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Le chien d’or/II/48

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 184-192).


CHAPITRE XLVIII.

l’intendant dans un dilemme.

I.

— Par Dieu ! si je ne savais pas de source certaine qu’elle est restée jusqu’à minuit chez madame de Grand’Maison, je la soupçonnerais ! exclama l’Intendant.

Et, furieux de l’assassinat de Beaumanoir, il marchait à grands pas dans sa chambre privée, pendant que son ami Cadet se prélassait dans un fauteuil.

— Qu’en pensez-vous, Cadet ? ajouta-t-il.

— J’en pense ceci : Cela prouve un alibi, répondit Cadet.

Il y avait du cynisme et de la moquerie dans sa réponse, et il était évident qu’il faisait cette restriction mentale :

— Cela ne prouve pas son innocence.

— Cadet, vous ne dites pas toute votre pensée. Ne me cachez rien. Je serais curieux de voir si nous chassons le même gibier, et si nos présomptions sont d’accord.

— D’accord ! comme les cloches de la cathédrale ou celles des récollets ! Je la crois coupable ; vous la croyez coupable. Mais je ne voudrais pas être tenu de le prouver, et vous non plus. Pas à cause de ses beaux yeux ; à cause de vous.

— Hier soir, chez madame de Grand’Maison, elle s’est montrée d’une verve et d’une gaieté étonnante. Varin et Descheneaux m’en ont parlé. Ils n’en revenaient point de leur admiration. Assurément qu’elle n’a pas été à Beaumanoir.

— Vous vous êtes vanté souvent de connaître les femmes mieux que moi, riposta Cadet en bourrant sa pipe, et je vous ai laissé dire. Quant à connaître Angélique, cela ne me surprenait point, et je pensais bien que vous la connaissiez à fond ; mais, nenni ! elle vous a dépisté celle-là ! Elle vous enfonce ! elle est trop habile pour vous.

Elle veut devenir madame l’Intendante, et elle prend les moyens de réussir. Cette fille a le feu d’un cheval de guerre et elle porterait son cavalier jusqu’au bout du monde. Je voudrais pouvoir la suivre. Avant six semaines, avec elle, je régnerais à Versailles !

— Savez-vous, Cadet, que j’ai eu la même pensée. N’eût été cette maudite affaire de Beaumanoir, je crois que je me serais laissé prendre. La Pompadour n’est qu’une niaise à côté d’elle. La difficulté maintenant, c’est de la croire assez folle pour s’aventurer dans une affaire aussi hardie.

— Ce n’est pas la hardiesse qui lui fera défaut, quand elle croira qu’il y va de son intérêt d’agir, répliqua Cadet en fermant paresseusement les yeux.

— Mais comment une jeune fille aurait-elle pu méditer un pareil dessein, et se montrer si candide, si joyeuse ?…

— Bah ! Vous ne connaissez pas les femmes ! Elles sont naturellement trompeuses ! Autant de mensonges que de bouts de rubans dans leur garde-robe !

II.

— Vous croyez qu’elle a trempé dans ce forfait ? Quelles sont vos raisons ? demanda Bigot, sérieusement, en se rapprochant.

— Mes raisons, les voici : Deux personnes au monde pouvaient désirer la mort de Caroline. Vous et elle. Elle pour se débarrasser d’une rivale redoutable, vous pour la soustraire aux recherches de la Pompadour.

Ce n’est pas vous qui l’avez tuée, je le sais : donc, c’est elle.

Est-ce assez logique ?

— Mais comment le crime a-t-il été perpétré, Cadet ? Elle n’a pu l’exécuter elle-même.

— Alors elle s’est servie de la main d’un autre. Voici la preuve.

Il tira de sa poche le morceau de papier qu’il avait ramassé dans la chambre secrète.

— Est-ce l’écriture d’Angélique, demanda-t-il ?

Bigot saisit vivement le chiffon de papier et se mit à l’examiner avec attention, cherchant quelle main avait coutume d’écrire ainsi. Il ne put trouver.

— Ce n’est pas l’écriture d’Angélique, fit-il… Je ne la connais pas du tout… Et pourtant, j’ai des lettres de presque toutes les dames de Québec !

Dans tous les cas, plus d’une main a trempé dans le meurtre de Caroline. Il y a eu complot. Voyez, les infâmes se sont ménagé une entrevue avec leur malheureuse victime. Le papier est déchiré, mais voici ce qu’on peut lire encore :

« À la porte cintrée, vers minuit. Si vous voulez me recevoir, je vous révélerai des choses importantes ; des choses qui vous regardent vous-même, qui regardent l’Intendant et le baron de St. Castin qui arrive dans la colonie. »

Voilà quelque chose qui jette de la lumière sur le mystère, Cadet. Une femme devait avoir une entrevue avec Caroline, à minuit. Bon Dieu ! Cadet ! pas deux heures avant notre arrivée !… Et nous avons retardé notre départ afin de mieux filouter le seigneur de Portneuf !… Trop tard ! trop tard ! Maudite idée, qui nous est venue de retarder !… La Providence se joue de nous, Cadet ! Elle se moque de nous !…

III.

