Le choix d'une fiancée (trad. Loève-Veimars)/Chapitre I

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 3-33).
CONTES FANTASTIQUES.

LE CHOIX D'UNE FIANCÉE.


CHAPITRE PREMIER.


Dans la nuit de l’équinoxe d’été de 1820, le secrétaire privé de la chancellerie, Tusmann, revenait d’un café de Berlin où il avait coutume de passer chaque soir une couple d’heures, et regagnait sa demeure située dans la rue de Spandau. Le secrétaire privé était fort ponctuel et fort exact dans tout ce qu’il faisait. Il s’était accoutumé à ôter son habit et ses bottes juste au moment où les horloges des tours des églises de Marie et de Nicolas sonnaient onze heures, de sorte qu’au dernier retentissement de la cloche, il tirait son bonnet de nuit sur ses oreilles.

Pour ne point déroger à cette habitude, car onze heures commençaient déjà à sonner, il avait accéléré sa marche, et se disposait à déboucher de la rue de Spandau dans la rue Royale, lorsqu’un bruit singulier qui se fit entendre tout près de lui, le rendit immobile.

Sous la tour de la vieille maison de ville, il aperçut, à la lueur d’un réverbère, une longue et maigre figure, couverte d’un manteau sombre ; elle frappait avec violence à la porte d’un magasin de bijoux en fer, se reculait de temps en temps, soupirait et levait les yeux vers les fenêtres écroulées de la vieille tour.

— Mon digne monsieur, dit avec bonhomie à cet homme le secrétaire privé, vous vous trompez : aucune âme n’habite là-haut dans cette tour ; et si j’en excepte un petit nombre de rats et de souris et une couple de hiboux, on n’y trouve même aucune créature humaine. Si vous avez désir d’acheter quelques anneaux de fer au marchand Warnatz à qui appartient cette boutique, il faudra vous donner la peine de revenir demain quand le soleil sera levé.

— Mon honorable M. Tusmann…

— Secrétaire privé de chancellerie depuis plusieurs années, reprit Tusmann en interrompant involontairement l’étranger, quoiqu’il se trouvât un peu déconcerté d’entendre prononcer son nom. Mais l’autre n’y fit aucune attention, et continua du même ton : — Mon honorable M. Tusmann, vous vous trompez complètement sur le sentiment qui m’amène ici. Je n’ai nullement besoin d’anneaux de fer, et je ne songe pas le moins du monde au marchand Warnatz ; c’est aujourd’hui l’équinoxe d’été, et je veux voir la fiancée. Elle a déjà entendu le battement de mon cœur et mes soupirs d’amour ; et elle ne tardera pas à paraître à sa fenêtre. En prononçant ces paroles, l’homme avait un ton si solennel et si lugubre que le conseiller privé de chancellerie sentit une sueur froide ruisseler le long de tous ses membres. Le premier coup de onze heures retentit du haut de l’église de Sainte-Marie ; en ce moment, un craquement se fit entendre à la fenêtre ruinée de la tour de la maison de ville, et une figure féminine y apparut. Dès que l’éclat de la lanterne eut éclairé ce nouveau visage, Tusmann murmura d’une voix lamentable : — Oh ! juste Dieu du ciel, oh ! puissance céleste, que signifie donc cet affreux mystère !

Au dernier coup de l’horloge, et ainsi à l’heure où Tusmann tirait d’ordinaire son bonnet de nuit sur ses oreilles, la figure de femme disparut.

Il semblait que cette apparition merveilleuse eût mis le secrétaire privé hors de lui. Il soupira, gémit, contempla la fenêtre et murmura dans ses dents : — Tusmann, Tusmann, pauvre secrétaire privé, garde bien ton cœur, ne te laisse pas abuser par le diable !

— Vous me paraissez fort affecté de ce que vous avez vu, mon digne M. Tusmann ? dit l’étranger. — Moi, je n’ai voulu que voir la fiancée ; mais vous, il me semble que vous avez autrement pris la chose.

