Le chemin de fer du lac Saint-Jean/Sur le Saint-Maurice

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Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 90-ill.).


SUR LE SAINT-MAURICE




Le Saint-Maurice est une région âpre, d’abord difficile, peu communicative, qui ne fait au colon ni avances ni promesses, ne montre à personne un visage accueillant, mais qui offre à l’industriel des ressources illimitées, les plus puissants moyens d’action et des forces inépuisables. Le jour où l’on aura suffisamment approfondi le lit de la rivière St-Maurice, entre les Grandes-Piles et La Tuque, la région qu’il arrose deviendra l’un des grands foyers industriels du continent américain. Les nombreux rapides, les cascades et les chutes, distribués sur le cours du Saint-Maurice et de ses affluents, constituent un ensemble incomparable de pouvoirs hydrauliques, en même temps que les forêts d’érable, de merisier, de cyprès, de bouleau, d’épinette et de pin, qui couvrent encore la plus grande partie du sol, pourront approvisionner de combustible, pendant une longue succession d’années, les manufactures ou les usines qu’on y aura construites.

Le Saint-Maurice est un des trois ou quatre grands tributaires du Saint-Laurent. Il prend sa source dans le voisinage de celles de l’Outaouais et de la Gatineau, entre le 48e et le 49e degré de latitude nord. Il coule immédiatement de l’ouest à l’est, sur une longueur d’environ 250 milles, jusqu’à ce qu’il arrive en ligne droite avec le lac Saint-Pierre, au confluent de la rivière Croche ; de là, il descend à peu près perpendiculairement jusqu’au fleuve, qu’il atteint à l’endroit où s’élève la merveilleuse ville de Trois-Rivières.

Le Saint-Maurice n’est guère à l’origine qu’un timide ruisseau qui s’exerce à couler entre des rives indécises ; il est pauvrement nourri et, n’étaient les savanes et les marécages au sein desquels il se glisse, il mourrait d’inanition. Mais il ne tarde pas à rencontrer d’autres ruisseaux comme lui qui viennent grossir ses flancs ; plus loin, ce sont des rivières ; enfin, il n’est pas plus tôt arrivé à la hauteur de La Tuque, six ou sept milles plus bas que la rivière Croche, que déjà il est devenu un cours audacieux. Il roule dès lors des eaux qui ne connaîtront plus d’obstacles, qui se précipiteront furieuses du haut des monts, perceront un passage à travers de gigantesques rochers, et après mainte chute et cascade, viendront s’abattre en une large et majestueuse nappe, apportant à notre grand fleuve le tribut de cent vingt lieues d’un parcours alimenté par des affluents de toutes les dimensions.

Le Saint-Maurice porte en algonquin le nom de Métapélodine, ce qui veut dire « décharge au vent », sans doute pour exprimer que là où la rivière débouche dans le fleuve est un endroit exposé et que les vents y ont le champ libre. Nous sommes enchantés de cette explication.


Dès les premiers temps de notre histoire le Saint-Maurice a eu un nom et a joué un rôle considérable comme une des grandes artères fluviales qu’utilisait le commerce des pelleteries, en ce temps-là le commerce principal de la Nouvelle-France. Les Indiens du nord, Montagnais, Algonquins, Attikamègues le descendaient, chargés des produits énormes de leurs chasses, et se rendaient jusqu’à Trois-Rivières ; aujourd’hui, ils continuent encore à apporter leurs pelleteries, mais ils ne vont pas plus loin que Montachingue et Coucoucache, postes établis par la compagnie de la « Baie d’Hudson », quelques lieues plus haut que La Tuque.

Le territoire arrosé par la rivière Saint-Maurice et ses affluents comprend quatorze millions d’acres : déduction faite des rivières, des lacs et des montagnes, il reste environ trois millions d’acres de terre propres à la culture ; on les trouve uniquement le long des rivières ou autour des lacs, où ils forment des étendues variables, la plupart fertiles autant que les campagnes du Saint-Laurent, mais pas suffisantes pour qu’on y établisse une suite de paroisses reliées entre elles par des communications assurées. Néanmoins, il y a place pour des colonies fort importantes, le long des rivières Mékinac, Mattawin, Vermillon, et surtout le long de la rivière Croche, d’où il est facile d’atteindre le bassin du lac Saint-Jean, en deux ou trois jours seulement de marche et de navigation canotière.


