Le chevalier de Mornac/14

La bibliothèque libre.
Typographie de L’Opinion Publique (p. 66-70).

CHAPITRE XIV.

où l’amour l’emporte sur la haine.

Trois semaines plus tard, à la tombée de la nuit, Mornac sortait de sa cabane et se dirigeait vers le ouigouam de la Perdrix-Blanche.

Le ciel était sans étoiles, l’atmosphère lourde et chargée de vapeurs. Pas un souffle de vent n’agitait les branches desséchées de la forêt dont les arbres immobiles étendaient leurs grands bras morts au-dessus de la terre couverte d’une légère couche de neige.

Il y avait dans l’atmosphère je ne sais quoi de pénible et de sinistre. La nature semblait saisie d’une de ces vagues torpeurs qui précèdent presque toujours les cataclysmes et les grandes commotions du globe.

Influencé à son insu par cette torpeur qui étreignait la nature inanimée, Mornac grommelait à part soi :

— J’éprouve un singulier malaise. C’est comme s’il y avait du malheur dans l’air. Bah ! deviendrais-je superstitieux par hasard ?… Allons, sandis ! pas d’enfantillage. Et, puisque l’heure en est venue, en avant !

Il ouvrit la portière du ouigouam et entra.

Mlle de Richecourt l’attendait auprès du feu. La Perdrix-Blanche était assise dans un coin de la cabane et ne paraissait rien voir.

— Vous êtes prêt, mon cousin ? demanda Jeanne.

— À vos ordres, comme vous voyez.

— Partons-nous tout de suite ?

— Attendons quelques instants encore que chacun, dans le village, dorme ou soit retiré chez soi. Vous sentez-vous tout à fait rétablie, et croyez-vous pouvoir affronter les fatigues de notre long voyage ?

— Depuis trois semaines que je suis debout et que je prends tous les jours un exercice forcé, il me semble être dans la meilleure des conditions possibles pour fuir.

Ils restèrent quelque temps silencieux, songeant à la grave démarche qu’ils allaient faire.

— À la grâce de Dieu ! dit enfin Jeanne en se levant. Partons.

— Partons ! fit Mornac qui se pencha hors de la cabane. Tout est coi dans la bourgade.

Mademoiselle de Richecourt se rapprocha de la Perdrix-Blanche et lui serra la main en signe d’adieu.

Celle-ci leva de grands yeux tristes sur Jeanne et reporta ses regards sur l’enfant que Mornac avait sauvé quelques semaines auparavant.

Cette femme semblait dire dans son muet langage :

— J’ai tort de vous laisser partir. Mais avant tout je suis mère et me souviens.

Mornac lui donna aussi une chaleureuse poignée de main. Puis il souleva la portière, s’effaça pour laisser passer sa cousine, lui offrit le bras, et tous deux firent joyeusement les premiers pas vers la liberté.

Après avoir marché quelque peu dans la grande rue qui coupait en deux le village, ils obliquèrent à droite, et loin de gagner la porte des palissades, fermée à cette heure, ils se glissèrent à côté de la cabane de la mère adoptive de Mornac jusqu’à l’enceinte qui entourait la bourgade. Mornac avait, à la tombée du jour, arraché l’un des pieux et l’avait fixé de manière à ce qu’il se pût ôter facilement pour leur livrer passage.

Le chevalier enlevait tout à fait ce pieu de chêne, quand il aperçut une ombre qui semblait sortir de terre et qui cria :

— Je vous y prends, beaux déserteurs, et nous allons voir !…

L’homme n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Mornac lui asséna un grand coup du lourd bois de chêne qu’il venait d’arracher, et étendit l’intrus par terre où il resta évanoui sous la violence du choc.

— Si je ne viens pas à bout de te tuer, corbeau de malheur ! dit le chevalier, ce ne sera pas ma faute !

C’était Vilarme qui, à demi guéri de ses blessures, s’était glissé du côté de la cabane qu’habitait Mlle de Richecourt au moment où Mornac et sa cousine venaient d’en sortir. Vilarme encore faible avait voulu s’opposer inopinément à leur fuite.

— Vite, fuyons ! dit Mornac. Ce gredin peut avoir donné l’éveil.

Mais rien ne bougeait aux environs, et les deux fugitifs s’enfoncèrent paisiblement dans la campagne.

