Le chef des Hurons/III

La bibliothèque libre.
Tolra, libraire-éditeur (1p. 43-56).


III.

UN GLORIEUX FAIT D’ARMES.



Le lendemain, au point du jour, ainsi qu’ils l’avaient décidé, Sans-Peur et les deux Hurons quittèrent la Mission pour retourner, le premier à Québec, où M. de Vorcel devait l’attendre avec une impatience fébrile, et les guerriers à leur village, car les hostilités permanentes exigeaient la présence des Hurons dans les rangs de l’armée française, dont ils étaient les fidèles alliés. Taréas comptait arriver bientôt à Québec avec plusieurs centaines de guerriers, secours précieux pour le général en chef.

Lorsque Sans-Peur se fit annoncer chez M. de Vorcel, ce dernier poussa un cri de joie : il allait enfin avoir des nouvelles de sa fille chérie ; bonnes ou mauvaises, elles feraient au moins cesser l’incertitude terrible qui lui poignait le cœur.

— Eh bien, mon ami, s’écria-t-il en tendant la main au chasseur, qu’avez-vous appris ?

— Mon colonel, répondit le chasseur en serrant la main qui lui était tendue, Mlle  Marthe est saine et sauve.

— Merci, mon Dieu ! fit le colonel en levant vers le ciel un regard empreint d’une reconnaissance infinie.

Sans-Peur lui fit alors un récit détaillé de ce qui s’était passé. Quand il eut achevé, le colonel lui demanda de l’accompagner à la Mission, mais le chasseur lui expliqua que les bois étaient remplis de maraudeurs blancs et rouges aux mains desquels la jeune fille risquerait de tomber, et qu’il valait mieux attendre quelques jours, afin de pouvoir aller la chercher avec une escorte suffisante.

— Mais qui nous empêche de nous faire accompagner aujourd’hui même par cette escorte ? dit M. de Vorcel ; M. de Montcalm est assez mon ami pour mettre une compagnie à ma disposition.

— C’est vrai, en ce moment il vous rendrait volontiers ce service, mais avant ce soir il regretterait de vous avoir obligé.

— Vous jugez mal le général, fit M. de Vorcel d’un ton de reproche.

— Mon colonel, en venant ici, j’ai rencontré dans les bois plusieurs batteurs d’estrade porteurs de nouvelle de la plus haute importance. Avant trois heures, ils seront ici.

— Qu’ont-ils à nous apprendre ?

— Les Anglais marchent sur Québec.

Le colonel baissa la tête avec accablement.

— Vous avez raison, dit-il tristement, je dois rester ici pour remplir mon devoir.

Et il se rendit aussitôt près du général en chef pour l’informer de ce qu’il venait d’apprendre.

M. de Montcalm avait été fort affligé par le malheur qui avait frappé le colonel son ami, non seulement à cause de la mort affreuse de la comtesse, mais aussi parce qu’il comprenait que les défrichements neufs, qui font la grandeur et la fortune d’une colonie, étaient à peu près impossibles, puisque les colons pouvaient être impunément massacrés aux portes mêmes de Québec.

Quant à organiser une surveillance suffisante pour protéger les colons, il n’y fallait pas songer ; car, à part les milices canadiennes, troupes fort braves mais peu nombreuses, les forces régulières ne se composaient que de vingt-huit compagnies de Garde marine, de soixante-quinze hommes chacune, et de troupes prises dans différents régiments, le tout formant un effectif de sept mille hommes, pour défendre un territoire s’étendant de la baie d’Hudson au Mississippi, c’est-à-dire un espace cinq fois plus grand que la France. Cependant, ce fut avec cette poignée de soldats que le Canada tint l’Angleterre en échec pendant de longues années.

Quinze jours après les événements que nous avons rapportés dans le précédent chapitre, une vive animation régnait à une dizaine de lieues de Québec, sur les bords du Saint-Laurent.

Il était huit heures du matin.

Le fleuve était couvert de pirogues chargées de soldats de toutes armes : infanterie, marine, milices, etc.

Sur les deux rives, on n’apercevait que des soldats marchant en chantant de vieux refrains français.

M. de Montcalm se tenait à cheval, au milieu de son état-major, donnant ses ordres et indiquant l’emplacement des troupes. À cent mètres à peine du général en chef, un détachement de Hurons, commandé par Taréas, se tenait immobile, attendant le moment de marcher au combat. Tous étaient peints et armés en guerre.

