Le chant de la paix/XV

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Joseph Labarre
(p. 65-78).

CHAPITRE XV

LA RENCONTRE DE DEUX GRANDES ÂMES.
LA MORT DE RITA.


Rita au fond d’un cachot sombre, meurtrie par les coups qu’elle avait endurés en gravissant son douloureux calvaire, les mains chargées de lourdes chaînes, gisait sur un misérable grabat.

La nuit qu’elle avait passée avait été pour elle une longue agonie, au cours de laquelle son esprit avait pu mesurer les futilités de la terre… N’avait-il pas suffi en effet de quelques mots pour attirer sur elle la haine de tout un peuple, et sauver peut-être par là son pays ?… Qui donc maintenant croirait à son innocence après tout ce qui s’était passé ?… Personne sans doute ! Pourtant c’était bien une innocente que l’aube devait voir tomber sous des balles. Ces réflexions attristaient profondément la jeune fille, mais ce qui mettait le comble à sa douleur, c’était la pensée que là-bas, Jean ainsi que ses bienfaiteurs, au château, croyaient eux aussi à sa culpabilité.

Comme la vie en ce moment lui apparaissait effarante ! Se trouvait-il vraiment des ennemis sur la terre ou le monde ne se trouvait-il pas plutôt ennemi de lui-même en cherchant à détruire les commandements de Dieu pour n’écouter que ses viles passions.

Ainsi, celui qui avait engendré cette guerre, causé toutes ces désolations, se trouvait-il heureux en ce moment ? Non, sans doute… L’arme traîtresse qu’il avait brandie dans un geste d’orgueil semblait se retourner contre lui même, et le faire par contre son propre ennemi. Que de haines souvent injustifiées allument au cœur des humains des foyers de douleurs ! La guerre qui sévissait en ce moment n’en apportait-elle pas un frappant exemple ? Condamnée maintenant à mourir, et se souvenant du cri de sa conscience lorsque vaincue par le désespoir elle voulut puiser dans pour la puissance de ce Dieu qui se manifestait encore à ses yeux. Revivant de nouveau par le souvenir tout son passé, elle revoyait les jours sombres où seule dans la vie, il lui avait fallu affronter les misères de la pauvreté.

Pourtant, là encore, Dieu avait eu pitié d’elle en plaçant sur son chemin cette femme au cœur d’or : la baronne de Castel. Il lui avait été possible de vivre presque parfaitement heureuse sous son toit hospitalier. Pourquoi l’amour, cette grande maîtresse du monde, était-elle venue l’arracher à la douce quiétude dans laquelle elle vivait à ce moment, si ce n’est que pour la broyer sous son étreinte impitoyable. Que de larmes, il lui avait fait verser ! Rien n’avait pu soulager son cœur meurtri. Les triomphes que lui avait apportés sa magnifique voix avaient été impuissants à cicatriser sa profonde blessure. Enfin une petite table, sur laquelle se trouvait une lettre ainsi que tout le nécessaire pour écrire servit de dérivatif à ces tristes pensées. Evidemment, se dit-elle, en l’examinant, le prisonnier ou la prisonnière qui m’a précédée dans ce sombre cachot a voulu avant de payer sa dette chercher à prouver son Innocence, ou transmettre au moyen de ce court billet, un dernier adieu à une personne qui lui était chère. En effet, elle ne s’était pas trompée, à la faveur de la lune, elle put lire ces simples mots : « À ma mère ». C’était tout ce qui s’y trouvait. Il n’y avait plus de doute, cette lettre inachevée révélait encore quelque sombre drame occasionné par cette effroyable guerre, puisque cette prison n’était réservée qu’aux traîtres et aux espions. Rita se sentit envahie d’une immense pitié pour cette victime inconnue.

