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Le château de Beaumanoir/11

La bibliothèque libre.
Mercier & Cie (p. 71-79).

XII

CE QUE FEMME VEUT…


Un grand silence suivit cette foudroyante réponse de la jeune fille. M. de Godefroy était immobile, l’air effaré, regardant Claire, qu’il ne quittait pas des yeux, comme si elle eût été la tête de Méduse.

— Mon enfant, dit-il en se remettant un peu, c’est une plaisanterie que tu me fais-là, n’est ce pas ?

— Non, mon père, je parle très-sérieusement.

— Comment ?

— Je ne veux pas me marier.

— Mais…

— Mon père, s’écria Claire en se jetant à son cou, je suis heureuse dans ma position, pourquoi échanger ce bonheur du présent contre un avenir qui m’effraie.

— Que dis-tu ?

— Je dis… qu’il me semble… que je suis certaine que je ne serai pas heureuse en contractant cette union.

— Mais, mon Dieu ! tu es folle ! que dis-tu donc là, mon enfant ?

— Ce que je pense.

— Tu te trompes ! tu te fourres des chimères dans la tête.

— Quelque chose me dit que non.

— Allons donc ! c’est de l’enfantillage ! Tu ne sais ce que tu dis !

— Pardonnez-moi, mon père.

— Toutes les jeunes filles disent la même chose, et cependant…

— Ne me contraignez pas à cette union, je vous en prie.

— Mais c’est impossible ! Il faut que tu épouses M. Bigot et tu l’épouseras.

M. de Godefroy était dans un état d’agitation impossible à décrire. Il se mit à se promener d’un pas nerveux.

Enfin, revenant brusquement à Claire et attirant un siège à lui :

— Voyons, mon enfant, dit-il en s’essayant, expliquons-nous. Ce que tu viens de me dire m’a tellement surpris, tellement bouleversé, que je ne sais plus où nous en sommes. Tu dis que tu ne veux pas épouser M. Bigot ?

— Oui, mon père, répondit la jeune fille d’un ton résolu.

— Pourquoi ?

— Parce que je crois de n’être pas heureuse en devenant sa femme.

— Cependant, Bigot a de belles et brillantes qualités. D’abord il n’est pas vieux.

— Mon père, je ne parle pas de son âge.

— Il est fort bien élevé, riche, instruit, savant, distingué même…

— Je le reconnais.

— Il est bien plutôt que mal.

— Je le trouve très-bien, mon père.

— Il a une position aussi belle qu’une femme puisse rêver dans ta situation.

— Plus belle même.

— Il se montre aimable, empressé, galant auprès de toi.

— Oui, mon père.

— Enfin il t’aime, il t’adore.

— C’est possible.

— Alors pourquoi donc le repousser ?

— Mon père, en faisant ce que je fais, je suis les dictées de ma conscience. J’apprécie M. Bigot, j’ai de la sympathie, je ressens de la reconnaissance pour tous les services qu’il vous a rendus, je l’estime même, mais je n’ai aucun amour pour lui.

— Mon Dieu ! cela viendra ! reprit M. de Godefroy, langage accoutumé des grands parents en pareille occurrence.

— Je ne crois pas, mon père. D’ailleurs là n’est pas la question. Je vous aime, mon père. Ici, près de vous, avec Dorothée, je suis aussi heureuse que je puisse désirer l’être. Ce bonheur me suffit, je n’en veux pas d’autre.

Dans cette union projetée, je vois un changement complet d’existence…

J’ai peur… Une voix intérieure me dit que si je vous quitte, mon père, toutes mes années de bonheur seront passées et ne reviendront plus….

— Claire, ma chère enfant ! dit M. de Godefroy très-ému et en attirant à lui sa fille.

— Voulez-vous donc me chasser d’ici ? dit la charmante enjôleuse d’une voix câline et en entourant le cou de son père comme un enfant gâté qui demande des caresses.

— Qui est-ce qui m’aimerait mieux que vous et Dorothée ? continua-t-elle, en l’embrassant. Laissez-moi donc près de vous, mon père, je ne vous quitterai jamais !

— Mon Dieu, chère enfant, si je te marie, ce n’est pas pour faire mon bonheur, c’est uniquement pour faire le tien.

— Mon bonheur est ici.

— Mais…

— Seriez-vous heureux de ne jamais vous séparer de moi, dites ?

— Mon adorée ! mais n’es tu donc pas tout ce que j’aime sur cette terre ?

— Alors, pourquoi détruire notre bonheur, mon père ? Nous sommes tous heureux, ainsi restons comme nous sommes, c’est plus sage.

— Mais, mon enfant, ma chère Claire, pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt.