— Je vous prie en grâce de ne pas me refuser mon pauvre titre, dit Tusmann ; je suis conseiller privé, et même, en ce moment, je suis un conseiller privé fort affecté, et, j’ose le dire, presque abattu. Pour vous, mon cher monsieur, vous m’excuserez si je ne vous donne pas le titre qui vous appartient ; mais je ne puis le faire par l’ignorance où je suis touchant votre personne. Je me bornerai donc à vous traiter de conseiller privé ; il en est un si bon nombre dans notre ville de Berlin qu’on a peu de chances de se tromper en se servant de cette qualification. Veuillez donc me dire, monsieur le conseiller privé, quelle sorte de fiancée vous aviez dessein de voir ici à cette heure mystérieuse ?

— Vous êtes, dit l’étranger en élevant la voix, vous êtes un singulier homme, avec vos titres et votre rang. Si l’on est conseiller privé lorsque l’on connaît mainte affaire privée, et que l’on est en état de donner un bon conseil, alors, sans doute, j’ai quelques droits à ce titre que vous m’accordez si gratuitement. Je m’étonne, au reste, qu’un homme aussi versé dans les vieux livres et dans les manuscrits rares que vous l’êtes, mon digne conseiller privé de chancellerie, ne sache pas que lorsqu’un initié, — vous me comprenez bien ? — un initié, frappe à onze heures, dans la nuit de l’équinoxe, à la muraille de cette tour, la fille qui sera la plus heureuse fiancée de Berlin , jusqu’à l’équinoxe du printemps, vient lui apparaître à cette fenêtre que vous voyez là-haut.

— Monsieur le conseiller privé, s’écria Tusmann, subitement transporté de joie et de ravissement, mon digne conseiller privé, cela est-il réel !

— Il n’en est pas autrement, répondit l’étranger ; mais que faisons-nous si longtemps dans la rue. Vous avez déjà passé l’heure de votre sommeil, nous allons aller droit au nouveau cabaret sur la place Alexandre : ce n’est que pour en apprendre davantage sur la fiancée, et afin que vous retrouviez la disposition calme que vous avez perdue tout à coup, je ne sais trop comment.

Le conseiller, privé de chancellerie était un homme singulièrement modéré. Son seul divertissement consistait à aller passer chaque soir dans un café, et à y parcourir les brochures nouvelles et les feuilles politiques, auprès d’un verre de bière. Il ne buvait presque jamais de vin ; seulement le dimanche, après le prêche, il allait prendre un verre de malaga avec un biscuit. Tabler la nuit était pour lui un scandale ; et il dut sembler inconcevable qu’il se laissât entrainer sans résistance , et d’un pas rapide, vers le cabaret de la place Alexandre.

Lorsqu’ils entrèrent dans la salle, il ne s’y trouvait qu’un homme seul, assis à une table sur laquelle on voyait un grand verre rempli de vin du Rhin. Les rides de son visage, profondément creusées, annonçaient une haute vieillesse. Son regard était profond et pénétrant, et sa longue barbe annonçait un juif resté fidèle aux mœurs de ses ancêtres. Il était vêtu à la mode antique, telle qu’on la portait de 1720 a 1730.

Mais l’étranger que Tusmann avait rencontré était encore plus singulier à voir.

Un grand homme, décharné, mais musculeux, ayant en apparence cinquante ans. Son visage avait pu passer pour beau jadis ; ses grands yeux étincelaient encore d’un feu juvénile sous deux sourcils noirs et épais, un front ouvert et libre, un grand nez en bec d’aigle, une bouche finement fendue, un menton gracieusement arrondi, tout cela n’eût pas fait distinguer cet homme parmi cent autres ; mais son habit singulier et son manteau coupé à la mode de la fin du seizième siècle ; mais son regard étincelant qui semblait s’échapper d’une nuit profonde, le son caverneux de sa voix, et sa manière d’être qui choquait toutes les formes du temps présent, c’était là sans doute ce qui inspirait en sa présence un sentiment funeste et étrange.