À son embouchure, le Saint-Maurice se divise en trois branches qui apportent au fleuve des eaux sensiblement colorées par les terrains ferrugineux qu’elles ont traversés ; mais ces eaux n’en sont que plus saines et plus piquantes au goût ; elles sont particulièrement agréables à la petite morue qui remonte le Saint-Laurent en hiver, entre dans l’eau douce et vient déposer son frai en haut des îles qui forment le delta de la rivière. Notons en passant une particularité importante ; c’est qu’il n’y a jamais à redouter de débâcle au printemps sur le Saint-Maurice ; en voici la raison donnée par monsieur l’abbé Caron, dans un ouvrage assez récent : « Le Saint-Laurent coule du sud-ouest au nord-est, et reçoit dans son cours un grand nombre de rivières dont les eaux viennent du midi ; il se gonfle donc au printemps plusieurs jours avant que les glaces et les neiges du Nord commencent à fondre. Son niveau devient supérieur à celui du Saint-Maurice, et alors, jusqu’à plusieurs milles en remontant cette dernière rivière, il n’y a plus de courant ; la glace y reste immobile et se fond d’abord par la chaleur du soleil, et ensuite par le rayonnement des terres sur le rivage. D’un autre côté, les glaces du nord ne bronchent pas pour venir pousser celles de l’embouchure, parce que la température est encore trop froide là où elles sont. Et quand ces glaces ont enfin commencé à se fondre, quand elles pourraient venir faire des ravages, elles sont broyées dans les chutes de La Tuque et de Grand’Mère, dans la cataracte de Shawenegane et dans les nombreux rapides échelonnés à courte distance sur tout le Saint-Maurice. »

Cette rivière n’est pas navigable, si ce n’est par intervalles inégaux et, cela encore, dans des conditions particulières seulement. Depuis son embouchure jusqu’aux Grandes Piles, dix lieues plus haut, les chutes de Shawenegane, des Grès, de la Grand’Mère et des Piles forment, des obstacles insurmontables. À partir des Piles jusqu’à La Tuque, distance de 70 milles, on ne rencontre que quelques rapides, comme ceux de Manigonse, de la Cuisse, etc., qui gênent la navigation sans l’interrompre, et que l’on peut aisément remonter dans des chalands ou des batelets à vapeur.

Avec les chutes de La Tuque commence une nouvelle succession de rapides violents qui interdisent la navigation sur une longueur de 44 milles, jusqu’à l’endroit appelé Grand-Détour. De ce dernier point jusqu’à Weymontachingue le Saint-Maurice devient encore navigable sur un parcours de 46 milles. Ici, nouvelle interruption de 30 milles, puis nouvelle étendue navigable d’environ 80 milles, ce qui fait un total navigable de deux cents milles en chiffres ronds.



Il n’y a guère plus d’une quarantaine d’années que furent faites les premières tentatives de navigation régulière sur le Saint-Maurice. À cette époque les canots et les barges chargés de fourrures avaient déjà cessé de descendre jusqu’à Trois-Rivières, et le commerce de bois, grâce aux travaux que venait de faire exécuter le gouvernement pour faciliter le flottage des billots et autres objets analogues, se substituait rapidement à celui des pelleteries et imprimait un essor inconnu dans toute la région.

Jusqu’en 1850, cette région immense, comme du reste la presque totalité du nord du Saint-Laurent, à l’exception des campagnes qui le bordent jusqu’à une faible profondeur, n’était guère connue que des chasseurs et des animaux à fourures. Quelques hommes entreprenants eurent alors l’idée d’y exploiter le bois de construction. Ce furent d’abord deux américains, MM. Norcross et Phillips, qui établirent une importante scierie mécanique à l’embouchure de la rivière. Ils firent dès les commencements des opérations considérables et construisirent un bateau qui voyagea pendant deux ans entre les Piles et La Tuque.

Ce bateau avait la forme d’un chaland de cent pieds de long sur environ quinze de large ; il était à fond plat et ne tirait que 18 à 20 pouces d’eau ; il était mû par une roue à aubes fixée à l’arrière de l’embarcation sur toute sa largeur. C’était précisément la forme qui convenait à la profondeur de la rivière, aux eaux basses, alors que le courant forme en certains endroits des battures mouvantes qui, tantôt dans un lieu et tantôt dans un autre, élèvent des obstacles inattendus. Quand il arrivait au chaland de toucher un de ces obstacles invisibles au pilote, on pouvait en un tour de main le tirer de ce mauvais pas et chercher un autre passage. En outre, dans les rapides et les remous, le fond large et plat du bateau lui permettait d’éviter les contre-coups de courant, auxquels il donnait peu de prise ; c’était enfin le véritable type de bateau tel qu’il convient à la navigation sur le Saint-Maurice ; aussi accomplit-il pendant près de trois ans un service régulier, très facile et surtout très profitable à l’industrie forestière et aux divers postes qui se trouvaient sur sa route. Il ne prenait guère plus de douze heures pour remonter le courant des Piles à La Tuque, et six heures lui suffisaient pour le descendre, suivant la hauteur et la violence des eaux.