Vers midi, les tambours battirent l’assemblée, et les soldats s’empressèrent de rejoindre les compagnies auxquelles ils appartenaient.

Les Hurons avaient déjà disparu dans les bois.

Le général semblait soucieux.

— Je ne sais pourquoi, dit-il au colonel de Vorcel, qui se tenait près de lui, mais je suis inquiet, non pour moi, car en venant au Canada j’ai fait le sacrifice de ma vie, mais pour tous ces braves soldats.

— Que craignez-vous donc, général ?

— Un batteur d’estrade m’a appris tout à l’heure que les Anglais ont fait des préparatifs formidables ; leur nombre, paraît-il, se monte à quinze mille hommes ; aussi n’ai-je marché qu’en apprenant qu’ils s’avançaient vers Québec.

— Bah ! la victoire est toujours dans la main de Dieu et dans celle du général s’il sait profiter des fautes de l’ennemi.

M. de Montcalm avait ses raisons pour s’inquiéter. Il avait quitté l’armée d’Allemagne pour prendre le commandement des troupes au Canada, où le roi l’avait envoyé pour réparer les désastres qui avaient suivi la défaite de M. Dieskau à la bataille du Saint-Sacrement, et, dès son arrivée, il s’était trouvé aux prises avec l’intendance qui, depuis de longues années, ruinait la colonie.

M. Bigot, intendant du Canada, et le marquis de Vaudreuil, gouverneur de la colonie, étaient les chefs de cette bande qui puisait à pleines mains dans les caisses publiques, préparant ainsi à bref délai la ruine de cet immense territoire que, depuis un siècle, l’Angleterre cherchait à voler à la France, car cette guerre ne fut, de la part des Anglais, qu’un acte de piraterie.

Les misérables exploiteurs du Canada n’avaient pu voir d’un bon œil l’arrivée de M. de Montcalm, dont l’honnêteté et le patriotisme étaient bien connus ; aussi employaient-ils toutes leurs influences pour obtenir son rappel.

Le général connaissait ce complot ; aussi redoutait-il une révolte, qui eût donné à ses ennemis une arme contre lui. Il lui fallait vaincre à tout pris, afin de prendre barres sur eux. Cette première campagne devait donc décider de l’avenir de son commandement.

Sa perplexité avait aussi une autre cause : les conditions de la bataille qu’il allait livrer étaient nouvelles pour lui. Habitué à faire manœuvrer de grandes masses, dans des pays dont il avait les cartes sous les yeux et dont il connaissait les voies de communication, les cours d’eau, les rivières, les ponts, etc., il devait maintenant opérer dans un pays où les routes n’existaient point et où la navigation était presque impossible ; il fallait des rivières d’une grande largeur avec de légères pirogues ; voyager péniblement dans des déserts où l’on ne trouvait rien pour se nourrir ; se frayer à la hache un passage dans des forêts vierges presque impénétrables, peuplées de fauves et de reptiles ; aussi était-il obligé de dresser ses plans de bataille d’après les rapports de ses batteurs d’estrade, qui, heureusement, étaient tous d’honnêtes chasseurs canadiens.

Le général dirigeait donc tout pensif la marche des troupes, quand Sans-Peur accourut vers lui.

— Eh bien ! fit le général, avez-vous quelques renseignements ?

— Oui, mon général.

— Les Anglais ?…

— Ils vous croient à Québec

— Je vais leur prouver le contraire.

— Bon ! Nous allons nous amuser.

— Savez-vous autre chose, bien que ce que vous m’avez dit soit très intéressant, puisque les Anglais, qui croyaient nous surprendre, vont être eux-mêmes surpris.

— Je sais que les troupes que vous avez avec vous pourront traverser rapidement le Saint-Laurent.

— De quelle manière ?

— J’ai découvert un gué entre le fort Oswego et le fort Ontario ; seulement, les hommes auront de l’eau jusqu’au cou.

— Alors, ils passeront.

La marche continua ; mais bientôt M. de Montcalm laissa le commandement de la colonne à M. de Vorcel, et, devançant l’armée, il se dirigea, accompagné de Sans-Peur, vers le fort Carillon où les troupes devaient le rejoindre.

Pour l’intelligence des faits qui vont suivre, nous devons faire connaître le plan de campagne que le général avait arrêté avant de quitter Québec.