L’étranger fit un signe de tête au vieillard qui était à table , comme on fait à une vieille connaissance.

— Vous revois-je enfin après un aussi long-temps, s’écria-t-il ; êtes-vous encore toujours bien portant ?

— Comme vous me voyez, dit le vieillard d’un ton grondeur ; en bonne santé et toujours sur ces jambes ; bien disposé et actif lorsqu’il le faut !

— C’est une question, c’est une question, s’écria l’étranger en riant lentement ; et il commanda au garçon d’apporter une bouteille de vieux vin de France, en désignant la place où elle se trouvait dans la cave.

— Mon digne conseiller privé, dit Tusmann, je…

Mais l’étranger l’interrompit tout d’abord. — Laissez maintenant dormir tous les titres, mon digne M. Tusmann ; je ne suis ni conseiller privé, ni secrétaire privé de chancellerie, mais rien de plus ni de moins qu’un artiste qui travaille les nobles métaux et les pierres précieuses, et je me nomme Léonard.

— Ainsi un orfèvre, un bijoutier, murmura Tusmann à part lui ; et il réfléchit alors qu’au premier aspect il eût dû s’apercevoir que l’étranger ne pouvait être un conseiller privé, car son costume bizarre ne convenait guère à un personnage grave et titré. Tous deux, Léonard et Tusmann, s’assirent auprès du vieillard, qui les salua d’un grincement de dents presque semblable à un sourire.

Après que Tusmann, cédant aux pressantes invitations de Léonard, eut bu quelques verres de vin, la rougeur reparut sur ses lèvres pâles ; ses regards devinrent plus hardis, le sourire anima ses traits, et il regarda d’un air satisfait autour de lui, comme si les images les plus agréables de sa jeunesse se représentaient à sa pensée.

— Maintenant, dit Léonard, contez-moi sans détour, mon brave M. Tusmann, pourquoi vous vous êtes comporté si singulièrement lorsque la fiancée a paru à la fenêtre de la tour ? Nous sommes, que vous le croyiez ou non nous sommes d’anciennes connaissances, et vous n’avez nullement besoin de vous gêner devant cet honnête homme.

— Oh Dieu ! répondit le secrétaire privé de chancellerie, oh Dieu ! mon honorable professeur, laissez-moi vous donner ce titre ; car comme vous êtes, j’en suis persuadé, un habile artiste, vous pourriez être à bon droit professeur à l’académie des sciences. Ainsi, mon honorable professeur, comment pouvoir vous taire ce dont mon cœur est rempli ! Je marche, comme on dit, sur un pied de prétendant, et je songe à épouser à l’équinoxe de printemps une heureuse fiancée. Pouvais-je donc rester de sang-froid, mon honorable professeur, lorsqu’il vous a plu de me montrer une fiancée heureuse ?

— Quoi ! s’écria le vieillard en interrompant le secrétaire privé d’une voix glapissante, quoi ! vous voulez vous marier ? Vous êtes beaucoup trop vieux pour cela, et laid comme un…

Tusmann fut tellement stupéfait de cette incroyable légèreté, qu’il lui fut impossible de répondre une parole.

— Ne prenez pas en mauvaise part les paroles de ce vieil homme ; il n’a pas eu le dessein de vous offenser, comme il pourrait vous le sembler. Moi-même, je dois vous avouer que vous avez pensé un peu trop tard au mariage ; car vous approchez de la cinquantaine.

— Au 9 octobre, le jour de saint Denis, j’atteindrai ma quarante-huitième année, répondit Tusmann avec quelque ressentiment.

— Qu’il en soit ce qu’il plaira au ciel ! continua Léonard ; ce n’est pas là le seul obstacle. Vous avez mené jusqu’ici une vie simple et innocente ; vous ne connaissez pas le sexe féminin, et vous ne saurez comment vous tirer d’affaire.

