Le chien d’or/II/58

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 276-283).


CHAPITRE LIV.

OH ! QU’ILS SONT BEAUX DANS LA MORT SES RESTES BÉNIS !

I.

Depuis longtemps le chant des vêpres avait cessé. C’était le soir ; et l’angelus, s’échappant en accords mélodieux de tous les beffrois, venait d’inviter la terre à bénir la mort et la vie.

Les religieuses du monastère entraient dans leurs humbles cellules, et les enfants dont elles avaient la garde reposaient dans les dortoirs peuplés de songes gracieux.

Des bougies vacillantes plongeaient leurs timides rayons dans les ombres des grands corridors, où de temps en temps résonnaient les pas discrets des pieuses femmes qui sortaient de la chapelle.

Comme le flot sonore qui chante pendant que la lune paisible l’enveloppe de ses clartés, la mère Ste Madeleine de Borgia, à genoux au pied de la statue de St Joseph, avait entonné l’hymne solennelle.

Ave, Joseph, fili David juste !
Vir Mariæ de quâ natus est Jesus !

II.

Mère Esther, suivie des deux nouvelles postulantes, traversa un long couloir, passant devant les portes des alcôves où s’endormaient, en récitant le Mémorare, les fidèles épouses du Christ.

Elle s’arrêta devant une cellule fermée.

Sur la porte de cette cellule se lisaient en lettres noires, ces paroles du Sauveur :

« Venez à moi, vous tous qui êtes accablés par la douleur, et je vous consolerai. »

Elle ouvrit.

— Entrez, dit-elle aux deux jeunes filles, c’est la cellule d’une fidèle servante de Marie, de votre bien aimée tante, mère Madeleine… Par une faveur spéciale, vous y passerez ensemble les premières heures de votre sainte captivité.

— Le souvenir de mon illustre parente habite toujours ici, répondit Amélie, et il m’apprendra la résignation.

III.

La cellule était presque nue. Dans un coin, un lit blanc mais dur comme la couche d’un anachorète ; adossée au mur, une petite table de bois simplement poli, avec quelques livres dessus ; puis une couple de chaises sans peinture. Tout au fond, suspendue à la cloison, était restée une figure de Notre-Dame des Sept Douleurs, brodée en soie. Une œuvre d’art !

Amélie et Héloïse vinrent s’agenouiller devant cette image. Puis après une prière fervente, elles se levèrent pour l’admirer à la lumière de la lampe.

— Tante Madeleine a brodé cet admirable sujet, dit Amélie, dans une heure de mortelle angoisse, alors que son fiancé Julien Lemoine venait de mourir sur le champ de bataille. Elle est avec lui maintenant. Elle est bien heureuse.

— Nous souffrons plus qu’elle n’a souffert, observa Héloïse. Les larmes peuvent suffire à pleurer ceux qui ne sont plus, mais elles ne suffisent pas à pleurer ceux que l’on a perdus sans espoir et qui vivent toujours !…

La lampe mettait comme une auréole de gloire au front de la Vierge des Douleurs. Les deux jeunes filles se jetèrent à genoux de nouveau et pleurèrent longtemps.

IV.

Madame de Tilly avait déclaré à la mère Supérieure que ses nièces seraient richement dotées, et mère Migeon ressentit une grande joie de cela, car le couvent se trouvait dans une position difficile depuis quelques années. La guerre avait épuisé les sources de revenus et l’inquiétude se glissait forcément dans l’esprit de celles qui étaient chargée de l’administration. Elles cachaient bien, autant que possible, la situation à la communauté, pour ne pas la distraire de la prière et de la méditation, mais l’heure redoutée n’aurait pas manqué de sonner enfin.

Cependant, les bonnes religieuses s’étaient déjà soumises de grand cœur à bien des privations. C’était presque la ration des naufragés. Mais la patrie souffrait et il était doux en quelque sorte de souffrir avec elle et pour elle.

Depuis longtemps le tronc de St. Joseph, pour les pauvres, ne se remplissait plus. St. Joseph au blé, veillait depuis longtemps sur des magasins vides, St. Joseph au labeur restait insensible aux supplications des cuisinières qui lui demandaient des aliments en quantité suffisante, au moins.

V.

— Je remercie St. Joseph de ce qu’il nous donne et de ce qu’il nous ôte, dit mère St. Louis à l’oreille de mère St. Antoine, comme elles sortaient ensemble de la chapelle. Le jour qu’Amélie de Repentigny fera profession, sera pour nous le jour des noces de Cana. L’eau se changera en vin. Je n’aurai plus besoin de ramasser les miettes, excepté pour les mendiants.

VI.

Les jours vinrent et s’enfuirent avec leur continuel lot de peines et de joies. Le temps inexorable marchait toujours son pas mesuré, également sourd aux langueurs de l’ennui et aux désirs satisfaits.