Il avait résolu, étant donnée la faiblesse numérique de ses troupes, de se tenir sur la défensive et de tenter de surprendre le fort de Chouegen, que l’on appelait aussi fort Oswego.

Il avait aussitôt ordonné la formation d’un camp à Carillon pour observer et arrêter au besoin l’armée anglaise, qui devait sortir du fort Edouard et s’avancer par le lac Champlain.

Après s’être assuré que ses ordres avaient été exécutés, M. de Montcalm, pour tromper l’ennemi, laissa le chevalier de Lévis à Carillon avec trois mille hommes, pour tenir tête au comte de London qui s’avançait avec huit mille hommes ; puis il se dirigea sur Frontenac.

M. de Lévis forma aussitôt plusieurs détachements chargés de harceler l’ennemi.

Les Anglais ne purent bientôt plus faire un pas sans avoir les Français sur leurs talons. Grâce à ce stratagème, ils furent persuadés que l’armée française était cantonnée à Québec et au fort Carillon.

Pendant que M. de Lévis occupait ainsi les Anglais, M. de Montcalm arrivait à Frontenac avec ses troupes, d’où il repartait bientôt pour Chouegen. Par ses ordres, trois mille hommes avaient été réunis à Frontenac, spécialement chargés d’attaquer Chouegen.


M. de Montcalm fit installer une batterie.

Si les Français réussissaient à enlever cette position aux Anglais, ils les rejetaient dans le bassin de l’Hudson.

Chouegen était défendu par les forts Oswego, Ontario et Saint-Georges.

Dans le principe, ces forts avaient été élevés pour repousser les invasions des Peaux-Rouges, aussi étaient-ils mal construits : les murs avaient peu d’épaisseur et n’étaient défendus par aucun fossé.

Ces forts, suffisants lorsqu’il s’agissait de repousser une attaque des Indiens, ne pouvaient résister efficacement aux boulets, d’autant plus que, élevés un peu au hasard, plusieurs étaient entourés de hautes collines du haut desquelles une batterie ennemie pouvait exécuter un feu plongeant.

Les trois forts dont nous avons parlé plus haut étaient commandés par un officier de mérite, ayant le grade de colonel et nommé Mercer. Il n’avait pour défendre ces trois positions, que dix-huit cents hommes.

Les Français arrivèrent par le lac Ontario, le 10 août 1756 ; ils débarquèrent aussitôt à une demi-lieue du fort Ontario.

Le colonel Bourlamaque, chargé de la direction des opérations, ouvrit audacieusement une tranchée à deux cents mètres de la place.

L’attaque fut si bien menée, que la résistance des Anglais ne dura pas trois jours.

Le 13 août, vers quatre heures de l’après-midi, les Anglais évacuèrent en toute hâte le fort que M. Bourlamaque fit aussitôt occuper par les troupes françaises.

Une heure avant la retraite des Anglais, leur commandant, le colonel Mercer, avait été tué.

Cette première victoire redoubla l’entrain des troupes ; pourtant, le plus dur restait à faire. Il s’agissait d’enlever les forts Oswego et Georges.

M. de Montcalm fit installer, dès la nuit, une batterie sur une colline qui dominait les deux forts, entre lesquels une troupe de chasseurs canadiens se plaça pour couper toute communication.

Au lever du soleil, les Anglais aperçurent avec une véritable stupéfaction, les troupes qui entouraient les forts. Ils étaient confondus par tant d’audace et d’adresse.

La bataille commença aussitôt. Les Anglais faisaient des efforts gigantesques pour rétablir les communications coupées entre les deux forts par les Canadiens ; mais ils poussèrent bientôt des cris de stupeur ; la rivière se couvrait de pirogues chargées de soldats.

Le général en chef arrivait avec douze cents hommes de troupes fraîches.

Au même instant, le colonel Bourlamaque, qui avait pris position sur la colline, démasqua sa batterie et commença un feu plongeant, terrible, contre les forts.

Les Anglais se sentaient perdus, mais ils faisaient bravement leur devoir, bien qu’ils comprissent que leur défaite n’était qu’une question d’heures.

Le feu incessant de la batterie du colonel Bourlamaque faisait des dégâts affreux ; les feux plongeaient, fouillant toutes les parties des deux forteresses, à tel point que les soldats qui les défendaient ne trouvèrent plus un abri, ce qui acheva de les démoraliser.

