Le chercheur de trésors ou L’influence d’un livre/03

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Texte établi par Imprimerie de Léger Brousseau (p. 28-40).

CHAPITRE TROISIÈME


C’est le meurtre qui vient, froidement médité,
Flairer ta gorge nue et t’ouvrir le côté.

(Bertaud.)
Murder, most foul.
(Shakespeare.)
le meurtre.


Je conçois bien que l’espagnol vindicatif surprenne son ennemi au détour sombre d’une forêt et lui plonge son poignard dans le cœur ; que le corse sauvage attende sur le bord d’un ravin l’objet de sa vendette, et, d’un coup de sa carabine, l’étende à ses pieds ; que l’impétueuse italienne porte un stylet à sa jarretière et perce le sein d’un amant infidèle ; il y a quelque chose d’émouvant dans leur action. Le premier appelle sa vengeance « le plaisir des dieux, » et dit avec le poète anglais que « c’est une vertu. » Le second a une dette sacrée à payer : son père peut-être la lui a laissée ! La troisième a son excuse dans la passion la plus puissante du cœur humain, l’amour, source de tant d’erreurs. Elle ne conçoit pas qu’on puisse aimer et supporter de l’indifférence ; elle veut que le jeune Anglais, aux cheveux blonds, boive la coupe des passions, comme elle, fille du midi, à la longue chevelure noire, à l’âme de feu !… Mais ce que je ne puis concevoir et ce qui répugne à la raison, c’est qu’un être auquel on ne peut refuser le nom d’homme, puisse s’abreuver du sang de son semblable pour un peu d’or…

Sur les bords de la charmante rivière des Trois-Saumons, est une jolie maison de campagne, peinte en rouge, qui touche, du côté sud, à la voie publique et, du côté nord, au fleuve Saint-Laurent ; les arbres qui la couvrent de leur feuillage, sur le devant, invitent maintenant le voyageur fatigué à se reposer ; car c’est à présent une auberge. Autrefois ce fut la demeure d’un assassin, et ses murs, maintenant si propres et si blancs, ont été rougis du sang du malheureux qu’un destin fatal avait conduit sous son toit.

Au temps dont je parle, elle était occupée par Joseph Mareuil, homme chez lequel deux passions seulement s’étaient concentrées ; l’une qui n’a de nom que chez la brute, et l’autre, celle du tigre : la soif du sang. Il pouvait, comme la tigresse d’Afrique, se reposer près du cadavre qu’il avait étendu à ses pieds et contempler, de son œil sanglant, sa victime encore palpitante.

Qui pourrait peindre cette malédiction de Dieu incarnée ? Personne… Essayons au moins d’en donner une faible esquisse. Cet homme était d’une taille et d’une force prodigieuses : il eût été bien proportionné sans son immense poitrine ; son front était large et proéminent ; deux sourcils épais couvraient deux os d’une grandeur démesurée, sous lesquels étaient ensevelis, dans leur orbite creux, ses yeux sombres et étincelants. Son nez aquilin couvrait une bouche bien fendue, sur laquelle errait sans cesse un sourire de bagne, ce sourire qu’on ne voit guère que sur le banc des prévenus, qui les abandonne dès qu’ils entrent au cachot, et qu’ils reprennent lorsque les prisons les revomissent au sein de la société. Deux protubérances, qu’il avait derrière les oreilles, l’auraient fait condamner sans témoins par un juge phrénologiste. Ses manières, quoique engageantes, inspiraient la défiance ; et l’enfance même, qu’il cherchait à captiver, s’enfuyait à sa vue.

Il était assis sur le seuil de sa porte, vêtu d’une longue robe de chambre, le six septembre 182-, lorsqu’un colporteur s’approcha de lui pour lui demander s’il désirait acheter quelques marchandises. Il se leva aussitôt et le pria d’entrer ; après l’avoir fait asseoir et invité à se rafraîchir, il l’engagea, vu que le soleil était bientôt près de se coucher, à passer la nuit chez lui. Le jeune homme, qui s’appelait Guillemette, refusa d’abord ; mais l’hôte ayant fait observer qu’il y avait beaucoup de chasse aux environs et lui ayant offert un fusil, il se décida à rester et accepta ses offres. Il prit le fusil et sortit accompagné du maître du logis. Ils aperçurent un jeune homme, en habit de voyageur, qui venait à eux et qui s’arrêta lorsqu’il les eut joints.

