi et pour moi, soit heureux jusqu’à l’heure où vous l’appellerez à vous.

Secourez-moi, mon Dieu, et vous, ma sainte mère, vous dont j’écoute la voix puissante, bénissez mes efforts, implorez le Seigneur pour votre malheureuse fille !…