Les événements qui avaient modifié sa vie avaient aussi augmenté en son cœur des sentiments plus humanitaires. Maintenant pour elle il n’y avait plus d’ennemis sur la terre, elle ne voyait qu’un monde trompé par son orgueil qui faisait s’entretenir les peuples dans une lutte sanglante et sans merci. Comme ils lui apparaissaient d’une sagesse infinie les commandements de Dieu qui disait aux hommes de s’aimer les uns les autres ! N’était-ce pas là le seul vrai moyen de se faire un peu de bonheur sur cette terre d’exil et de souffrances. On semblait avoir complètement oublié ces sages préceptes. Assoiffé de sang et de vengeance, chacun se sentait animé d’un même idéal et luttait pour une cause qu’il croyait la bonne. Rita plus que jamais voyait la folle, l’injustice des hommes et se sentait avide de la justice de Dieu. Il lui semblait impossible d’abandonner la vie sans espoir de réhabilitation, elle sentait le besoin de confier à ces feuilles blanches les preuves de son innocence et de son pardon. Il fallait à tout prix, après la grande victoire quelle prévoyait que Jean Desgrives, cet homme qui tenait entre ses mains le sort de la France, et qu’elle avait aimé d’un amour si absolu, puisse donner suite au projet qu’elle avait formulé dans son humble prière en faveur de la cessation de ces horribles massacres. Dans la confiance que lui apportait sa foi, il lui semblait qu’en cherchant à détruire la haine dans le cœur des hommes, c’était le meilleur moyen de ramener la paix et par conséquent le bonheur de l’humanité.

Comptant sur la Providence, elle écrivit donc pour Jean Desgrives une longue lettre. Puis l’esprit rasséréné, reprenant sa place sur son misérable grabat, elle ne tarda pas à s’endormir d’un profond sommeil.

Lorsqu’elle s’éveilla, le jour commençait déjà à poindre à l’horizon. Secouée d’un long frisson d’horreur, elle serra plus fortement la petite croix d’ivoire qu’elle portait à son cou. Dans une prière où passa toute son âme, elle supplia Dieu de lui pardonner ce mensonge qui allait dans un instant causer sa mort.

Presqu'aussitôt des pas résonnèrent sous les dalles de pierre ; surprise, elle prêta plus attentivement l’oreille. Cette fois il n’y avait plus à en douter, les pas devenaient de plus en plus distincts. Mon Dieu, se dit-elle, c’est sûrement le bourreau qui vient, puisque j’ai été condamnée à mourir à l’aube. Si brave fût-elle, son cœur se serra. C’était sous des balles françaises qu’elle allait tomber. C’était surtout l’ignominie de cette mort qui l’effrayait et la faisait souffrir… La porte s’ouvrit. Discrètement une ombre sembla s’y glisser… Rita crut distinguer une femme, mais le voile épais qui lui cachait la figure l’empêchait de la reconnaître.

Prévoyant ce qui pouvait se passer dans l’esprit de la jeune fille, la visiteuse venait de relever son voile. Rita, au comble de la surprise, reconnut la baronne de Castel.

L’émotion fut si vive, que pas un mot ne put sortir de ses lèvres. La baronne touchée par tant de douleur et de détresse, venait de se pencher vers elle.

— Rita, mon enfant, il n’est pas possible que le désespoir ait fait de toi une criminelle ; malgré ton aveu, ta condamnation, le doute a persisté dans mon cœur. J’ai cru comprendre l’héroïsme de ton mensonge, dans la dernière supplication que tu m’adressas… En venant dans ton cachot, j’ai voulu te prouver la pitié que je ressentais pour la fausse misérable, qui n’a pas craint de passer pour la plus abominable des créatures, afin de sauver l’homme qu’elle aimait, et par ce fait permettre à la France de triompher. Ton sacrifice n’a pas été inutile… l’ennemi éperdu fuit de toutes parts. Celui que tu as sauvé semble animé d’une force invincible. Son bras vengeur fauche nos ennemis comme de simple fétus de paille… De partout, la France laisse monter à ses lèvres le cri joyeux de son cœur…

Sur les figures on voit resplendir la joie, le bonheur que tous ressentent en voyant s’avancer à pas de géant la victoire tant désirée… Pourtant, il y a un endroit où la douleur s’attarde ; c’est pour la chasser, pour réparer le mal qu’involontairement je t’ai fait, que je suis en ce moment auprès de toi… Rita, as-tu songé que là-bas, au château de la Roche-Brune, mes vieux parents pleurent la perte de leur enfant chérie. Je t’en supplie, aie pitié de leur cheveux blancs… dis-moi que tu n’es pas coupable… afin de chasser de leur esprit comme du mien, le doute qui les fait tant souffrir. Ne t’obstine pas à garder le silence qui t’a perdu auprès des juges… réponds à ma prière comme j’ai répondu à la tienne…

À ces mots, des larmes montèrent aux yeux de Rita. Comprenant que son silence deviendrait une cruauté inutile pour ces nobles gens qui eurent pour elle une si généreuse bonté, elle décida à parler :

— Non madame, je ne suis pas coupable de ce crime infâme, Je n’ai voulu qu’échanger ma misérable vie pour une vie qui était devenue d’un prix inestimable pour la France, et aussi pour vous… Voilà ce que le peuple ignorera peut-être toujours, puisqu’il ne me reste aucun moyen de prouver maintenant mon innocence.