Sous le souffle nouveau répandu par l’esprit d’entreprise la physionomie du Saint-Maurice commençait à s’animer ; des améliorations se produisaient partout et les postes et groupes échelonnés sur la rive prenaient de plus en plus d’extension, lorsque, malheureusement, la mort de M. Phillips, l’âme de la compagnie, donna subitement un coup funeste aux opérations qu’il avait si bien commencées, et l’abandon du service de bateaux sur la rivière en fut la conséquence. Force fut alors de revenir à l’usage des canots d’écorce et des chalands conduits à la perche, deux hommes se tenant à l’avant, quand on remonte la rivière, ou de barges à fond plat, étroit, quand on la descend, en se servant de l’aviron.


En 1879, le gouvernement provincial tenta un nouvel essai pour établir la navigation à vapeur entre les Piles et la Tuque, et prolonger ainsi en été la voie commerciale ouverte par la construction du chemin de fer des Piles, cette ligne de bateaux à vapeur ayant toujours été considérée comme partie intégrante de la ligne du chemin de fer, et la tête de ce chemin devant être à La Tuque. Mais, faute de renseignements complets sur la profondeur du chenal et les obstacles qu’y fait surgir inopinément l’action des sables mouvants entraînés par le courant, cette tentative ne fut pas heureuse. Le bateau à vapeur La Galissonnière, construit à grands frais, ayant la forme et l’appareil d’un puissant remorqueur, avec hélice et fort tirant d’eau, put avec difficulté s’échapper de son mouillage et alla s’échouer à une petite distance de là. Plus tard, on le dépouilla de ses machines ; on coupa ses câbles et on l’abandonna à la rivière qui l’emporta, en tourbillonnant, dans la chute des Piles où il fut réduit à sa plus simple expression.

À partir de ce jour aucune tentative nouvelle ne fut faite, pendant une douzaine d’années, pour établir un service de bateaux à vapeur sur le Saint-Maurice, jusqu’à ce que M. John Ritchie, un citoyen des Piles qui a payé vingt fois de sa bourse et de sa personne pour favoriser toutes les entreprises utiles, ait eu l’idée d’inaugurer, il y a deux ans, une nouvelle ligne de batelets, des Piles à la Tuque, ces batelets ayant encore plus pour objet de servir les colons et les progrès de la colonisation que l’industrie forestière proprement dite, quoiqu’ils remplissent parfaitement ces deux fins, qu’ils soient d’un avantage incalculable pour la population des deux rives et un instrument désormais indispensable de ses progrès et de

ses communications avec le reste du monde.
batelets à vapeur voyageant sur le saint-maurice.– (Propriété de M. John Ritchie.)


Exploitation forestière


Il faut remonter jusqu’à 1825 pour trouver trace des premiers règlements introduits pour la division en sections du territoire du Saint-Maurice et pour la coupe du bois, d’après un système régulier. Mais comme il n’y avait eu jusque là que des arpentages approximatifs, conduits indépendamment de la science, et que le pays n’était que très imparfaitement connu, ces divisions ne purent être établies avec précision ni avec méthode.

Néanmoins, c’est sous l’empire de ce régime que le commerce de bois commença à prendre un véritable essor. M. George Baptist, le fondateur des compagnies devenues célèbres de Geo. Baptist & fils, et d’Alexander Baptist, construisit, à l’endroit appelé « Les Grès, » la première scierie importante qui ait été élevée sur le Saint-Maurice.

Le rapide des Grès n’est qu’à une quinzaine de milles de Trois-Rivières, et, cependant, toute la contrée environnante était encore alors absolument sauvage. M. Baptist dut se frayer une route, en abattant les arbres de la forêt, jusqu’à l’endroit où il érigea son établissement, autour duquel ne tarda pas à se former un village considérable. Depuis, la scierie est tombée en ruines, mais la colonisation n’a pas cessé d’avancer toujours, et, aujourd’hui, elle a dépassé de bien des milles cette ancienne limite, de même que le commerce de bois, qui est devenu une immense exploitation, du jour où le gouvernement a fait faire les travaux nécessaires pour effectuer le flottage des pièces.

