Le chevalier de Mornac/11

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Typographie de L’Opinion Publique (p. 53-56).

CHAPITRE XI.

où il est encore question du castor-pelé.

Griffe-d’Ours avait fait transporter Jeanne de Richecourt dans la cabane de la Perdrix-Blanche.

La Perdrix-Blanche, sœur de Griffe-d’Ours, devait son nom à son teint moins cuivré que celui des autres femmes de sa race. Elle venait de perdre son mari, tué dans une expédition de guerre, et habitait seule, avec deux enfants, un ouigouam rendu désert par la mort du guerrier.

Jeanne en proie à une fièvre inflammatoire des plus ardentes fut suspendue plusieurs jours entre la vie et la mort. Enfin la force de la jeunesse, et peut-être l’absence de tout médecin, triomphèrent de la maladie, et trois semaines après son arrivée au village d’Agnier elle était en convalescence.

Plusieurs fois, Mornac s’était glissé jusqu’à elle et lui avait prodigué les consolations et les secours qu’il était en son pouvoir de lui donner. Dans ses courtes visites à sa cousine, il lui fallait pourtant user d’une extrême prudence. Car un jour, Griffe-d’Ours l’avait vu sortir du ouigouam de la Perdrix-Blanche et lui avait dit qu’il le tuerait s’il le revoyait encore entrer dans la cabane où logeait la vierge pâle.

Griffe-d’Ours lui-même n’avait pas encore tenté de revoir la jeune fille. Mornac le savait, et jusqu’à ce jour il était resté tranquille, prêt pourtant à agir à la première occasion.

Quant à Vilarme, il faut croire que Griffe-d’Ours l’avait signalé à la vigilance de la Corneille ou que celle-ci était fort jalouse. À peine le malheureux remplaçant du Serpent-Vert faisait-il un pas hors de la cabane de sa moitié que cette dernière l’y faisait rentrer à grands coups de bâton. Vilarme avait d’abord voulu regimber, mais il avait toujours eu le dessous dans ses luttes avec la Corneille, une fière femme, je vous le jure, et maintenant il filait doux.

On était aux premiers jours de novembre. Jeanne de Richecourt encore faible, reposait assise sur une peau d’ours, dans un coin de la cabane.

Il lui avait fallu beaucoup d’énergie pour supporter les incommodités de la vie sauvage qui était des plus grossières, quoi qu’en aient écrit Chateaubriand et bien d’autres.

D’abord, pour une femme délicatement élevée et malade, c’était une triste nourriture que de l’anguille fumée, des bouillons impossibles à la chair de chien, et d’autres salmigondis sans sel et sans épices, ainsi que des galettes de farine de maïs grossièrement moulu ou plutôt pilé dans des mortiers.

Nos peuplades sauvages avaient peu d’égards pour leur estomac et ne connaissaient point les douceurs de la table. La chair de chien faisait leurs délices, et encore n’en mangeaient-ils pas souvent vu qu’on la réservait pour les grands galas. Quant à la venaison ils n’en mangeaient, pour ainsi dire, que dans leurs expéditions de chasse ou de guerre. Le sauvage, indolent, ne prenait pas la peine de sortir du village, en temps ordinaires, pour se procurer de la venaison fraîche. On faisait une, deux grandes chasses par an, et toute la viande qui en provenait était aussitôt fumée et convertie en pémican. L’on vivait là-dessus durant la plus longue partie de l’année.

Pour ce qui est de leurs cabanes, elles étaient de la plus grande malpropreté. Les punaises et les puces y avaient le droit de cité le mieux établi, et les chiens, sales, hargneux et voraces, y étaient presque les égaux des maîtres avec lesquels ils couchaient pêle-mêle et mangeaient habituellement. Bien que les Iroquois, dont le nom voulait dire faiseurs de cabanes, se logeassent mieux que les autres Sauvages, leurs habitations n’avaient guère d’autre commodité que de les mettre à l’abri des plus graves intempéries des saisons.

Leurs ouigouams avaient ordinairement quatre-vingts pieds de longueur, vingt-cinq ou trente de large et vingt de haut, quelquefois plus et souvent moins encore. Ces cabanes étaient couvertes d’écorces de bouleau, ou de bois blanc. À droite et à gauche régnait à l’intérieur une estrade d’environ neuf pieds de largeur sur un pied d’élévation ; elle servait de lit. Le feu se faisait entre ces deux estrades, et la fumée sortait par une ouverture pratiquée au milieu du toit et qui laissait voir le firmament. J’allais dire le ciel, mais un assez grave inconvénient causé par cette cheminée primitive, m’en empêche : lorsqu’il neigeait et que le vent venait à rafaler à l’intérieur, c’était un vrai supplice que d’être obligé d’y rester. La fumée devenait alors tellement suffocante qu’il fallait mettre la bouche contre terre pour respirer, tant ces âcres vapeurs saisissaient à la gorge, au nez et aux yeux.