— Vraiment ta mort m’apparaît comme un suicide. Pourquoi ne pas avoir crié au juge ton innocence ? Crois-tu qu’il n’aurait pas compris comme moi-même l’héroïsme de ton courage, et puis le retour triomphal de Jean Desgrives t’aurait certainement sauvée.

— Hélas ! tout ne pouvait pas se passer ainsi. Il est un secret que je vais vous apprendre et qui vous fera comprendre les raisons de mon silence. Ce secret, j’aurais préféré l’emporter avec moi au fond de ma tombe. Je sais bien qu’en le dévoilant, il va raviver en mon cœur une blessure que la mort seule peut guérir… J’ai aimé Jean Desgrives d’un amour inexprimable et, c’est l’immensité de cet amour qui m’a fait commettre l’imprudence qu’aujourd’hui je dois payer de ma vie. Vous vous rappelez sans doute de la lettre que vous m’adressiez en Amérique et dans laquelle vous me révéliez votre amour. Ignorant si l’homme que vous aimiez éprouvait pour vous les mêmes sentiments, vous me parliez aussi de vos craintes. Jugez de ma surprise, de ma stupeur, lorsque je me rendis compte que l’homme que vous aimiez, n’était autre que celui que j’adorais moi-même… J’eus un instant l’idée de ne plus revenir en France, afin de ne pas être un obstacle au bonheur de cet homme qui venait de rencontrer en vous, une femme vraiment digne de son amour. Mais pourtant je compris vite qu’i est bien impossible à l’esprit d’imposer ses volontés au cœur… L’amour en reprenant sur moi-même son emprise, me faisait, malgré tout espérer… Incapable de supporter l’incertitude dans laquelle je me trouvais, je résolus de le revoir avant de renoncer à jamais à mon rêve… Lorsque je touchai de nouveau le sol de France, je me rendis sans hésiter chez lui. Là, je commis la grande imprudence de tromper la consigne en pénétrant dans son cabinet de travail. Forcé par les circonstances il dut, pour que rien ne soit dévoilé, me révéler l’existence du passage secret. Je suis la jeune fille dont faisait mention le billet qu’il vous confia le jour de son arrestation… Qui donc fut témoin de ma fuite ? Je l’ignore, mais ma sortie ne passa pas inaperçue puisqu’elle facilita le vol des plans et faillit causer l’arrestation de Jean Desgrives… Lorsque je résolus de le sauver, il était juste et d’une extrême importance que toutes les responsabilités retombent sur moi. Connaissant le cœur noble de Jean, je savais qu’il n’accepterait pas mon sacrifice si je ne lui donnais pas des preuves évidentes de ma culpabilité. Pressée par les circonstances, je dus m’incriminer odieusement à ses yeux et aux yeux du peuple, au risque de faire naître contre moi une haine sauvage. Traînée comme la plus misérable des créatures par les soldats ; ils me conduisirent, comme vous savez devant les juges. Sachant qu’il m’était, impossible de fournir des preuves de mon innocence, je ne voulus pas trahir inutilement le secret qui aurait incriminé injustement Jean Desgrives, mon complice. Je préférais mourir plutôt que de voir l’homme que J’avais tant aimé, se dresser sur mon passage en terrible justicier, et peut-être me condamner ; car pour Jean Desgrivcs, j’en suis sûre, je ne suis plus maintenant qu’une odieuse coupable…

— Tu as eu tort, Rita, Jean aurait cru, comme moi-même en tes paroles, et t’aurait certainement arrachée au supplice qui t’attend.