C’est en 1852 que ces travaux ont été commencés. Le gouvernement entreprit alors une exploration complète du territoire ; il fit exécuter une division méthodique des concessions forestières, et des règlements précis pour la coupe du bois furent établis. L’année suivante, on commença vigoureusement les améliorations qu’exigeait la descente des pièces jusqu’à l’embouchure de la rivière. Environ 200,000 dollars furent dépensés à la construction de glissoires, d’estacades et autres ouvrages protecteurs, aux chutes des Grès, de Shawenegane, de Grand’Mère, de La Tuque… Chaque année successive vit ces améliorations se continuer et s’étendre jusqu’aux affluents du Saint-Maurice et à son embouchure, et l’élan imprimé fut tel qu’un bon nombre de scieries étaient construites aux environs de Trois-Rivières dès l’année 1852 ; une compagnie américaine, entre autres, érigeait, près de la ville même, un immense établissement, et, en moins de dix années, le capital consacré à l’industrie forestière dépassait un million de dollars. En 1867, la maison Baptist élevait une autre scierie sur une des îles à l’embouchure du Saint-Maurice et devenait bientôt le plus grand propriétaire de concessions de tout ce territoire.[1]

On calcule que, dans les quinze années qui précédèrent 1885, le Saint-Maurice avait fourni plus de sept millions de billots de pin et au delà de trois millions de billots d’épinette. Les années prospères furent de 1870 à 1873, pendant lesquelles on abattit annuellement environ un million de billots. Plus tard, l’exploitation diminuait sensiblement, au point de tomber à 300,000 billots environ. Mais depuis 1892, elle a repris avec une vigueur superbe. Malgré l’abattage énorme qu’on a fait du pin, il en reste encore d’immenses quantités, mais c’est surtout l’exploitation de l’épinette qui se pratique aujourd’hui sur une vaste échelle, grâce en grande partie à l’industrie de la pulpe qui tend à prendre des proportions extraordinaires, à devenir, sur tout le continent américain, un des principaux facteurs de l’industrie moderne.


La production de l’année dernière, (1894) constatée officiellement, a été de 620,000 pièces d’épinette et de 240,000 pièces de pin, en chiffres ronds ; les droits de coupe, la rente foncière, etc., etc.,… ont donné au gouvernement 69,664 dollars, ce qui suffit à le dédommager

la « passe » des billots sur le saint maurice
amplement des dépenses qu’il a faites pour régulariser et

favoriser l’exploitation du bois dans ce vaste territoire. Les bois non flottables, les bois francs, de nombreuses variétés, attendent à leur tour la main du bûcheron qui les convertira en constructions de toute nature, sans compter le bois de chauffage, qui a déjà produit des centaines de mille cordes, et le bois de pruche, qui abonde principalement dans le Saint-Maurice et qui fournit, tous les ans, aux tanneries de la province environ soixante mille cordes d’écorce.



ÉTABLISSEMENTS ET COLONIES SUR LE SAINT-MAURICE


Voici d’abord le village des Grandes-Piles, qui est l’entrepôt de toute la région, qui est la tête de la navigation et de l’embranchement du chemin de fer qui conduit à Trois-Rivières.

Ce village, qui a surgi comme par enchantement avec la construction du chemin de fer, renferme une population d’environ trois cent cinquante âmes. On y remarque l’importante scierie de M. William Ritechie, qui expédie quotidiennement à Trois-Rivières de fortes quantités de bois de construction.

Les Piles sont bâties en amphithéâtre et présentent un aspect pittoresque et sauvage à la fois qui a un double attrait pour le visiteur. À deux cents pas du village la cascade bondit à travers les rochers taillés en pilastres qui ont donné à l’endroit le nom qu’il porte aujourd’hui. Près de la tête de la chute ont été élevées d’immenses estacades, destinées à retenir les bois qui sont flottés sur le Saint-Maurice et qui, auparavant, étaient exposés à se perdre en grande partie dans leur difficile trajet jusqu’au fleuve Saint-Laurent.

Le village des Grandes-Piles est comme un vaste entrepôt où se réunissent tous les bois faits sur le Saint-Maurice et ses tributaires, pour être dirigés ensuite sur leurs diverses destinations, soit par chemin de fer, soit par eau. On comprend que cette position de tête de commerce du bois assure aux Piles, dans un avenir prochain, l’établissement de grandes scieries et autres établissements pour la fabrication du bois qui, une fois mis en forme, peut être expédié immédiatement dans les différents centres commerciaux que traversent le chemin de fer des Piles et celui du Pacifique.