Pauvres enfants ! ils s’en allaient joyeux, elle fuyant l’opprobre et lui l’esclavage, confiants en Dieu, insouciants du lendemain, mais à peine vêtus, sans autres armes qu’un couteau et qu’un arc dont il savait à peine se servir et sans autres provisions que quelques livres de sagamité. N’importe, ils fuyaient, cela suffisait à leurs aspirations du moment, et ils ne s’inquiétaient pas le moins du monde des pistes que leurs pieds laissaient visibles derrière eux dans la mince couche de neige tombée durant le jour.

Ils avaient bien marché près d’une heure dans la direction du lac Saint-Sacrement, lorsqu’ils entendirent en avant d’eux un grand bruit de voix et de pas.

— Cachons-nous ! dit Mornac.

Ils sortirent du sentier pour se blottir sous des broussailles en arrière de gros arbres qui bordaient le chemin tracé dans la forêt. Bientôt ils entrevirent une centaine de Sauvages qui se dirigeaient du côté d’Agnier.

Le cœur battait si fort aux fugitifs qu’il leur semblait que le bruit de ces palpitations allait trahir leur présence.

Mais le parti de guerre, à la tête duquel était Griffe-d’Ours, continua sa marche et les dépassa sans les remarquer. Bientôt les voix et les pas se perdirent dans l’éloignement.

— Griffe-d’Ours ! dit Mlle de Richecourt à Mornac. Mon Dieu ! que nous sommes partis à temps !

— C’est vrai ! fit Mornac en se levant, nous avons une fière chance ! Dépêchons-nous de continuer notre route afin de mettre, d’ici au point du jour, la plus grande distance possible entre le village et nous.

Tous deux, les pieds trempés et refroidis par l’eau de neige, mais le cœur réchauffé par la joie du succès et le feu sacré de l’espérance, continuèrent à cheminer sous les hauts arbres et dans la nuit morne.

Les guerriers de Griffe-d’Ours se rapprochaient triomphalement du village. L’expédition avait réussi, et ils hâtaient le pas pour annoncer plus vite aux leurs la bonne nouvelle.

Quand ils furent en vue d’Agnier, ils tirèrent, du fond de leurs poitrines, de grands cris de joie qui, doublés par les échos de la forêt allèrent s’abattre bruyamment sur la bourgade endormie où chacun fut sur pied en un moment.

Hommes, enfants, femmes et vieillards, tous vinrent au-devant des vainqueurs en les acclamant de mille cris d’allégresse.

Comme Griffe-d’Ours entrait dans le village, il aperçut un homme qui se traînait sur les genoux et les mains en gémissant.

Cet homme arrivé près du chef se souleva péniblement, et, la figure souillée de sang et de boue, dit en français :

— Ils sont partis !

— Qui ?… balbutia Griffe-d’Ours.

— Mornac et la jeune fille.

— Oh ! malheur à toi, face pâle !

— J’ai voulu les empêcher de fuir et il m’a frappé.

— Quand ?

— Cette nuit même.

— Tu le hais donc aussi ?

— Oui. Il a voulu me tuer deux fois !

— Et elle, l’aimes-tu, face pâle ?

— Je l’aimais, chef. Mais maintenant je la hais !

— Vrai ?

— Oh ! bien vrai !

— Par où les oiseaux se sont-ils envolés ?

— Venez avec moi.

Vilarme tremblant, faible et soutenu par la seule rage de son cœur, guida Griffe-d’Ours vers l’endroit où la palissade forcée avait livré passage aux fugitifs.

— Dix hommes et des torches ! cria Griffe-d’Ours.

Des flambeaux de bois résineux sont allumés, et les traces des fugitifs apparaissent aux yeux ravis du chef qui, suivi de ses hommes, s’élance dans la plaine en suivant les pistes toutes fraîches.

Appuyé sur la palissade, la figure livide et souillée, Vilarme qui voyait la lumière des torches dessiner au loin, sur la neige, les ombres allongées et mouvantes des poursuivants, disait avec un sourire de démon :

— Ô vengeance ! ne vaux-tu pas mieux encore que l’amour ?

Mlle de Richecourt et le chevalier de Mornac allaient toujours marchant vers l’inconnu.

— Quand je pense que nous sommes sauvés ! disait la jeune fille à son cousin.

— Oui, grâce à Dieu, ma chère Jeanne !

Et Mornac pressait légèrement sous le sien l’avant-bras de sa cousine. Celle-ci le laissait faire, et je ne crois pas que son cœur en palpitât moins vite.

— Mais, savez-vous, continuait le chevalier, que c’est un bien rude et long voyage que nous entreprenons ?