Le jour où nous rejoignons Mlle de Richecourt sous le ouigouam de la Perdrix-Blanche, comme le vent soufflait par rafale, la fumée aveuglait la pauvre enfant dont les yeux et la gorge étaient en feu.

Elle mangeait tristement une fade sagamité de maïs et disputait avec peine à deux gros chiens, l’écuelle où ceux-ci s’efforçaient de porter le museau. Malgré ces désagréments, sa pensée était plutôt arrêtée sur sa situation morale que sur ses souffrances physiques.

Grâce à la hardiesse de Mornac qui ne craignait pas d’exposer sa vie chaque jour pour venir la rassurer, Jeanne savait que Griffe-d’Ours n’avait encore rien osé tenter contre elle. Mais maintenant que la santé lui revenait, quel horrible sort l’attendait donc ?

Instinctivement elle passa la main sous la peau d’ours qui lui servait de natte, et s’assura que son petit poignard y était encore. Sa figure se rasséréna au contact du stylet qu’elle avait réussi à dérober aux regards de la Perdrix-Blanche.

— Si je suis obligée de m’en servir, pensait-elle, Dieu voudra bien me pardonner.

Elle était plongée dans ces réflexions, quand la peau qui fermait l’entrée du ouigouam s’écarta lentement. La Perdrix-Blanche étant sortie depuis quelques moments, Jeanne, qui s’était recouchée, pensa que c’était elle qui revenait, et ne s’en troubla pas. Mais, tout à coup elle aperçut, à quelques pieds de son lit, Griffe-d’Ours qui la regardait.

Elle se mit sur son séant et sa main frémissante alla chercher le stylet caché sous la peau d’ours ; mais elle se garda bien pourtant de le laisser voir.

— Tant que la vierge blanche a été bien malade, dit Griffe-d’Ours, le chef n’a pas voulu pénétrer jusqu’à elle, de peur d’augmenter son mal. Mais la Perdrix-Blanche m’a dit que la vierge pâle est mieux et je suis venu lui dire que je m’en réjouis.

Jeanne effrayée n’osait rien dire de peur d’irriter l’Iroquois qu’elle fixait de ses grands yeux bruns fatigués par la fièvre, quand elle s’aperçut que la portière du ouigouam s’entrouvrait pour laisser passer doucement une curieuse figure de sauvage. Cette tête avait bien les cheveux relevés sur le sommet du crâne, avec une plume au milieu, à la manière iroquoise, mais ils n’étaient pas rasés au-dessus du front et des tempes ; les joues étaient peintes de couleurs voyantes, mais sillonnées contrairement aux us sauvages, de longues moustaches en croc. C’était bien la plus drôle de tête de guerrier des Cinq Cantons !

Apparemment qu’elle n’avait rien qui pût effrayer ; car à sa vue, Jeanne sembla rassurée et feignit de regarder Griffe-d’Ours avec la plus grande indifférence.

Celui-ci tournait le dos à la portière et ne pouvait remarquer l’intrus.

— Ma sœur paraît encore faible, reprit l’Iroquois ; et je vois qu’il nous faut retarder notre mariage de quelques jours.

Jeanne frémit.

L’homme qui se tenait à la porte de la cabane brandit silencieusement son couteau.

Ce geste dut remettre complètement Mlle de Richecourt, car elle leva sur Griffe-d’Ours ce regard fier que celui-ci ne pouvait supporter.

Il baissa les yeux et dit :

— Le chef reverra la vierge blanche encore une fois avant que d’en faire sa femme.

Comme il se retournait pour gagner la porte de la cabane, la tête du mystérieux personnage avait disparu.

Griffe-d’Ours sortit sans rencontrer personne.

Jeanne était encore sous la pénible impression que venait de lui causer cette visite importune, quand la portière s’écarta de nouveau et la curieuse tête tatouée apparut encore une fois.

L’homme entra après avoir jeté un furtif coup d’œil au dehors.

— Le Castor-Pelé, guerrier de la tribu de l’Ours, présente ses hommages à très haute demoiselle de Richecourt, dit-il en s’approchant de la jeune fille avec un profond salut.

— Vous serez toujours fou, mon cousin, dit Jeanne à Mornac. Vous riez de tout, même dans les situations les plus sérieuses.

— Conserver son sang-froid et sa gaieté dans les plus grands périls est le meilleur moyen de les surmonter tous, repartit Mornac. Mais dites donc, charmante cousine, comment trouvez-vous le chevalier du Portail de Mornac en son nouveau costume de guerrier iroquois ?

— Superbe, en vérité ! répondit Jeanne qui éclata de rire.

Mornac était complètement métamorphosé. Guêtres de peau de daim, large ceinture dont les franges retombaient presque jusqu’au genou, couteau à scalper, tomahawk, collier de griffes et de dents de bêtes fauves, rien ne manquait à son accoutrement. Mais ses damnées moustaches faisaient, au milieu de tout cela, l’effet le plus comique !