Il regarda de nouveau le lambeau de lettre :

— Le baron de St. Castin qui arrive, lut-il encore. Personne, excepté les conseillers du gouverneur, ne devait connaître ce fait. Et ils sont sous serment !

La femme coupable a su, par un conseiller parjure, ce qui s’est passé au conseil. Quel peut être ce conseiller ? quelle peut être cette femme ?

— Par Dieu ! Bigot, les déductions vont comme l’eau dans un rapide. Mais je ne croyais pas qu’il se trouvât deux femmes, dans la Nouvelle-France, assez adroites et capables d’assez bien s’entendre pour exécuter ce diabolique complot.

— Si les personnages du drame se multiplient comme cela, observa Bigot, il me semble qu’Angélique n’y a point pris part. Une femme si jeune, si belle, si charmante, ne saurait méditer pareille trahison.

— Beau dehors, vilain dedans ! riposta Cadet, avec son cynisme habituel. Voulez-vous lui voir danser un ballet de triomphe sur la tombe de sa rivale ? Épousez-la ! je parie qu’elle donne un bal dans la chambre secrète…

— Taisez-vous, Cadet ; je pourrais vous étouffer !… Mais, je ferai mieux : je la mettrai en demeure de prouver son innocence.

— Pas aujourd’hui, j’espère ! Laissons un peu dormir la morte ; laissons reposer les chiens et les chiennes ! Parbleu ! nous courons de plus grands dangers qu’Angélique. Vous surtout, car vous êtes en son pouvoir ! Pour se sauver, elle vous accusera. Le roi vous récompensera du splendide mensonge que vous avez fait au gouverneur, en vous ouvrant les portes de la Bastille, et la Pompadour vous enverra à la Place de Grève, quand le baron de St. Castin arrivera en France avec les restes de sa fille tirés de votre caveau.

— C’est un affreux dilemme, Cadet, un affreux dilemme ! murmura Bigot, dans une angoisse profonde.

De quelque côté que nous nous tournions, tout est ténèbres… Angélique en sait trop long, c’est évident ; et si elle disparaissait à son tour !…

— Tut ! tut ! inutile de songer à cela ; elle est trop connue, trop aimée. Elle ne saurait être jetée dans un coin comme sa pauvre victime.

Tenez Bigot, nous n’avons qu’une chose à faire : c’est de ne rien faire du tout. Silence absolu !

IV.

L’Intendant se promenait d’un bout de sa chambre à l’autre, en se frottant les mains avec colère :

— Si j’étais certain, bien certain que c’est elle, vociférait-il, je la tuerais ! oui, je la tuerais ! Un crime comme le meurtre de Caroline, demande vengeance !…

— Bah ! si la vengeance retombe sur votre tête !… Vengez-vous comme un homme doit et peut se venger d’une femme ; c’est aussi cruel et plus agréable…

Bigot regarda Cadet et partit d’un éclat de rire.

— Vous voulez la faire passer par le parc aux cerfs. Cadet ? Par Dieu ! avant six mois elle serait sur le trône.

— Non ! par le château de Beaumanoir, d’abord ! Mais vous êtes de trop mauvaise humeur, aujourd’hui, pour rien décider de bon, repartit Cadet, en allumant sa pipe.

— Oui ! je suis de mauvaise humeur, comme jamais, et je me sens enchaîné ; je ne puis remuer !

— Pas un mouvement ? pas un mot ! c’est mieux… Si Philibert ou de La Corne apprenaient la moindre chose seulement ! vous les verriez bouleverser le château de fond en comble, sortir la victime de sa fosse et vous accuser de meurtre et moi de complicité !

Les apparences sont contre nous. Nous sommes condamnés d’avance…

Les maudites femmes !

La meilleure action de ma vie, c’est d’en avoir enterré une… Mais si vous alliez en dire un mot à Angélique, ça serait la plus mauvaise. Je ne suis pas encore prêt à donner ma tête pour aucune d’elles, ni pour vous !

V.

Bigot s’agitait, jurait, tempêtait, mais avouait son impuissance absolue à venger sa bien-aimée Caroline ; Cadet fumait tranquillement sa pipe, en attendant que l’orage fut passé.

— Me faire ainsi jouer par une femme ! répétait Bigot, moi qui les ai toujours vaincues… N’importe ! elle me le paiera !

— Épousez-la, par Dieu ! épousez-la ! fit Cadet en riant. Je la prendrais bien pour femme, moi, mais je ne pourrais pas dormir. J’aurais peur de me réveiller sous les dalles du parquet…

Bigot ne put s’empêcher de rire aussi.

VI.

Il fut alors décidé, entre Cadet et Bigot, que le silence serait gardé sur cette lugubre affaire. Bigot continuerait à rechercher Angélique et à lui faire sa cour. Il lui proposerait même de l’épouser.

— Mais je ne l’épouserai jamais ! s’écria Bigot, non, jamais ! Seulement, je veux lui donner des espérances, et lui causer des regrets.

— Prenez garde, Bigot ! il ne faut pas jouer avec le feu !

Au reste, vous ne connaissez pas cette femme.