— Regrettez-vous déjà de l’avoir commencé ?

— Oh ! Jeanne !

— Eh bien ! alors ?

— Mais ne sentez-vous pas que si ma sollicitude s’inquiète, ce n’est que pour vous seule ? J’ai tant peur que vous ne puissiez pas résister aux fatigues et…

— Et après…

— Si vous alliez retomber malade, et… mourir.

— Mourir ! Dites-moi donc, Robert, ne me vaudrait-il pas encore mieux mourir que d’être restée là-bas ?

— Ah ! c’est vrai !

— Eh bien ! donc, à la grâce de Dieu ! fit Jeanne en levant ses beaux yeux vers le ciel. Mais… n’avez-vous pas senti ?

— Quoi ?

Il m’a semblé que le sol tremblait sous mes pieds. Tiens !

— Vous avez raison !… Pourtant je ne sens déjà plus rien.

— Oui, c’est fini ; seulement une légère secousse. Savez-vous que les tremble-terre ont été fréquents depuis l’année passée. Oh ! mais… avez-vous entendu ?

— Quoi !… encore ?

— Non ! des bruissements de pas derrière nous ! Oh ! voyez ! des lumières ! Mon Dieu ! on nous poursuit ! Nous sommes perdus !

Mornac entraîna la jeune fille en dehors du sentier, et tous les deux se tapirent derrière une touffe de broussailles.

Il était temps. Déjà la lueur des torches se projetait sur le sentier jusqu’à l’endroit qu’ils venaient de quitter, et montait jusqu’au faîte des arbres qui semblaient étonnés de se voir si brusquement éclairés.

En avant de ses hommes, penché sur le sol comme un chien qui flaire la piste du cerf, Griffe-d’Ours suivait les traces laissées par les pieds imprudents des fugitifs.

Au lieu où Mornac et Jeanne s’étaient jetés hors du sentier, Griffe-d’Ours leva la tête, poussa un cri et sauta dans le fourré.

Jeanne sentit son cœur vibrer comme la corde d’un luth prête à casser.

Mornac tira son couteau de chasse.

Griffe-d’Ours l’aperçut.

Les deux hommes bondirent l’un sur l’autre et s’étreignirent ensemble.

Il y eut deux cris, deux éclairs, suivis d’une lutte terrible.

Les deux combattants roulèrent sur la neige qui se teignit de sang.

Mornac était seul contre plus de dix.

Les lâches se ruèrent tous sur lui et le garrottèrent. Une longue blessure éraflait son flanc gauche. Le couteau de l’Iroquois avait heureusement glissé sur les côtes.

Griffe-d’Ours se releva en portant la main à son épaule droite d’où le sang coulait en abondance.

— Le bras du visage pâle n’entamera plus la chair d’un chef, dit-il froidement. Le jeune homme va mourir cette nuit même, comme je le lui avais dit. Il sera brûlé pour avoir tenté de s’enfuir. Et la vierge pâle sera enfin ma femme. Au village !

Deux guerriers soulevèrent Mornac pour l’emporter.

Griffe-d’Ours s’approcha de Mlle de Richecourt.

— Arrière de moi ! cria-t-elle.

Et ce regard dominateur qui avait déjà fait courber le front du guerrier, s’en fut encore brûler l’œil de l’Iroquois qui n’en put supporter la fierté magnétique.

— Que la vierge blanche marche donc devant moi, dit-il.

Jeanne passa superbe à côté de lui, en l’écrasant de toute l’expression de mépris dont la fille des comtes de Richecourt aurait su accabler ce sauvage bandit, sous les lambris dorés du château de Kergalec.

Griffe-d’Ours se mit à la suivre en tremblant de rage, de faiblesse et d’amour.

— Oh ! cette femme ! quelle force inconnue a-t-elle donc en elle-même ? pensait-il, pour que moi, Griffe-d’Ours, la Main-Sanglante, je tremble devant un seul de ses regards, comme l’oisillon sous l’œil ardent de l’aigle ! Que l’amour de cette femme doit être puissant ! Sa haine est si forte !

Les tristes pensées qui agitaient l’âme des captifs ! S’être sentis si près de la liberté et voir tout à coup leurs liens se resserrer plus fortement que jamais !

— Cette fois-ci, c’en est pardieu fait de moi ! grommelait Mornac. Et ma pauvre cousine !… Elle qui, je crois, commençait à m’aimer !… Aussi bien faut-il que je sois l’être le plus infortuné de la création !