— Le Castor-Pelé est un grand guerrier ! dit-il en se drapant à l’espagnole dans la large peau de castor qui lui tombait des épaules.

— Oui, et le plus grand Gascon des bords de la Garonne.

— Ah ! pour ça, ma cousine, c’est dans le sang, voyez-vous. Et sur mon âme, sans vous faire injure, je crois que vous en avez un peu dans les veines !

Si je me déguise ainsi, c’est pour plaire à nos gardiens. Savez-vous que je commence à être populaire au milieu d’eux. En cela j’ai mon but, croyez-moi bien.

Il se fit en ce moment un grand bruit au dehors.

Mornac prêta l’oreille.

— Je me sauve, dit-il, on pourrait s’apercevoir que nous sommes ensemble. Mais ne craignez rien ; je veille sur vous.

Il s’esquiva.

Quand il fut sorti de la cabane il aperçut le crieur qui parcourait toutes les rues pour convoquer le Conseil. Chacun accourait au centre du village, et Mornac fit comme les autres.

Tous les hommes au-dessous de soixante ans se tenaient en plein air, tandis que les vieillards entraient dans la cabane du Conseil pour y délibérer.

Pendant tout le temps que siégea le Conseil, la foule garda le plus profond silence au dehors.

Au bout d’une demi-heure, l’orateur sortit de la cabane et s’avança vers les jeunes gens qui le renfermèrent au centre d’un cercle qu’ils composèrent en s’asseyant en rond.

L’orateur rendit compte de la délibération.

À la fin de chaque période l’assemblée criait à tue-tête :

Andeya !

Ce qui voulait dire :

— Voilà qui est bien !

Mornac, assis comme les autres, regardait cette scène d’un air ahuri.

Quand l’orateur eut fini de parler, il rentra dans les rangs.

Alors Griffe-d’Ours, son tomahawk à la main, s’avança au milieu du cercle, suivi de deux ou trois hommes qui plantèrent au centre un poteau près duquel ils s’assirent, en battant une mesure rapide sur une espèce de tymbale.

Griffe-d’Ours se mit alors à danser à droite et à gauche et entonna un chant énergique.

Quand il était hors d’haleine, il s’arrêtait, frappait un coup de massue sur le poteau, puis reprenait sa danse et son chant.

— Je donnerais bien ma bourse vide, dit Mornac à demi voix, pour savoir ce que tout cela veut dire.

Son voisin, qui baragouinait quelques mots de français, l’entendit et lui dit :

Griffe-d’Ours… partir aujourd’hui avec ses jeunes gens pour rencontrer les Mohicans[1] qui veulent nous attaquer.

— Bonté du ciel ! pensa Mornac, notre chance continue à nous favoriser. Si l’expédition dure plusieurs jours, ma cousine aura le temps de se rétablir et nous filerons ! Car, mordious ! je commence à m’ennuyer ici !

L’assemblée se dispersa. Tandis que les guerriers qui devaient suivre Griffe-d’Ours couraient à leur cabane pour faire leurs préparatifs de départ, Mornac s’en alla flâner en dehors de l’enceinte du village. Il allait de ci et de là, fièrement drapé dans son manteau de fourrures, baillant aux grues et songeant à la singulière destinée qui le métamorphosait de la sorte, lorsque soudain, il entend des cris, et voit, à quelque distance une femme qui se tord les bras de désespoir et semble appeler à l’aide.

Il accourt et reconnaît la Perdrix-Blanche qui se tient sur les bords de la rivière Mohawk en remplissant l’air de ses cris.

D’un geste désespéré elle lui montre son enfant, âgé de cinq ou six années, qui se débat au milieu de la rivière assez profonde en cet endroit.

L’enfant avait déjà deux fois enfoncé sous l’eau et venait de reparaître à la surface.

En un clin d’œil, Mornac se débarrassa de son manteau, de sa ceinture et de ses guêtres, et s’élança dans la rivière.

Emporté par le courant et suffoqué par l’eau qu’il avait avalée, le malheureux enfant allait disparaître pour la troisième et dernière fois, lorsque Mornac, bon nageur, le rejoignit, le saisit par les cheveux, le ramena au rivage et le déposa vivant dans les bras de la Perdrix-Blanche.

La pauvre mère, éperdue de joie se jeta aux pieds de Mornac, et se mit à lui embrasser les genoux en murmurant de douces paroles qu’il aurait bien voulu comprendre.

Puis elle prodigua ses soins à l’enfant.

— Je crois bien, sandis ! pensa le Castor-Pelé, en remettant ses guêtres et sa ceinture, que je viens de me faire une alliée fidèle et dévouée !


  1. Les Mohicans étaient les ennemis jurés des Iroquois. Ils habitaient entre l’Hudson et l’océan.