— Pour cela, madame, soyez assurée que même en croyant à mon innocence, Jean n’aurait pu empêcher la justice de suivre son cours. Questionné par les juges, il lui aurait été impossible de nier ma visite chez lui puisqu’elle était déjà connue des autorités. Étant seule à connaître le secret du passage mystérieux, qui donc, à leurs yeux, aurait pu commettre le vol des papiers ? Vous voyez bien que tout nous condamnait, qu’irrévocablement nous étions quand même perdus… Ne valait-il pas mieux garder ce silence, et en finir avec cette pénible vie. Pour moi, il n’y a que l’aveu du vrai coupable qui aurait pu me sauver, et qui sait si la haine que j’ai suscitée par mon aveu ne m’aurait pas malgré tout, rendue complice de ces misérables. Je suis perdue, je le sais bien, mais soyez assurée que c’est sans crainte que j’envisage la mort.

— Rita, il ne faut pas que l’irréparable forfait s’accomplisse. Ta mort ferait le malheur de toute ma vie, j’aurais l’impression d’avoir été ton bourreau. Ne suis-je pas en effet cause de tout le malheur qui t’arrive ? Comme tu dois éprouver pour moi une haine profonde ! Pourtant c’est bien involontairement va, que j’ai brisé ton cœur… J’ignorais ton amour pour cet homme.

— Rien de ce qui m’est arrivé ne peut vous être attribué, la vie seule fut mon bourreau… Voyez comme Dieu dans sa magnanime miséricorde, a eu pitié de ma grande détresse. Sachant que je ne pouvais me rendre à lui, dans sa bonté il est venue à moi. Je dois donc sans peine et sans murmure, m’incliner devant sa volonté… La mort qui me menace est sans doute le seul remède qui existe pour mon cœur blessé.

— Nul plus que moi-même ne peut comprendre l’étendue de ton malheur, mais si vaste, soit-il, il ne justifie pas à mes yeux ton profond désespoir. As-tu donc oublié que le temps, remède infaillible, efface du cœur les plus profondes blessures que souvent le souffle de l’espoir ravive sous les cendres du passé des feux qui semblaient à jamais éteints ?

Laisse-mo te secourir, te soustraire à cette mort ignominieuse… Le peuple que tu as sauvé par le sacrifice de ton honneur, ne doit pas en plus faire verser ton sang…Prends dans ce paquet les vêtements nécessaires à ta fuite ; au moyen de ce voile épais, le garde qui m’a guidée vers ton cachot te reconduira à la sortie sans se douter de la substitution. Libre enfin, tu n’auras plus rien à craindre par ce stratagème : tu seras devenue la baronne de Castel… tu retrouveras au château de la Roche-Brune mes parents qui t’aiment à l’égal de mol-même. Lorsqu’ils auront appris ton héroïsme sans nom, et combien la vie te fut cruelle, Ils seront aussi heureux d’apprendre que je ne suis pas une lâche, que je n’ai pas reculé devant mon devoir qui m’obligeait à te remettre l’amour et le bonheur qu’involontairement je t’ai volés… Ils comprendront que tu as déjà trop souffert, qu’il est juste que j’offre à mon tour un peu de mes souffrances, pour la France qui est pour moi comme pour toi-même ma patrie…

— Madame, reprit Rita, émue jusqu’aux larmes, ce que j’éprouve en ce moment ne saurait se décrire. Il n’est pas de mots qui puissent exprimer ce que restent l’infortunée, lorsqu’une âme compatissante abaisse son regard vers elle et lui accorde sa suprême pitié… Dieu ne doit pas permettre que de telles actions restent sans récompense ; les bienfaits qu’elles apportent à cette âme désemparée sont si grands qu’ils doivent inévitablement rejaillir sur le cœur de celle qui sait les prodiguer… Il est vrai que le sacrifice que vous êtes prête à vous imposer pour mol n’est inspiré que par la noblesse, la grandeur de votre cœur, mais il ne doit pas s’accomplir, pour des raisons que nulle puissance ne peut changer ici-bas. Ayant entendu, par hasard, la confession que Jean vous fit au château, le soir de mon dernier concert, je ne peux par conséquent douter de ses sentiments à mon égard. Aussi, lui ai-je rendu définitivement sa liberté, avant son départ pour le suprême assaut qu’il dirige en ce moment. Ne serait-ce pas agir cruellement envers lui que d’accepter cet échange, qui lui enlèverait à tout jamais la récompense qu’il mérite… Songez que s’il brandit l’épée avec autant de force et d’énergie, c’est que rien ne l’empêche maintenant de rêver au bonheur que seule vous pouvez lui offrir… Minée par un mal implacable, je me sens impuissante à retenir la vie qui m’échappe, déjà je sens le froid de la mort parcourir mes membres. Je comprends que la balle qui doit me frapper n’annoncera que de quelques instants la fin de mon existence… À quoi bon exposer inutilement votre vie… Croyez-vous, dans votre bonté, qu’il soit possible que je ne me substitue à votre éclatante personne sans que les soldats qui me saisiront se rendent bien vite compte de leur erreur… Condamnée vous-même pour avoir cherché à protéger une traîtresse à son pays, vous doubleriez par votre mort le chagrin de vos vieux parents, qui eux-mêmes succomberaient sous le poids d’une telle douleur… C’est moi qui suis marquée par le destin… c’est moi qui dois mourir… Ne voyez pas, je vous prie, dans ma résignation, du simple désespoir, puisque je crois en Dieu.