— Vous nous avez donc abandonnés, mon Dieu ! soupirait Jeanne. Oh ! veuillez me pardonner, alors ; mais je serai morte avant que le souffle de ce bandit effleure ma figure… Mon malheureux cousin qu’ils vont torturer, et par ma faute ! Il me semblait qu’il m’aimait un peu ! Et moi qui, tout en feignant de n’en rien croire, faisais les plus doux rêves d’avenir ! Mon Dieu ! mon Dieu ! avions-nous donc consommé notre part de jouissances terrestres ! et sommes-nous déjà mûrs pour la mort ? Pourtant je suis si jeune et j’ai tant souffert !

De grands cris accueillirent les captifs, lorsqu’ils rentrèrent au village.

Des centaines de torches éclairaient la bourgade.

En un instant le sort de Mornac fut décidé.

Il fut poussé vers un poteau planté sur une éminence qui s’élevait à l’extrémité du village et y fut solidement attaché.

— Avant de t’offrir en victime au Dieu de la guerre, dit Griffe-d’Ours à Mornac, on va faire ta toilette de mort.

Deux Iroquois préposés à cet apprêt funéraire, apportèrent des couleurs et se mirent à peinturlurer Mornac des pieds à la tête.

Tandis que l’un lui teignait la jambe droite en rouge, l’autre bariolait sa cuisse gauche du plus vif indigo. Et ainsi de suite en remontant vers la poitrine et la face. Après quelques minutes, tout le corps du chevalier offrait aux yeux des spectateurs les nuances variées de l’arc-en-ciel.

— C’est pourtant bien assez de mourir par le feu, grommelait le Gascon, sans être attifé d’une aussi ridicule manière. Il y a, sandious de singulières destinées dans certaines familles ! Qui aurait cru, par exemple, lorsque j’étais à Paris, il y a quelques mois à peine, que le dernier descendant de cette grande lignée des Mornac, dont plusieurs chefs moururent en Palestine, casque en tête, bardés de fer et la lance au poing, qui aurait cru que le dernier petit-fils de ces preux paladins finirait burlesquement ses jours au milieu de pareils moricauds, nu comme Adam et bigarré tel que les fous des anciens rois de France ! Heureusement que je suis le dernier de ma race ; car ma mémoire inspirerait peu de respect à ceux qui auraient à porter mon nom. Ô mes aïeux ! si l’on peut rire encore par delà l’huis du tombeau, vos mâchoires dégarnies doivent se détendre largement sous vos crânes vides à l’ébouriffant aspect de votre dernier rejeton !

Sa toilette funèbre terminée, l’on entoura le chevalier de fagots de bois sec. On eut soin pourtant de les placer à quelques pieds du supplicié, afin que le feu ne le rôtit qu’à distance et qu’il fût plus longtemps à souffrir. Souvent les victimes ainsi calcinées à petit feu, mettaient une couple de jours à mourir.

À en juger par l’art minutieux avec lequel on disposa le bûcher autour de Mornac, le malheureux en avait bien pour deux ou trois journées à sentir ses chairs roussir et se carboniser sous l’action lente du feu avant que d’exhaler son âme avec son sanglot suprême de souffrance.

Lorsque le dernier fagot eut été disposé sur la pile de bois qui entourait, à cinq ou six pieds de distance, la victime jusqu’à la hauteur des hanches, on abaissa les torches allumées, et, tout aussitôt des langues de flamme se mirent à lécher le dessous du bûcher, tandis que le bois sec crépitait sous les étreintes du feu.

Durant les quelques minutes qui suivirent, une épaisse fumée s’éleva en voilant la lumière.

À demi suffoqué par cette âcre senteur, Mornac éternuait, toussait et crachait les jurons les plus énergiques de son répertoire.

— Je voudrais pardieu bien savoir un peu… pouah ! ce que j’ai pu faire à la Providence…… pour qu’elle me ballotte ainsi… mordious !… de supplice en torture !

Les bourreaux riaient aux larmes.

Bientôt la flamme claire sortit victorieuse du bûcher, et, grondant, s’éleva de plusieurs pieds en enserrant le supplicié dans un cercle de feu.

Secouées par le vent, de larges banderoles de flammes flottaient autour de la victime qui voyait leurs replis flamboyants se dérouler jusqu’à son corps pour l’étreindre en des caresses mortelles.