— Le pouvais-je ? Ce mariage a été convenu, arrêté entre vous et M. Bigot à mon insu, sans que j’en eus connaissance.

Je n’ai appris votre détermination que le jour où j’ai reçu le cadeau des fiançailles.

Cette nouvelle m’a surprise. Que pouvais-je répondre ? Rien avant d’avoir réfléchi.

Votre bonheur paraissait si grand, votre confiance en l’avenir si vive que je craignis, en vous exprimant ce que je ressentais, de porter le deuil dans votre âme.

Je fis tout pour m’habituer à l’idée de ce mariage. J’employai tous les raisonnements, je vous le jure, pour vaincre mes répugnances… Mais je ne puis faire plus, mon père. Ma conviction est profondément enracinée dans mon cœur.

Je suis certaine d’être malheureuse en devenant la femme de M. Bigot.

J’ai attendu jusqu’au dernier moment pour parler… et je vous parle maintenant qu’il en est temps encore.

— Il en est temps ! il en est temps ! répéta M. de Godefroy avec une agitation fébrile. Mais non, malheureusement, il n’est plus temps.

D’ailleurs que dira le monde ? Ne sait-on pas que tu vas épouser Bigot ?

— Qu’importe ce que dira le monde ! Il n’en dira toujours pas autant que vous en diriez vous-même plus tard, si vous aviez le spectacle de mon propre malheur.

— Mais on nous accusera d’ingratitude envers notre bienfaiteur !

— Comment ?

— Après ce qu’il a fait pour nous…

— Oh ! avait-il donc mis des conditions à son obligeance ?

— Non pas.

— J’ai aussi réfléchi à ce que vous me dites-là et voici le raisonnement que je me suis tenu.

— Voyons le raisonnement.

— De deux choses l’une : ou M. Bigot, en vous servant, l’a fait par esprit de justice, par simple obligeance, ou il n’a agi ainsi que pour vous attacher à lui dans l’espoir de me séduire un jour.

S’il a agi pour vous être personnellement agréable, mon père, votre affection et ma reconnaissance lui sont acquises, et bien que je ne l’épouse pas, nous n’en serons pas moins pour lui des amis sincères et dévoués.

Si, au contraire, il n’a cherché à vous être utile que dans l’intention d’acheter ma main, ce qu’il y a à faire est bien simple : rendez lui tout ce qu’il vous a fait obtenir ou disposez de tout cela en faveur de qui il lui plaira…

— Mais, mon enfant, ta position…

— S’il ne s’agit que de ma position, mon père, je ne me plaindrai pas si elle redevient ce qu’elle a toujours été. Car, à proprement parler, il n’y a que quelques semaines que cette position est changée, et cette place de juge vous ne faites que de l’exercer. Donc, si privation il doit y avoir, cette privation ne sera pas grande, vous l’avouerez.

— Alors tu seras donc…bien malheureuse ? demanda M. de Godefroy à demi convaincu.

— J’ai foi en mes pressentiments.

— Mais il faut réfléchir.

— J’ai réfléchi, mon père.

— Mais…mais…quel motif donner à l’intendant ?

— Que je ne veux pas me marier.

— Ce n’en est pas un.

— Cependant…

— Non, non, c’est impossible…

— Voulez-vous que je lui parle moi-même ?

— Ce ne serait pas convenable. Mon Dieu ! que faire ?

— Ce qui est convenu, mon père.

— À moins, dit Dorothée qui entrait en ce moment avec un sans-gêne que son entier dévouement lui faisait pardonner, que vous ne s vouliez prendre la responsabilité du malheur que redoute Claire. Que diriez-vous si votre fille était un jour malheureuse ?

— Malheureuse ! elle, ma fille ! s’écria M. de Godefroy en pressant Claire sur son cœur dans un mouvement convulsif.

— À propos, je venais vous dire, continua Dorothée, que M. Bigot demande M. de Godefroy au salon.

— Comment, déjà ? Pourquoi devance-t-il l’heure qu’il m’a lui-même fixée ? Mais que dire ? ajouta-t-il troublé.

— Mon père, reprit Claire, croyez-vous que M. Bigot soit un excellent homme ?

— Nul doute, pion enfant.

— Eh ! bien alors, laissez-moi le voir, lui répondre moi-même Je lui dirai franchement que je ne l’aime pas. S’il a des sentiments nobles, élevés, il comprendra qu’il doit se retirer sans éclat, et ma démarche ne lui semblera pas suspecte, car il est des circonstances où il est permis de sortir des règles ordinaires.

Quant à vous, mon père, esquivez-vous, et je dirai que vous êtes sorti, s’il insiste pour vous voir.

Et sans attendre la réponse de M. de Godefroy, la jeune fille sortit de l’appartement et se dirigea vers le salon.