Amélie, fatiguée de la terre, soupirait après cette autre vie où le temps n’existe plus, mais où les pensées et l’amour mesurent seuls l’éternité !

Héloïse et elle se soumettaient humblement au joug de l’obéissance. Toutes deux rivalisaient d’ardeur pour la pénitence et la prière.

L’esprit de leur pieuse tante Madeleine semblait remplir encore la petite cellule ; elles se sentaient dans une atmosphère deux fois sanctifiée, et l’air qu’elles respiraient semblait saturé des arômes du ciel.

Amélie n’oubliait point Philibert cependant, et quand, par hasard, elle entendait son nom, elle levait vers Dieu ses yeux pleins d’eau et murmurait une prière.

VII.

Cependant le crime de son frère, l’anéantissement de ses plus chères espérances, la perte irréparable de son fiancé, la complète destruction de sa félicité ici-bas : c’en était plus qu’il ne fallait pour la briser et la pousser au tombeau. Elle maigrit, ses joues se creusèrent. Elle demeura belle pourtant, et son âme ardente parut se refléter davantage dans sa figure émaciée. Elle semblait s’immatérialiser. Une tache rose comme le reflet d’un feu intérieur parut sur sa joue, s’effaça, puis revint encore pour ne plus disparaître ; ses yeux pleins d’amour s’agrandirent et brillèrent d’un éclat inouï. Elle se prit à tousser, à tousser, et bientôt, ses forces l’abandonnant, elle se traîna comme un fantôme dans les corridors solitaires.

Mère Migeon secoua la tête d’un air désespéré. Des prières et des messes furent offertes à Dieu pour elle, mais en vain. Dieu l’appelait à lui. Et puis, elle était heureuse de mourir.

VIII.

Pierre n’avait pu la voir qu’une fois depuis qu’elle était entrée au couvent. Quand il apprit qu’elle se mourait, il accourut au monastère. Il espérait en forcer l’entrée par ses prières, ses promesses et ses pleurs. Hélas ! il ne savait pas que l’inflexible règle est plus puissante que les murs des citadelles et que l’armée religieuse ne capitule jamais !

Il pouvait entrer dans le parloir, mais jamais son pied ne franchirait la porte sombre qui le séparait de sa bien-aimée !

Amélie viendrait peut-être derrière la grille ; mais il ne la verrait toujours qu’à travers d’implacables barreaux croisés drus.

La portière lui dit d’abord que la jeune novice ne pouvait se rendre au parloir, et qu’il n’y avait plus qu’à s’en retourner, puisqu’il ne pouvait franchir le seuil du cloître.

Il poussa un gémissement profond.

— Au moins, dites-lui que je suis ici, que je suis accouru pour la voir une dernière fois !… Je ne sortirai pas avant que j’entende sa dernière parole ! que j’aie reçu son dernier adieu !

IX.

Amélie retrouva une force nouvelle en apprenant que Pierre l’attendait, qu’il voulait la voir ! Elle supplia les religieuses de la conduire au parloir… Cela ne la ferait pas mourir plus tôt ; cela n’offenserait pas le bon Dieu… Il devait être son époux, cet homme… et le Ciel avait reçu leurs serments !

Elle pleura ses dernières larmes ; elle entoura de ses bras amaigris le cou de la mère Supérieure ; elle invoqua sa tante Madeleine qui avait tant pleuré elle aussi, avant de monter aux cieux…

Au même instant, quelqu’un vint annoncer que madame de Tilly attendait aussi dans le parloir, et désirait fortement voir la jeune mourante.

La mère Supérieure ne résista plus. Amélie fut portée dans une chaise et déposée derrière la large grille noire.

Héloïse la suivait.

— Pierre ne me reconnaîtra pas, lui murmura-t-elle. Pourtant je vais lui sourire et peut-être qu’il se souviendra.

Son voile était rejeté en arrière, découvrant sa figure douce et pâle.

X.

Dès qu’il entendit le bruit des pas dans les couloirs, Pierre tressaillit, car il eut un pressentiment de son bonheur amer. Ses yeux se fixèrent ardents sur les barreaux épais. Il était tenté de les rompre.

Elle arriva.

Il poussa une clameur et ouvrit les bras comme pour l’enlacer dans une dernière étreinte. Il se heurta à l’implacable grille.

— Amélie ! ma bien-aimée Amélie ! criait-il, ah ! je vous vois donc une fois encore, mais comment ?…

— Vous ne maudissez pas ma famille… Vous avez donc pitié de moi, murmura la mourante.

— Pauvre ange ! pauvre ange ! moi, maudire votre famille ! moi, manquer de pitié ! ah ! vous ne me connaissez donc plus ?

Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.

Amélie se rejeta en arrière dans son fauteuil, et se couvrant le visage de ses mains, elle commença à sangloter.

Pierre, collé à la grille de l’étrange prison, la regardait par les trous étroits, et ses doigts crispés semblaient vouloir déchirer les barreaux.

— Amélie ! Amélie ! appelait-il… Ah ! si près de toi ! et ne pouvoir mettre sur ton front le baiser de l’époux !

XI.

Madame de Tilly pleurait en silence, appuyée sur le bras de sa chaise. Héloïse aussi pleurait.

Amélie se découvrit la figure tout à coup et tendit ses bras vers son fiancé.

— Pierre ! gémit-elle, je vais mourir… je me meurs !… Je suis heureuse de mourir… puisqu’il me faudrait vivre sans vous !… Oh ! je vous aime !…

Pierre sanglotait et les transes amères soulevaient ses épaules.

— Pierre ! reprit Amélie, voulez-vous accepter ma vie en expiation du crime de Le Gardeur ? Voulez-vous pardonner à mon malheureux et aveugle frère ?

— Pauvre enfant ! il est pardonné depuis longtemps ! depuis longtemps !… Il ne savait pas ce qu’il faisait… Il a été l’instrument des ennemis de mon père !… Je lui ai pardonné sa faute, et pour l’amour de vous, en ce moment, je lui rends mon amitié !…

— Mon noble Pierre ! s’écria la mourante novice, merci ! merci ! Et se penchant en avant, elle mit ses doigts de marbre sur la grille noire, et comme des rayons fauves, ils passèrent dans les vides que formaient les barreaux.

Pierre les couvrit de baisers ardents.

Il croyait qu’ils allaient se réchauffer sous ses lèvres de feu : hélas ! ils se refroidissaient de plus en plus.

Il regarda. Amélie, la tête légèrement inclinée, souriait doucement. Puis élevant vers le ciel ses yeux brillants d’une ineffable douceur : Mon doux Jésus ! dit-elle, il ne me reste plus qu’à mourir. Acceptez ma vie en expiation du crime de Le Gardeur… Puissè-je le revoir au Ciel… avec Pierre !… avec tous ceux qui me sont chers… Avec ma mère et ma bonne tante de Tilly, ma seconde mère… Dites-lui, ma tante, que je l’attendrai au Ciel… avec vous tous, mes sœurs… Marie ! Reine du Ciel ! assistez-moi dans ce moment suprême… Aidez-moi à quitter cette terre de larmes et à me présenter devant Votre Divin Fils, ma suprême espérance ! Jésus ! Marie ! Joseph ! Mon Dieu ! Je remets mon âme entre vos mains…

— Amélie ! s’écria Pierre, Amélie ! ne meurs pas maintenant ! Dieu va se laisser attendrir… Amélie !

Elle souriait toujours ; le sourire était buriné sur sa lèvre froide : le sourire de l’innocence dans la vie, le sourire de l’innocence dans la mort !

Elle souriait, mais ne l’entendait plus !

Elle était morte ! [1]

  1. M. Kirby, qui a donné tant de preuves de respect et même d’admiration pour nos institutions catholiques et pour notre culte, est, il ne faut pas l’oublier, protestant en religion. Comme tel, il ne peut connaître toutes les nuances les plus délicates du sentiment catholique et de la sainte réserve qui règnent dans nos communautés religieuses. C’est ce qui explique pourquoi il a, dans l’original, fait admettre Philibert dans la chambre de la mourante.

    Le lecteur objectera peut-être que cette scène, fort belle d’ailleurs, manque de vraisemblance. Nous l’admettons volontiers, bien que, avec la bienveillante permission de l’auteur, elle ait été quelque peu modifiée !

    Même avec la modification que l’on y a apportée, nous nous faisons un devoir de déclarer que ce serait méconnaître les saintes rigueurs de la règle qui régit nos communautés religieuses et même dénaturer les sentiments qui doivent animer une novice instruite dans la foi catholique, que de lui faire faire une aussi large part à l’amour humain en face de la mort. Une catholique, après avoir renoncé au monde et s’être enfermée dans un cloître, serait-elle animée de sentiments aussi purs que ceux d’Amélie et aurait-elle quitté son fiancé dans les circonstances extraordinaires racontées plus haut, ne songerait pas à se faire porter au parloir pour l’y rencontrer. Encore moins, les Supérieures d’un couvent permettraient-elles une semblable rencontre.

    Cependant, comme nous n’avons rien vu dans cette scène qui pût blesser le sentiment catholique, pas plus que la morale et les convenances, et que c’eut été créer, dans l’ouvrage, une lacune considérable, nous avons cru devoir laisser subsister l’entrevue. — Note des Éditeurs.