Le commandant des forts, qui avait remplacé le colonel Mercer, se vit bientôt contraint de demander un armistice, qui fut immédiatement accordé.

Le feu fut suspendu et le drapeau parlementaire arboré sur les forts et dans le camp français.

Les Anglais avaient espéré que le comte de London, qui était à la tête de huit mille hommes, leur enverrait du secours, mais le chevalier de Lévis avec ses trois mille hommes, donnait trop de besogne au général anglais pour que celui-ci pût affaiblir son armée.

Les chefs des deux partis entamèrent des pourparlers qui aboutirent le jour même.

Les Anglais s’engageaient à mettre bas les armes et à évacuer les forts, le lendemain matin, pour être internés comme prisonniers de guerre.

M. de Montcalm dut alors songer à assurer la sécurité des Anglais. En conséquence, il chargea Taréas d’une mission qui le força à s’éloigner avec ses guerriers.

Cette précaution était indispensable, les Indiens ne connaissant qu’une chose : scalper les vaincus.

Il était parfois plus facile de s’emparer d’une place forte que de faire respecter les clauses d’un traité de paix par les Peaux-Rouges alliés aux deux armées ennemies, car les Indiens n’entendent rien à la magnanimité.

Quand il y avait des sauvages des deux côtés, aussitôt qu’ils s’apercevaient, ils se ruaient les uns contre les autres pour satisfaire leur haine de nation à nation.

Cette fois, les Anglais n’avaient pas de Peaux-Rouges dans leurs rangs, aussi, M. de Montcalm jugea-t-il prudent d’éloigner momentanément ses Hurons, qui, n’entendant rien aux usages de la guerre européenne, n’auraient pas manqué, à défaut d’Iroquois à attaquer, de se jeter sur les Anglais au moment de l’évacuation des forts.

Le lendemain, ainsi que cela était convenu, les Anglais quittèrent les forts et furent conduits à la Louisiane sous bonne escorte.

On avait fait seize cents prisonniers et pris cent treize bouches à feu, d’immenses approvisionnements d’armes, de munitions et de vivres ; plus deux cents bateaux de transports et cinq bâtiments de guerre mouillés dans la rivière.

Cette glorieuse bataille nous avait coûté cent trente hommes tués ou blessés.

M. de Montcalm fit détruire les fortifications des trois forts, puis il retourna à Carillon, où il s’occupa activement de terminer les travaux de défense de cette forteresse.

Il était à peine installé dans son appartement, que M. de Vorcel se faisait annoncer.

Les deux officiers se serrèrent affectueusement la main.

— Mon général, dit le colonel, j’ai une grâce à vous demander.

— Parlez, mon ami ; vous savez que je vous suis tout dévoué.

— Je le sais, mon général, et je vous en remercie.

— Que puis-je faire pour vous être agréable ?

— M’accorder un congé de quelques jours, pour que j’aille chercher ma fille.

— N’est-ce que cela ?

— Je voudrais aussi que vous me donnassiez l’autorisation d’emmener une escorte.

— Mon cher colonel, les Anglais viennent de recevoir une trop rude leçon pour se frotter à nous de sitôt ; prenez donc autant d’hommes que vous voudrez.

— Oh ! une vingtaine suffiront.

— Faites comme il vous plaira ; je vous laisse libre d’agir à votre guise.

— Merci, mon général.

— Quand comptez-vous partir ?

— Dans deux heures ; c’est-à-dire vers midi.

— Vous emmenez Sans-Peur ?

— Je le crois bien ! Lui seul est capable de nous guider à travers les bois qui pullulent de Peaux-Rouges et de maraudeurs.

— Allez donc, et revenez vite, dit M. de Montcalm en tendant la main au colonel.

M. de Vorcel se rendit immédiatement au campement des chasseurs canadiens, installé en dehors du fort, afin de s’entendre avec Sans-Peur.

Ce dernier, étendu sur l’herbe, fumait philosophiquement sa pipe.

En apercevant le colonel, il se leva vivement.

— Mon ami, lui dit M. de Vorcel, j’ai un service à vous demander.

— Parlez, mon colonel ; si cela dépend de moi, c’est accordé d’avance.

— Je voudrais que vous consentissiez à me conduire à la Mission.

— Je suis à vos ordres, mon colonel.

— Bien. Je vais prévenir les hommes qui nous escorteront.

— Sont-ce des soldats ?