Cette scène terrible éclairée par ce brusque surcroît de lumière, avait comme un reflet des spectacles de l’enfer, lorsque les murs ardents de la fournaise éternelle se rougissent sous l’action de la flamme ranimée par le supplice de quelque nouveau damné.

Au centre de l’impitoyable cercle de feu, dominant la foule qui ondoyait au pied du tertre où s’élevait le bûcher, apparaissait Mornac, le front contracté par la douleur qu’il commençait à ressentir, les yeux chargés d’éclairs, mais gardant toujours aux lèvres ce dédaigneux sourire qui ne le devait quitter qu’après son dernier sarcasme et son dernier soupir.

En bas, aux pieds de la victime, s’étendait une mer de têtes hideuses, grouillantes et hurlantes sinistrement éclairées par la lueur du bûcher et du feu des torches, que traversaient pourtant de larges traînées du brouillard qui, cette nuit-là, pesait lourdement sur la terre. Ainsi comprimée, la lumière qui s’élevait du sol semblait arrêtée par la voûte basse et visqueuse de quelque souterrain de l’enfer.

En jetant un coup-d’œil de mépris sur cette foule cruelle qui s’enivrait de son supplice, Mornac aperçut au premier rang Vilarme qui n’eut pas plus tôt rencontré son regard qu’il s’écria :

— Eh bien ! chevalier de malheur, nous avons notre tour à ce qu’il paraît ! Comment allez-vous là-haut ? Chaudement, n’est-ce pas ! Je suis bien vengé. Sachez que c’est moi qui ai dénoncé votre fuite à Griffe-d’Ours !

— En ce cas, baron de Vilarme ! cria Mornac, que le dernier mot d’un gentilhomme ajoute à ton titre connu d’assassin celui bien mérité de traître et de lâche ! Maintenant que l’honnête homme t’a flétri, laisse le chrétien qui va mourir prier Dieu de te pardonner tes méfaits comme je te pardonne moi-même.

Vilarme lui montra le poing en signe de défi.

Mornac tourna la tête afin de ne plus voir l’exécrable face du bandit triomphant.

Tout à coup l’expression de la figure du chevalier changea. De dure et de railleuse qu’elle était, elle prit tout aussitôt l’empreinte d’un profond attendrissement.

Il venait d’apercevoir Jeanne, sa cousine bien-aimée, Jeanne qui levait vers lui ses grands yeux noirs pleins d’angoisse et de larmes.

Oh ! ce qu’ils se dirent ces deux regards qui se croisèrent en ce moment ! Rendre ce qu’ils contenaient de détresse, de regret et d’amour, demanderait des mots d’une telle énergie que jamais langue humaine n’en pourrait inventer d’assez forts.

— Grand Dieu ! s’écria Mornac, se sentir ainsi aimé pour la première fois et mourir…

Il se roidit dans ses liens comme pour les casser, mais s’arrêta soudain.

Un grondement étrange et sourd courait sous ses pieds.

Était-il causé par la foule ? Et pourquoi ?

La multitude s’était tue, et l’on n’entendait plus aucun bruit de voix.

C’était comme un frémissement de la terre et, qui parti de loin se rapprochait rapidement.

Ce fut bientôt comme le grondement du tonnerre, et l’on entendit les rochers des montagnes voisines, rugueuses arêtes du globe, frémir et s’entrechoquer sur leurs bases.

Dans la forêt les arbres secoués sur leurs racines haletaient et craquaient.

Brusquement remués par cette puissante commotion, les fagots du brasier se mirent à rouler de toutes parts au bas du tertre. Le feu diminua d’intensité, et Mornac en ressentit aussitôt un grand soulagement.

Sans être terrifiée par cette effroyable convulsion de la nature et semblant, au contraire, en retirer une inspiration subite, Jeanne de Richecourt profita du mouvement rétrograde de la foule pour s’élancer vers le bûcher.

Chancelant sur le sol qui vacillait, et sans craindre le feu du brasier, elle s’élança, bondit et vint tomber tout à côté de Mornac dans l’espace libre laissé entre lui et le feu.

Dans l’effort qu’elle fit pour franchir la barrière de flamme, le cordon qui retenait ses cheveux roulés sur le sommet de la tête se rompit, et sa chevelure, sa luxuriante chevelure brune se répandit et roula par torrents sur ses épaules.

Passant autour du cou de son cousin son beau bras ferme et nu qui avait aussi rompu les attaches de la manche de sa robe, elle s’arrêta frémissante auprès de lui qui tremblait à la fois de bonheur, et de peur pour la noble femme qui exposait ainsi ses jours.

