Le château de Beaumanoir/16

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Mercier & Cie (p. 103-106).

XVII

UNE RESOLUTION EXTREME


M. de Godefroy resta attéré, comme une masse inerte dans son fauteuil. Quant à Claire, elle monta dans sa chambre et sonna Dorothée.

— Ma pauvre enfant, que vous êtes donc malheureuse ! s’écria celle-ci en sanglotant.

La jeune fille, quoiqu’un plus vif incarnat trahit son agitation, n’en était pas moins ferme et froide.

— Il ne s’agit pas de pleurer, mais d’agir, ma pauvre Dorothée, dit-elle. Toutes les larmes du monde ne pourraient changer ce qui est irrévocable.

Pourrais tu, seule, te rendre au château et parler à M. Gravel ?

— Sans doute, puisqu’il y a maintenant son logement.

— Eh ! bien, retourne à tes fourneaux, l’angelus vient de sonner à la cathédrale, dans une heure tu reviendras prendre mes ordres et une lettre pour lui.

— N’est-ce pas une imprudence, mon enfant ?

— Comment ! J’enveloppe ce jeune homme dans mon sacrifice, ce jeune homme qui ne laissera dans mon esprit, dans mon cœur, que le souvenir de ses bienfaits, et je n’aurai pas le courage de passer par-dessus de vaines convenances pour lui dire adieu !

Quand je lui ai juré, de mon propre mouvement, de ne pas être la femme d’un autre, si je n’étais la sienne, je n’aurai pas une bonne parole pour le consoler !

Que dira-t-il ? Né m’accusera-t-il pas d’être parjure à mes serments ?

Oh ! je consens à le perdre pour sauver l’honneur de mon père : je ne veux pas qu’il me méprise !…

— Calmez-vous ! reprit Dorothée, alarmée de la surexcitation de la jeune fille, oui, vous avez raison, écrivez-lui, et je vous promets de lui remettre votre lettre de suite, dussé-je parcourir toute la ville.

Claire, restée seule, s’assit devant son écritoire et écrivit la lettre suivante :


« Mon ami,

« Je vais vous faire bien de la peine en vous, disant qu’un sort inexorable nous sépare pour toujours. Je vous aime bien, mon ami, je vous aime à en mourir — ne puis-je pas le déclarer sans rougir ? — et cependant, je vais appartenir à un autre.

« Vous comprenez donc qu’il a dû se passer ici des choses bien graves pour que j’en vienne à une pareille résolution, quand je suis convaincue surtout qu’à vos côtés j’aurais trouvé le bonheur.

« Ne murmurons pas cependant contre Celui qui nous frappe, qui nous fait souffrir pour nous rendre meilleurs sans doute et nous donner au ciel une couronne plus belle. Ne murmurons point et bénissons-le.

« Je sais que vous ne vous contenterez pas de : ces seules affirmations et que vous exigerez des détails. Je ne puis vous en donner, mon ami.

« Qu’il vous suffise de savoir qu’après une entrevue entre mon père et M. Bigot — entrevue à laquelle j’ai assisté sans être vue — c’est moi-même qui ai déclaré à l’intendant que je consentais à devenir sa femme.

« Encore une fois, vous comprendrez donc qu’il a dû se passer quelque chose de terrible, que la plus impérieuse des nécessités a pu seul me porter à prendre un parti aussi désespéré.

« Rien que de pur, de noble, de digne de nous que les sentiments qui font battre mon cœur pour vous, et cependant, je vous perds.

« Je ne me sens pas la force de vous dire un adieu éternel sans vous voir une dernière fois. Si ma démarche est mauvaise, Dieu me la pardonnera en considération du sacrifice que je fais pour sauver mon père, de l’immolation de toute ma vie par piété filiale.

« Il me serait impossible de vous voir en présence de mon père qui me l’a défendu ; nous partons d’ailleurs demain pour Château-Richer où nous demeurerons jusqu’après l’époque de mon mariage qui est fixé à huit jours, et là je ne recevrai personne. Venez me dire adieu et m’assurer — ce sera une espèce de consolation — que vous me pardonnez le mal que je vous fais.

« Ne venez qu’à minuit, quand mon père sera retiré dans ses appartements, et je vous recevrai en présence de ma vieille nourrice, Dorothée, qui vous ouvrira.

« Je vais prier en vous attendant.

« Claire. »