Cette foi qui anime mon cœur me fait espérer qu’un jour, Dieu saura faire éclater mon Innocence… Avant de vous faire mes ultimes adieux, je voudrais vous confier une lettre qui, le Jour de ma réhabilitation, donnera à Jean Desgrives les preuves de mon innocence et le secret de ma force… Pour que je meurs heureuse, n’emportant aucun regret de la vie. Jurez-moi de garder secrètement ce pli cacheté, et de ne le remettre au vainqueur de cette guerre, que le jour où l’on aura reconnu mon innocence… Le temps est maintenant venu de nous quitter à jamais ; la clameur du peuple qui devient plus distincte à mesure qu’il s’approche, semble vous avertir du danger qui vous menace… Quittez ce sombre cachot, indigne de votre bonté et de votre noblesse ; gardez pour d’autres malheureux les trésors de votre bon cœur, ne vous apitoyez pas davantage sur mes misères… Il n’appartient plus qu’à Dieu de les comprendre et de les soulager…

— Mais, Rita, je ne peux pas te quitter, t’abandonner à cette mort ignominieuse quand je te sais innocente. Laisse-moi te suivre, intercéder une dernier fois auprès du peuple ; peut-être qu’il saura me comprendre, et te pardonner…

— Pour le peuple je suis une vraie coupable. Pour qu’il me pardonne, il vous faudrait lui donner des preuves de mon innocence. Comment parviendrez-vous à obtenir ce pardon puisque ces preuves vous ne les avez pas ? Perdue dans son estime par mes propres aveux, je ne subis pas en ce moment l’injustice de mon peuple, la loi fait preuve seulement de sagesse en exigeant la peine capitale, pour la crime dont je me suis accusée. Il est nécessaire en cet instant que nous éloignions notre pensée de nos propres misères pour envisager celles de notre pauvre peuple. Parmi cette foule qui s’avance, se trouvent des pères et des mères, des frères et des sœurs qui ont vu un ou plusieurs des leurs s’engouffrer dans cette fournaise ardente pour blentôt tomber face à l’ennemi. Je ne voudrais pas qu’il me pardonne sans avoir des preuves de mon innocence… Je regretterais d’avoir sacrifié mon honneur et le peu de vie qu’il me reste pour un peuple qui n’a plus l’esprit de justice, qui reste sourd à la voix de son sang qui crie vengeance. Il est donc juste à mes yeux que la mort soit la peine exigée pour un tel crime ! Il me semble qu’il y a en cette circonstance, autant de noblesse dans celui qui sait punir, comme dans celui qui sait souffrir…

À ces mots, la baronne s’arrêta. À son sens, il y avait tellement de sagesse dans les paroles de cette jeune fille, qu’elle en était stupéfiée. Dominée par la grandeur d’âme de la frêle enfant, elle ne put retenir ses larmes ; tombant à ses genoux, elle s’écria au milieu de ses sanglots :

— Rita, quel est donc le secret de ta force, où donc as-tu puisé cette résignation si sublime ? N’y a-t-il pas que les saints qui puissent tenir un tel langage et envisager sans faiblir une si pénible situation ?

— Il n’est pas besoin d’avoir une âme de sainte pour être animée de ce courage qui vous parait si extraordinaire ; songez que l’âme qui a beaucoup souffert se détache souvent de la vie., reste presque insensible devant l’adversité, étant sûre que tout est voulu ou permis par Dieu.

À peine eut-elle achevé cette phrase que des pas précipités annoncèrent aux deux malheureuses la venue des justiciers.