— Robert ! dit-elle, mourons ensemble !

— Ô Jeanne ! ma Jeanne bien-aimée ! dit Mornac en faisant des efforts inouïs pour rompre ses liens et enserrer la taille flexible qui se cambrait vers lui. Avant que je meure, oh ! laisse-moi te dire que je t’aime comme je n’ai jamais aimé femme au monde !

— Je vous crois, Robert ! et moi aussi je vous aime, tout comme vous m’aimez ! Jamais homme n’a senti battre mon cœur si près du sien. Jamais mes lèvres n’ont été effleurées par la bouche d’un homme ! Eh bien, voici les miennes qui vous demandent et vous donnent le baiser des fiançailles… des fiançailles de la mort !

Sur la terre qui craquait éperdue sous ses pieds, en face de cette multitude ébahie, devant le regard des hommes comme sous l’œil de Dieu qui voyait leur agonie, Mlle de Richecourt approcha ses lèvres des lèvres brûlantes de Mornac, et leurs bouches s’unirent en un baiser suprême, comme si leurs âmes eussent dû s’étreindre aussitôt pour s’élancer au ciel.

Leur corps eut comme un frémissement spasmodique, et un instant leurs yeux se fermèrent comme aveuglés par le rayonnement de leur félicité.

Mais cela n’eut que la durée d’un éclair. Comme si elle eut puisé une force nouvelle en ce baiser à la fois chaste et brûlant, Mlle de Richecourt redressa sa taille un instant affaissée, puis se tourna vers la foule des Sauvages stupéfaits qui croyaient voir à chaque instant la terre ébranlée s’écrouler dans un immense effondrement. Sans quitter de son bras gauche le cou de son fiancé, elle étendit sa droite sur la foule et cria d’une voix vibrante :

— Au nom du Dieu vivant, arrêtez ce supplice !

Les entrailles de la terre, agitées ainsi qu’en mal d’enfant, grondaient toujours et semblaient vouloir faire éclater leur gigantesque enveloppe, comme pour en faire jaillir un monde et le lancer dans l’espace.

Épouvantés par ce fracas immense, les Sauvages superstitieux furent frappés d’étonnement à la vue de cette femme superbe et impassible sur le globe en démence, et la prenant pour un génie courroucé qui commandait aux éléments de détruire la terre, ils se prosternèrent à ses pieds.

Oh ! c’est qu’elle était belle aussi !

Éclairée par le brasier, sa noble taille se découpait en lignes harmonieuses et hardies sur le ciel noir, et, sous son front altier, sous ses grands yeux étincelants, sous sa bouche fière et son gracieux col ombragé par de luxuriants cheveux, on voyait sa gorge, seule, agitée, bondir et rebondir sur sa forte poitrine.

C’était, ce qu’ils ne connaissaient pas, ces barbares enfants des bois, c’était la grande dame dans tout le splendide éclat de la jeunesse et dans le feu de l’action d’un dévouement surhumain. C’était la digne fille des anciens preux de la vieille France. C’était la vierge forte, fière et sublime, c’était le chef-d’œuvre de Dieu !

Profitant de la stupeur des Sauvages, Jeanne tira de son corsage le stylet tranchant qu’elle y portait toujours, et coupa d’une main ferme les liens qui retenaient Mornac attaché.

— Maintenant, dit-elle d’une voix brève et saccadée par l’émotion, écartez ces fagots embrasés. Lorsque nous aurons sauté par-dessus, descendons gravement le tertre et traversons la foule à pas lents. Ce tremblement de terre nous sauvera.

— Oh ! sublime Jeanne ! ne voyez-vous pas que c’est vous seule qui m’aurez sauvé !

— Non pas moi seule, Robert, mais bien Dieu lui-même.

Mornac devenu libre de ses mouvements, renversa, écarta du pied les tisons ardents, franchit avec Jeanne cette barrière de feu et descendit avec elle vers les Iroquois.

Le grondement souterrain semblait s’éloigner et les trépidations du sol diminuer d’intensité.

— Passage ! dit Mlle de Richecourt en étendant d’un geste superbe sa main sur la multitude prosternée.

La terre ne frémissait plus qu’à peine.

La foule s’ouvrit devant Jeanne digne et radieuse comme Béatrix traversant, suivi du Dante, les sombres retraites du purgatoire.

La commotion du sol cessa tout à fait et l’on entendit les derniers roulements souterrains aller se perdre et mourir au loin dans les montagnes.