À Partir des Piles, il n’y a plus de communication par terre avec le haut Saint-Maurice ; les chemins manquent complètement. Il faut prendre la voie fluviale et remonter, soit en canot ou en barge, soit dans les batelets à vapeur de M. John Ritchie, pour se rendre aux divers établissements coloniaux et aux fermes des marchands de bois qui se trouvent échelonnées le long de la rivière. La première de ces colonies embryonnaires que l’on trouve sur sa route est celle de Saint-Joseph de Mékinac.[2]


La Mékinac


Cette colonie naissante compte près de quarante familles ; elle est établie sur la rivière Mékinac qui se jette dans le Saint-Maurice, à environ douze milles en amont des Piles, et qui forme une vallée de terrains d’alluvion couverte d’admirables forêts de bois franc ; elle offre à la colonisation un champ qui n’a pas d’étendue, il est vrai, mais qui, néanmoins, grâce à la richesse du sol et au voisinage d’un pouvoir hydraulique de premier ordre, possède des avantages attrayants et décisifs. Une paroisse importante pourrait s’y former en bien peu de temps, surtout si l’on ouvrait un chemin entre la Mékinac et la paroisse de Saint-Tite, qui est la tête du chemin de fer des Basses-Laurentides. Ce chemin, qui se fera sans doute avant longtemps, aura trois lieues de long et passera à travers un pays plat et fertile, dont il est déplorable de voir l’état encore absolument inculte, quand il pourrait aider si largement à l’alimentation de la ligne et au développement général de la région !


La colonie de la Mékinac ne date que de quelques années. Le premier qui s’y porta fut un riche cultivateur de Trois-Rivières, nommé Joseph Gagnon, qui cherchait à établir ses enfants sur des terres nouvelles. Son exemple fut promptement suivi par d’autres, et bientôt il y eut une quarantaine de lots mis en culture. Peu de temps après un autre citoyen, nommé Doucet, érigeait une scierie au pied d’une cascade de deux cent cinquante pieds de hauteur, distribuée sur un parcours d’un demi-mille, que forme la rivière à la Truite, en débouchant dans la Mékinac. Les colons de la Mékinac et de tout le haut Saint-Maurice ne furent plus dès lors obligés de se rendre jusqu’aux Piles pour se procurer leur bois de construction.

Le pouvoir hydraulique formé par la cascade de la rivière à la Truite est un des plus puissants qu’il y ait dans cette partie de la province ; il pourrait actionner aisément une vingtaine de manufactures de toute sorte, sans frais de barrages ni de digues ; il n’y aurait qu’à les échelonner sur les larges gradins qui bordent la cascade de chaque côté. Aujourd’hui il suffit, pour mettre en mouvement la scierie Doucet, d’une simple dalle, de cinquante pieds de long, qui prend l’eau de la cascade et la conduit sur les turbines. Celles-ci reçoivent de la sorte, et pour ainsi dire gratuitement, une force motrice illimitée.

Afin de faire un extrême plaisir au lecteur donnons-lui, avant de quitter la Mékinac, l’étymologie de ce nom. Il vient d’un mot algonquin qui veut dire « tortue », et il a été donné à cause d’une vague ressemblance avec cet animal que possède une grosse montagne du voisinage.

Le rivage a ici un aspect particulièrement farouche et rébarbatif. À quelque distance des Piles, nous avons laissé derrière nous la montagne des « Maurice », la plus haute de toute la rivière, montagne qui n’a pas l’air de plaisanter, qui se dresse tout d’un jet à mille pieds de hauteur, avec des protubérances formidables, et tombe presque à pic dans la rivière qui glisse, avec mille respectueux détours, entre ses énormes pieds.

Nous avons remonté en outre le rapide du « Français », nom donné en l’honneur d’un français de Normandie qui est venu s’établir en cet endroit, il y a trente-deux ans. C’est là qu’il a vécu bien des années solitaire, n’ayant rien pour se distraire que la contemplation de la rivière Mékinac, qui vient déboucher dans le Saint-Maurice, un peu au-dessus du rapide. Ce français s’appelait Louis Vaujeois, nom que la postérité lui conservera, très-heureuse de faire sa connaissance.


La Matawin


Le rapide du « Français » franchi, après avoir quitté Mékinac, nous tombons bientôt dans celui de Manigonse, qui est le plus difficile et le plus long de tous les rapides entre les Piles et la Tuque. Manigonse est un nom sauvage, contraction de Ménahigonse, qui veut dire « épinette blanche ». Plus loin, nous remontons le rapide de La Cuisse et nous atteignons l’embouchure de la Matawin, après un trajet d’une douzaine de milles, depuis la première étape.