— Quoi ! me tirer d’affaire, dit Tusmann au joaillier. Eh ! mon cher professeur, vous me prenez pour un homme bien léger et bien absurde si vous croyez que je sois capable d’agir sans conseil et sans réflexion. Je pèse et je médite longuement chaque pas que je fais, et lorsque je fus frappé par la flèche de ce traître dieu que les anciens nommaient Cupido, toute mon intelligence ne dut-elle pas se tourner à me former convenablement pour mon nouvel état ? Quelqu’un qui doit passer un examen difficile n’étudie-t-il pas laborieusement les sciences sur lesquelles on doit l’interroger ? Eh bien ! mon honorable professeur, mon mariage est un examen auquel je me prépare assidûment, et que j’espère soutenir avec honneur. Voyez, mon digne professeur, voyez le petit livre que je porte toujours avec moi, et que je lis sans cesse depuis que j’ai résolu d’aimer et de me marier ; et venez vous convaincre par vous-même que je ne suis nullement sans expérience, bien que jusqu’ici, je l’avoue, j’aie été complètement étranger au sexe féminin.

A ces mots, le secrétaire privé tira de sa poche un petit livre relié en parchemin blanc, et il ouvrit le titre qui était ainsi conçu :

« Bref traité de la sagesse politique, où l’on apprend l’art de se conduire et de conduire les autres dans toutes les sociétés humaines, à l’usage et au profit de tous ceux qui songent à être sages ; traduit du latin de messire Thomasius, avec une table détaillée. Francfort et Leipzig, etc. Se vend chez les héritiers de Jean Gross. 1710.»

— Remarquez, dit Tusmann en souriant doucement, remarquez comment le digne auteur parle au septième chapitre du mariage et de la sagesse d’un père de famille.

« § 6. On doit surtout ne pas mettre de précipitation à en venir là. Celui qui se mariera dans son âge mûr, sera le plus avisé, parce qu’alors on est plus sage. Les mariages précoces font des époux sans frein, et ruinent à la fois le corps et l’âme. »

— Et quant à ce qui concerne le choix de l’objet que l’on veut aimer et épouser, voici ce que dit l’admirable Thomasius :

« § 9. La voie moyenne est la plus sûre. Qu’on ne prenne donc une femme ni trop belle ni trop laide, ni très-riche ni très-pauvre ; qu’elle ne soit ni de trop haut rang, ni de condition trop basse, mais d’un état égal au nôtre ; et pour les autres qualités, il faut toujours s’efforcer de les trouver modérées. »

— Je vois, dit l’orfèvre, qu’on ne saurait vous abuser, et que vous êtes grandement préparé à ce que vous allez faire. Aussi parierais-je que vous avez gagné l’amour de la dame que vous courtisez.

— Je m’efforce de le faire par des soins et des complaisances, comme le recommande Thomasius ; mais je ne lui prodigue pas des respects et des soumissions, car mon digne auteur nous apprend que la femme est un être imparfait, fort disposé à abuser de nos faiblesses.

— Je voudrais qu’il vous vînt une année noire à vous tous qui venez bavarder ici, et me troubler une heure tranquille où je comptais me reposer après avoir accompli mon grand œuvre !

C’était le vieillard qui parlait ainsi. L’orfèvre éleva la voix et s’écria : — Silence, vieux compagnon ; et soyez satisfait que l’on vous souffre ici ; car vos façons brutales font de vous un hôte peu gracieux qu’on devrait chasser. — Ne vous laissez pas troubler par ce vieillard, mon digne M. Tusmann. Vous êtes porté pour le vieux temps, puisque vous aimez Thomasius ; quant à moi, je suis même bien plus sincère, puisque je n’estime que le temps auquel se rattache l’habillement que vous me voyez. Oui, mon digne secrétaire privé, ce temps était bien meilleur que celui-ci, et c’est de cette époque que viennent les enchantemens que vous avez vus aujourd’hui à la maison de ville.

— Comment cela, mon digne professeur ? dit le conseiller privé.