En effet, deux gardes accompagnés d’un prêtre entrèrent dans leur cachot. Ce dernier apercevant la jeune femme aux côtés de la condamnée, crut deviner son immense douleur et les raisons qui la motivaient. Il lui dit :

— Vous êtes sans doute une parente de cette malheureuse enfant. Ne croyez-vous pas qu’il serait préférable de la soustraire au spectacle de votre douleur ? Comprenez combien cette pauvre enfant a besoin de force, d’énergie pour accepter la peine de son crime. Quittez ce cachot, laissez le prêtre apporter à cette âme désemparée, les dernières, les vraies consolations. Résignez-vous malgré sa cruauté à cette séparation définitive… La justice réclame sa vie en punition de sa trahison… Puisez votre force dans la pensée que l’âme la plus vile, la plus coupable, retrouve toujours sa noblesse, sa grandeur devant Dieu et devant les hommes, lorsqu’elle paye la rançon de son crime…

À ces mots, la baronne tressaillit. Convaincue, comme elle l’était, de l’innocence de la jeune fille, il lui paraissait odieux à l’extrême que quelqu’un pût croire à sa culpabilité, malgré tout ce qui la condamnait. Oubliant pour un Instant les sages recommandations de Rita, elle se leva. Fixant d’un regard de haine et de mépris les gardes chargés de l’exécution, elle leur dit :

— Plus vile et plus lâche que le crime dont volontairement cette jeune fille s’est accusée, serait le vôtre, si vous osiez exécuter cette frêle enfant ! Vous deviendriez par cet acte infâme, les bourreaux du sauveur de la Franc… En faisant le sacrifice de son honneur, en s’accusant d’un crime qu’elle n’avait pas commis, elle a sauvé le commandant Jean Desgrives et permis à ses soldats de déclencher cette offensive qui semble promettre une éclatante victoire…

— Prenez garde, dit l’un des gardes, en s’approchant de la baronne. Il y a dans vos paroles quelque chose de terrible ; si vous ne poivrez pas de preuves irrévocables de l’innocence de cette jeune fille, il est préférable pour vous de vous taire ; car chercher à protéger un espion ou un traître à son pays, qui a été Jugé par les autorités et condamné par le peuple, équivaut à une trahison ! Rappelez-vous qu’il n’y a pas de crime ni de lâcheté pour celui qui accomplit son devoir. Ignorez-vous donc que le devoir d’un bon soldat est de respecter les ordres de ses supérieurs même au prix de sa vie ? Croyez-vous aussi que sous son apparence froide et dure, il ne cache pas un cœur qui s’ouvre à la pitié ? Désignés pour conduire cette jeune fille au supplice, nos cœurs se brisent à la pensée qu’elle est un enfant de la France ! Mais nous ne sommes pas ses juges. Pour qu’il soit en notre pouvoir de l’y soustraire, il est indispensable que nous procurions au peuple qui réclame son châtiment, des preuves Irrévocables de son innocence. Si vous possédez ces preuves, nous vous jurons alors de donner même notre vie, s’il le faut, pour protéger cette malheureuse victime.

Cette fois la baronne chancela sous le coup. C’était bien la dernière espérance qui s’effondrait dans son cœur. Impuissante, elle se laissa guider par le prêtre qui la reconduisit hors du cachot.

Le religieux qui comprenait son profond désespoir, voulant à tout prix l’empêcher de commettre quelques graves imprudences, referma soigneusement la porte de la chambre où il venait de la reconduire, rendant impossible par ce moyen toute évasion que pouvait lui suggérer son dévouement à l’égard de la condamnée.

Soutenue par les deux gardes, Rita s’avança bravement vers le supplice qui l’attendait. Lorsqu’elle apparut devant le peuple, les cris de menace et de haine cessèrent aussitôt. Ce corps frêle que la mort avait déjà frôlé de son aile, inspira en cet instant suprême une profond pitié. Appuyée à une muraille de pierre face aux soldats et à la foule, Rita, un instant, détacha son regard du petit Christ d’ivoire qui avait ranimé sa force et son courage, regarda tristement ces gens affolés qui l’entouraient et des larmes brûlantes coulèrent sur ses Joues pâlies… Feu !, cria, d’une voix puissante, le soldat chargé de l’exécution ! Au même instant, une détonation retentit ! Le corps de Rita, comme un faible roseau, s’abattit sur le sol. L’ange de la mort venait de terrasser le sauveur de la France.