La Matawin est l’affluent le plus considérable du Saint-Maurice ; elle prend sa source au delà du lac des Pins, à l’ouest, et coule parallèlement au fleuve Saint-Laurent. Le spectacle offert par les rives escarpées et abrutes du Saint-Maurice, entre la Mékinac et la Matawin, est extrêmement saisissant. Cette dernière rivière débouche dans le voisinage de coteaux élevés, d’une physionomie sauvage et dure ; mais ne vous laissez pas tromper par ces apparences ; franchissez les coteaux et suivez les bords de la rivière : vous y trouverez un terrain plat, très fertile et très favorable à la culture, jusqu’à une grande distance, sur lequel pourraient s’établir plusieurs paroisses en succession. Tout ce pays est couvert de bois magnifiques ; il est coupé de petites rivières et de lacs où le poisson abonde. Dans les vallons et dans les plaines il y a place pour de larges groupes de colons. On prétend que la vallée de la Matawin est en très-grande partie formée de terre aussi riche, aussi avantageuse à la colonisation que celle-là même du bassin du lac Saint-Jean. Les cantons Brassard et Provost, entre autres, s’y sont rapidement développés. On peut dire que jusqu’au lac des Pins, à soixante et quelques milles de son embouchure, la Matawin et ses nombreux affluents présentent, dans toutes les directions, des lisières de terre longues de vingt-cinq, trente et même quarante milles, où l’on peut rassembler des colonies considérables ; au delà de ces limites, vers le sud-ouest, on touche au lac Nominingue ; à l’ouest et au nord, sont les grandes plaines des rivières du Milieu et du Lièvre, vers lesquelles la colonisation s’avance aujourd’hui avec l’allure progressive qu’on a vainement cherché à lui imprimer pendant de longues années de tâtonnements.

La mission de la Mattawin ne renferme qu’une centaine d’âmes environ, mais elle est destinée à un agrandissement rapide.


La Grande-Anse


La troisième étape est la Grande-Anse, large expansion, en forme de demi-cercle, que prend le Saint-Maurice, une douzaine de milles plus haut que la Mattawin. Ici, la physionomie de la rivière change complètement, et l’on se croirait transporté sur les rives du fleuve. Le Saint-Maurice a ici une largeur d’au moins un demi-mille ; sur chacune de ses rives les défrichements s’étendent à plusieurs milles au loin. Du côté de la mission, sur la rive est, il y a place pour une grande et belle paroisse ; on y trouve, à l’heure actuelle, une trentaine de colons installés comme dans les anciennes paroisses et jouissant d’un confort inusité dans ce pays primitif. De l’autre côté, sont les magnifiques fermes des MM. Hall, où l’on aperçoit de vastes prairies et des pâturages s’étendant au delà de l’espace que la vue peut embrasser. Tout cela donne comme une impression de soulagement et offre au regard un aspect doux et aimable dont il est avide, après avoir contemplé, pendant une longue succession de milles, des rivages inhospitaliers, barbares, où ne se voient que quelques habitations isolées, et, çà et là, des huttes faites de troncs d’arbres, avec un toit écrasé, recouvert d’écorce et percé au centre pour laisser s’échapper la fumée du gîte.

À la Grande-Anse on a passé la partie montagneuse du Saint-Maurice, celle qui a la physionomie la plus tranchée et la plus formidable. On a dépassé, entre autres, le mont Caribou, drapé dans ses énormes masses de granit qui ne laissent échapper que de maigres broussailles à travers leurs fissures ; on a dépassé aussi et surtout le mont L’Oiseau, mont aussi haut que celui des Maurice, mais encore plus droit, semblable à un géant de pierre dressé dans toute sa hauteur. De grands arbres le couronnent et répandent une ombre menaçante sur ses flancs. Il est plein de mystères et de redoutables légendes. On n’ose se reposer à ses pieds, de peur d’entendre des cris d’angoisse et des froissements de chaînes. La tradition rapporte qu’il s’y fit jadis un grand massacre, dans les temps très reculés ; de là les gémissements des victimes que l’on entend encore, et les airs mystérieux dont s’enveloppe à plaisir ce mont où, sans doute, les oiseaux de nuit seuls se rencontrent et se réunissent, pour concerter d’affreux complots contre la race humaine amoureuse des légendes, ou, du moins, interdire l’accès de leur donjon, en semant l’épouvante avec leurs cris de petits démons en querelle.