Le nouvel arrivé était d’une belle taille et sa mise très-recherchée ; les traits de son visage, d’une beauté rare, annonçaient la fatigue jointe à une mélancolie habituelle. Il salua le compagnon de Mareuil qui, le reconnaissant, lui rendit son salut, en lui disant :

— Vous paraissez fatigué, M. de Saint-Céran ; venez-vous de loin ?

— J’arrive des pays d’en-haut, répondit ce dernier ; allez-vous plus loin ce soir, François ?

— Non, je profite de l’offre obligeante de monsieur, et je vais coucher chez lui : et vous ?

Ici la physionomie de Mareuil se rembrunit. Il avait intérêt à ce que personne ne sût que le malheureux colporteur passait la nuit dans sa demeure.

— Je vais marcher encore une demi-heure et je crois que je logerai ce soir chez un de mes amis. Adieu je suis pressé.

Il continua sa route. Guillemette prit le chemin du rivage et après avoir chassé, pendant une heure, il rentra au logis pour souper. Il trouva la table mise et commença à manger de bon appétit. La conversation roula pendant le repas sur ses spéculations, et il avoua franchement à son hôte qu’il n’avait vendu que pour onze louis, depuis son départ de la capitale. Après avoir pris quelques verres de vin, qui contenaient un fort narcotique que Mareuil y avait jeté à son insu, il manifesta le désir de se reposer, et se jeta sur un petit lit, où il ne tarda pas à s’endormir.

Alors commença le drame horrible dont nous allons entretenir nos lecteurs. Mareuil, jusqu’alors accoudé sur la table et enseveli dans ses rêveries, se leva et fit quelques tours dans la chambre à pas lents, puis s’arrêta près de l’endroit où dormait sa victime. Il écouta, d’un air inquiet, son sommeil inégal et entrecoupé de paroles sans suite. « Il n’est pas encore entièrement « sous l’influence de l’opiat, » se dit-il, et il retourna s’asseoir sur un sofa. La lumière qui brûlait sur la table laissait échapper une lueur lugubre, qui donnait un relief horrible à son visage sinistre enfoncé dans l’ombre ; relief horrible, non par l’agitation qui se peignait sur des traits d’acier, mais par le calme muet et l’expression d’une tranquillité effrayante. Il se leva de nouveau, s’avança près d’une armoire et en tira un marteau, qu’il contempla avec un sourire infernal : le sourire d’un Shylock, lorsqu’il aiguisait son couteau et qu’il contemplait la balance dans laquelle il devait peser la livre de chair humaine qu’il allait prendre sur le cœur d’Antonio. Il donna un nouvel éclat à sa lumière puis, le marteau d’une main et enveloppé dans les plis de son immense robe, il alla s’asseoir près du lit du malheureux Guillemette.

Il considéra, pendant quelque temps son sommeil paisible, avant-coureur de la mort qui ouvrait déjà ses bras pour le recevoir ; il écouta un moment les palpitations de son cœur : — quelque chose d’inexprimable, qui n’est pas de ce monde mais de l’enfer, passa sur son visage ; il resserra involontairement le marteau, écarta la chemise du malheureux étendu devant lui, et d’un seul coup de l’instrument terrible qu’il tenait à la main, il coupa l’artère jugulaire de sa victime. Le sang rejaillit sur lui et éteignit la lumière. Alors s’engagea dans les ténèbres une lutte horrible ! lutte de la mort avec la vie. Par un saut involontaire Guillemette se trouva corps-à-corps avec son assassin qui trembla, en sentant l’étreinte désespérée d’un mourant et en entendant, près de son oreille, le dernier râle qui sortait de la bouche de celui qui l’embrassait avec tant de violence, comme pour faire un cruel adieu à la vie. Il eut néanmoins le courage d’appliquer un second coup et un instant après il entendit, avec joie, le bruit d’un corps qui tombait sur le plancher ; le silence vint augmenter l’horreur de ce drame sanglant, et la pendule sonna onze heures.