— Oh ! je n’irai que juste assez loin…

— Le mariage ou le couvent, reprit Cadet…

— Je ne veux pas du mariage et je ne peux pas lui ouvrir le couvent.

— Tut ! mère de la Nativité respectera vos lettres de cachet, et saura bien donner à la belle pénitente, une cellule aussi confortable que sûre.

— Mère de la Nativité ! elle m’a sermonné une fois ; elle ne m’y reprendra plus ! Elle a failli me faire croire que François Bigot est le plus grand misérable du monde… Si vous l’aviez vue dans son indignation ! quels yeux ! quelle pâleur, et quel feu !…

— Que lui proposiez-vous donc ?

— De recevoir une pénitente, une jolie pénitente qui se frappait la poitrine avec une vigueur que la contrition parfaite peut seule donner… C’est en vain que je lui parlai de la Vallière, et de l’exemple du roi ; en vain que je la menaçai des foudres de l’évêque. Elle a fini par me jeter ce pavé sur la tête :

Faites-en votre femme ; elle a plus la vocation de la famille, que la vocation religieuse.

— Et vous n’avez pas réussi ?

— Comme vous voyez, mon cher Cadet.

VII.

— Eh bien ! recommença Cadet, après s’être amusé un instant à regarder flotter le léger nuage qui montait de sa pipe, eh bien ! vous l’épouserez… ou vous ferez pis.

Bigot se promenait toujours. Il s’arrêta devant une fenêtre et regarda dehors. Les fleurs d’automne ouvraient leurs frileux pétales, pour les voir aussitôt emportés par la bise. Dans un coin, un rosier blanc agitait ses branches dépouillées.

Bigot qui avait regardé sans voir, machinalement, fut tout à coup captivé.

Il avait cueilli à ce rosier des roses superbes et les avait envoyées à Caroline. Elle les plaça dans son oratoire, comme pour donner à sa prière un parfum plus doux…

Et la figure pâle, suave, angélique de la jeune martyre lui apparut tout à coup, parmi les roses blanches de son souvenir…

Deux courants d’idées fort différents le saisirent à la fois ; les délices de l’amour perdu et la peur de l’avenir.

VIII.

Il ne redoutait pas Angélique ; elle était, comme lui, condamnée au silence. Mais il y avait une autre personne dans le secret ; une femme, si l’on en jugeait par le fragment de lettre. Et puis, n’avait-il pas déjà transpiré, ce secret ?

— Cadet, fit-il, tout à coup, en se tournant vers son ami, le danger va nous venir de La Corne St. Luc et de Pierre Philibert. Ils sont chargés de trouver mademoiselle de St. Castin, et ils vont la chercher partout, dans toute la Nouvelle-France. Ils apprendront sans doute des Hurons ou de mes serviteurs qu’une femme est venue à Beaumanoir et n’en est jamais sortie. Ils soupçonneront la vérité, visiteront le château, ne trouveront rien dedans, fouilleront dessous, découvriront les traces de la fosse, déterreront la victime… et la Bastille ou la Place de Grève pour moi ! la ruine pour vous autres !

IX.

Cadet s’écria, enlevant sa pipe comme pour l’offrir en expiation :

— Ce serait bien mal récompenser la charité que nous avons exercée l’autre nuit ! Vous auriez mieux fait de ne point mentir, Bigot ; nous aurions pu nous battre l’un et l’autre hardiment, avec la chance de la victoire. Maintenant, nous sommes perdus, si votre mensonge est découvert.

— Par Dieu ! il le fallait bien ! Qui aurait pu supposer qu’on allait nous faire danser sur ce pied-là ?… Pourtant, j’aurais dû parler franchement, bravement, je l’avoue Cadet.

— Avec la Pompadour, surtout, il faut être bien prudent, et il est dangereux de la tromper.

— Enfin, Cadet, ce qui est fait est fait, ce qui est écrit est écrit. Bénis le pape ou maudis le diable, tu n’en seras pas plus avancé d’une façon que de l’autre. Allons-y hardiment ! Faisons comme les trappeurs des grandes prairies : allumons du feu devant nous, pour nous garer de celui qui nous menace par derrière.

— Alors, si nous sommes traqués, nous brûlerons le château ?

— Brûler le château ? êtes-vous fou, Cadet ! Donnons le change à de La Corne et à Philibert. Enveloppons-les d’une fumée si épaisse qu’ils perdent de vue Caroline et ne songent qu’à leur cuisante douleur.

— Je ne vous comprends pas. Vous abusez de la parabole.

— J’ai une idée ; vous allez voir. Et il faudrait les cent yeux d’Argus pour découvrir notre main dans le projet que je médite.

X.

Cadet se leva tout radieux :

— Vous voulez tordre le cou à l’oiseau qui chante nos exploits ?…

— Cadet, vous devenez épique. Je vais d’une pierre faire deux coups ! La Corne et Philibert, les seuls hommes que je craigne ici, ne s’occuperont pas longtemps de nous, vous dis-je, et je vais une bonne fois museler le Chien d’Or. Il n’aboiera plus, il ne mordra plus !