La Rivière-aux-Rats


En montant de la Grande-Anse à la Rivière-aux-Rats, qui est l’étape suivante, on passe devant la petite rivière Batiscan, sur les bords de laquelle se trouvent également de bonnes terres. Elle a été jadis le théâtre de nombreuses rencontres entre les Iroquois et les Algonquins, d’où son nom charmant, aussi concis que sauvage, de « Innétopalé-Vianangue », qui veut dire « rivière des combats ».

La mission de la Rivière-aux-Rats renferme environ une vingtaine de familles, dont le tiers à peu près se livre à la culture. La rivière prend sa source dans un lac, non loin de la Vermillon ; elle a trente-six lieues de longueur et une soixantaine de pieds de largeur. L’accumulation du sable, à son embouchure, la rend innavigable, même pour des canots. De là vient la quantité de sable qui encombre le lit du Saint-Maurice, jusqu’à une certaine distance de là, et qui forme de petits îlots sur lesquels croissent des groupes de plantes sauvages.

La rivière aux Rats débouche sur la rive ouest du Saint-Maurice, en face de la mission, qui est établie sur la rive est. À quelques arpents seulement de son embouchure débouche la rivière Weissonneau ; ces deux affluents du Saint-Maurice traversent de larges terrains d’alluvion, au millieu desquels s’élève la magnifique ferme de M. John Baptist. Cette ferme est l’une des plus renommées et des plus belles de tout le pays. Ses nombreux bâtiments, entretenus avec un soin extrême, lui donnent l’apparence d’un petit village. M. Alexander Adams, qui en a l’administration, tient sous ses ordres une quinzaine d’hommes attachés aux travaux de la ferme, dont ils retirent un rendement énorme d’avoine, et jusqu’à 35,000 bottes de foin, produits qui sont consommés dans les importants « chantiers » pour la coupe du bois que la maison Baptist entretient dans cette partie du Saint-Maurice.

Depuis nombre d’années les commerçants de bois ont pris sur les bords de la rivière aux Rats et de la Weissonneau des quantités incalculables de billots de pin et d’épinette, et cependant, ces deux vallées sont loin d’être épuisées encore.

La mission de la Rivière-aux-Rats est considérée comme le poste le plus important du haut Saint-Maurice. On y trouve, dans un cadre restreint, la physionomie des anciennes campagnes canadiennes. Les colons qui y demeurent s’occupent, pendant l’hiver, de faire la chasse et d’exploiter le bois : l’été, environ le tiers d’entre eux s’adonnent à la culture. On trouve d’aussi belles moissons sur les bords de la rivière aux Rats que sur les terres qui bordent le Saint-Laurent. Il en est de même

des bords de la Weissonneau. Jusqu’à une grande distance,
chute de la tuque, sur le saint-maurice
le long de ces deux rivières, il y a place pour une

nombreuse population agricole.

Il devrait s’y former en peu de temps une paroisse considérable : mais l’absence de communications, ici comme dans bien d’autres endroits avantageux de la province, a été le plus grand obstacle au développement normal et facile de la colonisation.


Dernière Étape — La Tuque


Cinq à six milles plus haut que la Rivière-aux-Rats on franchit le rapide Croche, qui tire son nom de sa forme. On aperçoit à sa droite la chute de la petite Bostonnais, cours d’eau qui se jette dans le Saint-Maurice, d’une hauteur de deux cents pieds, à l’origine de la chute, après avoir descendu une pente graduelle de trois cents pieds de plus, à partir du lac Wayaguamac, qui se trouve à cinq milles seulement de distance. La petite Bostonnais sert de décharge à ce lac qui n’a pas moins de quinze milles de longueur et baigne des paysages de la plus originale beauté. À cet endroit de son cours, le Saint-Maurice a un niveau de 440 pieds au-dessus de celui du Saint-Laurent ; le niveau du lac Wayaguamac est de 946 pieds au-dessus de celui du fleuve, ce qui fait donc une différence de cinq cents pieds dans un espace de terrain qui ne mesure pas plus de cinq milles. On peut aisément se représenter tout ce que l’industrie humaine pourrait tirer d’un cours d’eau qui, en un si court trajet, fait une descente de trois cents pieds, terminée par une culbute de deux cents, et qui doit être las sans doute aujourd’hui d’exécuter une pareille cabriole, uniquement pour porter les eaux d’un lac à une rivière et pour émerveiller quelques rares voyageurs !