— Oui. Y verriez-vous quelque inconvénient ?

— J’en vois plusieurs.

— Pouvez-vous me les faire connaître ?

— Certainement, et je suis sûr que vous serez de mon avis.

— Parlez donc, je vous écoute ; mais soyez aussi bref que possible, car j’ai hâte de me mettre en route.

— D’abord, vos soldats sont harassés de fatigue et, par conséquent, nous retarderont beaucoup, car les chemins sont mauvais ; ensuite, ils n’entendent rien à la vie du désert, de sorte que, en cas d’attaque, ils ne nous seront pas d’un grand secours, malgré leur bravoure incontestable.

— Que faire, alors ?

— Emmener des chasseurs.

— Mais vous me parliez tout à l’heure de la fatigue de mes soldats ; les chasseurs ont, il me semble, combattu comme eux.

— C’est vrai, mais ils sont plus robustes.

— Ce que vous dites là est très possible.

— Du reste, vous aller en juger.

Sans-Peur fit quelques pas afin de se rapprocher du centre du campement ; puis il cria d’une voix tonnante :

M. de Vorcel a besoin de quelques hommes résolus pour l’accompagner au désert.

Les chasseurs étaient au nombre de deux cents. D’un bond, ils furent debout en disant gaiement :

— Voilà ! voilà !

— Eh bien ! fit en riant Sans-Peur, que vous ai-je dit ?

— Vous aviez raison.

— Voulez-vous les emmener tous ?

— Choisissez-en vingt.

Puis, s’adressant aux Canadiens :

— Messieurs, dit-il, je vous remercie de cet empressement, mais je n’ai besoin que de quelques hommes.

Sans-Peur désigna alors vingt chasseurs, qui, en cinq minutes, furent prêts à partir.

— Voyagerons-nous à pied ou à cheval ? lui demanda M. de Vorcel.

— À pied, mon colonel, à pied ; mes braves compagnons aiment mieux cela ; d’autant plus que, pour abréger la route, nous passerons par des chemins impraticables pour des chevaux.

En ce moment, le jeune Louis s’approcha du colonel.

— Mon père, dit-il, M. de Montcalm vient de m’apprendre que vous allez vous rendre près de ma sœur.

— C’est vrai, mon enfant.

— Ne puis-je vous accompagner ?

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que la route sera longue et pénible.

— Mais, mon père, j’ai seize ans !

Le jeune homme prononça ces mots du ton dont Louis XIV dut prononcer son fameux : l’État c’est moi !

— Votre fils a raison, dit Sans-Peur au colonel,

— Eh quoi ! vous voulez ?… — Qu’il vienne avec nous, certainement. Cette expédition ne pourra que lui être profitable sous tous les rapports.

Le colonel hocha la tête.

— Ce que vous voulez faire là est une folie ! dit-il au chasseur ; cet enfant est incapable de supporter les fatigues d’une longue marche.

— Monte-t-il à cheval ?

— Admirablement.

— Alors, voyageons à cheval.

— Ne m’avez-vous pas dit que cette manière de voyager allongerait la route ?

— Oui, mais le retard de quelques heures que nous subirons sera compensé par le plaisir que ce brave jeune homme éprouvera, puisque, en venant avec nous, il pourra embrasser sa sœur quelques jours plus tôt.

— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez, dit le colonel avec un soupir.

— Permettez, mon colonel, je ne désire rien : M. Louis demande à nous accompagner, j’essaie de vous prouver qu’il le peut, voilà tout.

— Merci, dit Louis de Vorcel en tendant la main au chasseur. Ainsi donc, ajouta-t-il en s’adressant au colonel, vous permettez, mon père ?

— Il le faut bien, dit M. de Vorcel d’un ton bourru, vous êtes deux contre moi.

Le jeune homme se jeta avec joie dans les bras de son père et courut vers le fort, afin de faire préparer son cheval.

M. de Vorcel le suivit un instant du regard, en proie à une anxiété indéfinissable. Un moment il fut sur le point de le rappeler pour lui ordonner de rester, mais la vue des Canadiens, qui se tenaient immobiles, attendant ses ordres, le rassura complètement. Les loyales physionomies de ces hommes étaient empreintes de tant d’énergie, qu’il lui sembla qu’avec eux aucun danger ne pouvait être à redouter.

Il se rendit alors au fort, pour donner l’ordre de seller les chevaux.