Il ralluma sa bougie avec peine et revint dans le cabinet où il s’efforça, en vain, d’arrêter le sang qui sortait de la blessure : « Faisons disparaître aussitôt que possible toutes ces traces qui pourraient me trahir, » se dit-il. « Et, quant à toi, ton linceul c’est l’onde. » Il dépouilla ensuite le corps et lui attacha les pieds avec une corde, fit le tour de chaque fenêtre pour voir s’il n’entendrait rien au dehors et ouvrit sa porte ; mais aucune voix étrangère ne troublait le silence de la nuit : la tempête régnait dans toute son horreur, et le sifflement du vent, mêlé au bruit de la pluie et au mugissement des vagues, se faisait seul entendre. Il referma la porte avec précaution, ouvrit la fenêtre qui donnait sur le rivage, y jeta le corps et le rejoignit aussitôt. La force du vent le faisait chanceler et l’obscurité de la nuit l’empêchait de voir la petite embarcation dans laquelle il se proposait de se livrer avec sa victime à la merci des flots. Il la trouva enfin, et quoiqu’il eût fallut la force de deux hommes pour la soulever, il la fit partir de terre d’un bras vigoureux, y déposa le corps et la porta jusqu’à l’endroit où la vague venait expirer sur le rivage. Il attacha alors le cadavre derrière le canot, et s’y étant placé, il fit longtemps de vains efforts pour s’éloigner : le vent qui soufflait avec force du nord et la marée montante le rejetaient sans cesse sur la côte. Enfin, par une manœuvre habile, il parvint à gagner le large, et après un travail pénible de deux heures, épuisé de fatigue et se croyant dans le courant du fleuve qui court sur la pointe de Saint-Roch, il coupa la corde et dirigea sa course vers le rivage. Il trouva tout chez lui dans le même ordre qu’il l’avait laissé, referma la fenêtre et se mit à l’ouvrage. Il déposa l’argent dans son coffre, brisa la cassette dans laquelle le colporteur transportait ses marchandises, les mit dans un sac qu’il serra, jeta les planches dans la cheminée, mit de côté les habits, lava les taches de sang du mieux qu’il put, puis se jeta sur son lit, où il ne tarda pas à s’endormir d’un profond sommeil. La fatigue le fit reposer pendant quelques heures ; mais, vers le matin, son imagination, frappée des scènes de la veille, vint les lui rappeler avec des circonstances horribles.

Il lui sembla que sa demeure était transformée en un immense tombeau de marbre noir ; que ce n’était plus sur un lit qu’il reposait, mais sur le cadavre d’un vieillard octogénaire, auquel il était lié par des cheveux d’une blancheur éclatante. Des milliers de vermisseaux qui lui servaient de drap mortuaire le tourmentaient sans cesse. Tout-à-coup, au pied de sa couche glacée se levait lentement l’ombre d’une jeune fille, enveloppée d’un immense voile blanc, qui l’invitait à la rejoindre ; et il faisait d’inutiles efforts pour se soulever. La jeune fille levait son voile, et sur son corps, d’une beauté éblouissante, il voyait un visage dévoré par un cancer hideux. Puis l’ombre de Guillemette se présentait à son chevet pâle et livide ; de son crâne fracassé s’écoulait une longue trace de sang et sa chemise entr’ouverte laissait voir une profonde blessure à son col. Il se sentait près de défaillir ; mais l’apparition lui jetait quelques gouttes de sang sur les tempes et ses forces s’augmentaient malgré lui. Il voulait se fuir lui-même ; mais une voix intérieure lui répétait sans cesse : seul avec tes souvenirs !