À partir de la Rivière-aux-Rats la nature du Saint-Maurice a repris son aspect dur et sévère, adouci ça et là par la présence de quelques prairies et de quelques fermes, mais n’offrant en général au regard qu’une lisière étroite de terrain, au pied des montagnes, et quelques pauvres habitations. Mais dès qu’on arrive en vue de La Tuque, qui n’est plus qu’à trois ou quatre milles de distance, la scène devient toute différente. La vallée de la rivière qui s’est élargie, qui a remplacé par des pentes douces, couvertes de vigoureuses forêts, les falaises et les bords hérissés qui accompagnent le Saint-Maurice, dans presque tout son cours, apparaît traversée tout à coup par une haute chaîne de montagnes qui semble fermer toute issue vers le nord. Au dessus de cette gigantesque barrière, se détachant de l’ensemble des crêtes sourcilleuses et les dominant de toute la hauteur de son torse, s’élève un haut promontoire auquel sa forme arrondie a donné un nom célèbre… nous avons devant nous la fameuse montagne « La Tuque » et le vaste et splendide panorama qui va se déployer presque sans interruption jusqu’aux rivages lointains du lac Saint-Jean.

Le Saint-Maurice s’est frayé un passage étroit à travers la chaîne de montagnes. En atteignant le pied du promontoire, il se resserre et s’engouffre dans un couloir qui n’a guère plus de cent pieds de largeur et est coupé dans le roc vif. Ses eaux ainsi comprimées se hérissent de colère et, pour se débarrasser des entraves que la nature leur oppose, elles se précipitent avec fureur d’un escarpement de quarante pieds de haut, et forment dans leur chute la première cascade de la Tuque. Écumeuses, bondissantes, elles continuent leur course, elles glissent comme des flots d’éclairs sur un plan qui sans cesse s’incline, et, après une série de cascades et de rapides d’environ un mille de longueur, elles vont s’abattre, épuisées et domptées, dans une large et paisible baie, aux bords souriants et doux, qui ne rendent même pas un écho du tonnerre roulant de la chute.

C’est sur le rivage de cette baie qu’était autrefois le poste très important de La Tuque, établi pour les besoins du commerce de bois, et qu’est aujourd’hui la mission qui renferme environ une cinquantaine d’âmes.

La baie est un des endroits les plus poissonneux du Saint-Maurice, et la chute est un des plus puissants pouvoirs hydrauliques de la province.

La destinée et les événements ont singulièrement retardé jusqu’ici les progrès et la prospérité que semblait être en droit d’attendre un établissement comme celui de La Tuque. Placé à la tête de la navigation, entouré d’un pays fertile, servant d’intermédiaire au commerce de la compagnie de la Baie d’Hudson avec les Trois-Rivières, à portée de communications faciles et assez rapprochées avec le Lac Saint-Jean par la rivière Croche, pourvu d’un incomparable pouvoir hydraulique et de grandes estacades pour retenir le bois de commerce amené par les tributaires du Saint-Maurice, le poste de La Tuque pouvait légitimement s’attendre à un rapide développement, à sa rapide transformation en une cité florissante. Malheureusement, l’abandon de la ligne de bateaux à vapeur, établie autrefois par la compagnie Norcross et Phillips, et l’abolition de la station des estacades du gouvernement, effectuée il y a quelques années, ont porté un coup fatal à des espérances aisément réalisables.

Cependant, il y a tout lieu de croire qu’un avenir prochain accomplira ce que des circonstances imprévues ont simplement entravé. Grâce au rétablissement de communications régulières par bateaux à vapeur et à la divulgation de plus en plus grande des avantages et des ressources que possède le territoire du Saint-Maurice, nous pourrons contempler, avant la fin du siècle actuel, sur le parcours de cet impétueux tributaire du Saint-Laurent, des établissements populeux et prospères dans tous les endroits où l’industrie, le commerce ou la colonisation auront quelque chance de trouver un champ profitable, un libre développement.







  1. La 1re exploration qui eut lieu pour reconnaître scientifiquement les régions du St-Maurice et de l’Outaouais est celle d’Ingalls, en 1830.

    Cette exploration était divisée en deux partis : l’un, le parti du St-Maurice, devait partir de Trois-Rivières et remonter le St-Maurice jusqu’au poste de Wemontachingue, au 48e degré, de là se diriger à l’ouest jusqu’au lac des Sables, sur la Lièvre, puis descendre celle-ci jusqu’à son continent avec l’Outaouais. Il devait, après cela, remonter la rivière Petite Nation jusqu’à sa source, explorer le pays à l’est de la Rivière du Loup, et descendre par cette rivière jusqu’au St-Laurent.

    On voulait constater s’il existait une communication par eau entre la Lièvre et le St-Maurice.

  2. Les Grandes-Piles ont été érigées en paroisse le 28 avril, 1885, sous le vocable de Saint-Jacques.