— Jadis, dit l’orfèvre, il y eut souvent de joyeuses noces à l’hôtel-de-ville, et ces noces avaient une tout autre mine que celles d’aujourd’hui ! En général, je dois confesser que notre ville de Berlin était infiniment plus agréable et plus variée qu’elle ne l’est maintenant où tout se jette dans un moule uniforme, et où l’on cherche dans la nuit même le moyen de prolonger son ennui. Il y avait des fêtes, et des fêtes bien autrement ingénieuses que celles qu’on invente aujourd’hui. Quand je pense seulement à la manière dont l’électeur Auguste de Saxe fut amené, en 1581 , de Cologne avec son épouse, son fils Christian, et traité magnifiquement avec tous ses seigneurs et quelques centaines de chevaux ! Tous les bourgeois des deux villes, de Berlin et de Cologne, avec ceux de Spandau, étaient rangés , armés complètement, depuis la porte de Copenick jusqu’au château. Le jour suivant, il y eut un grand carrousel où l’électeur de Saxe, le comte Jost de Barby, avec plusieurs autres de la haute noblesse parurent en armures dorées, ornées de têtes de lion aux brassards, aux cuissards et à la salade, et les jambes couvertes de soie couleur de chair pour imiter le costume des chevaliers païens. Des chanteurs et des joueurs d’instrumens étaient cachés dans une arche de Noé, magnifiquement dorée, sur laquelle était assis un enfant vêtu de soie couleur de chair, avec des ailes, un arc, et les yeux bandés, comme on peint Cupidon. Deux autres enfans couverts de belles plumes blanches, avec des masques formant un bec, conduisirent l’arche dont la musique se fit entendre à l’approche du prince. Puis on vit s’échapper de l’arche plusieurs colombes, dont l’une vint se percher sur le bonnet pointu de martre de notre gracieux électeur ; elle battit alors des ailes et se mit à chanter un air fort agréable. Il y eut ensuite un tournoi à pied où parurent l’électeur et le comte de Barby dans un vaisseau tendu d’étoffe jaune et noire, et dont la voile était de brocart d’or ; et l’enfant qui avait joué la veille le rôle de Cupidon, était assis au gouvernail, également vêtu de jaune et de noir et le menton orné d’une barbe grise. Autour du vaisseau, on voyait bondir et sauter grand nombre de seigneurs avec des têtes et des queues de saumons, de harengs et d’autres joyeux poissons dont ils imitaient les manières, ce qu’ils faisaient avec une grâce infinie. Le soir, à la dixième heure, on lança un beau feu d’artifice qui représentait un château assiégé, et qui dura deux heures.

Durant ce récit de l’orfèvre, le secrétaire privé donna toutes les marques de l’intérêt le plus vif. Il se frotta plusieurs fois les mains, approcha sa chaise, et vida fréquemment son verre.

— Mon honorable professeur, s’écria-t-il enfin d’une voix de fausset, ce sont des choses admirables que vous rapportez là, et vous les contez comme si vous y aviez assisté en personne.

— Et pourquoi n’y aurais-je pas assisté ? répondit l’orfèvre.

Tusmann, ne comprenant pas le sens de ces paroles merveilleuses, se disposait à recommencer ses questions ; mais le vieillard dit d’un ton grondeur à l'orfèvre : — Vous oubliez les plus belles fêtes que Berlin ait vues dans un temps que vous prisez si fort ! Vous passez sous silence ces jours où les bûchers s’allumèrent sur le Marché Neuf, et où l’on vit couler le sang des malheureuses victimes à qui la superstition arrachait, à force de tortures , l’aveu de leurs prétendus crimes.

— Ah ! dit le conseiller privé , vous voulez sans doute parler des procès de sorcellerie qui avaient lieu dans les anciens temps. Oui, oui, c’était une chose fâcheuse, et nos lumières ont enfin mis un terme à tous ces maux.

L’orfèvre regarda singulièrement Tusmann et le vieillard, et il leur demanda enfin en souriant d’un air mystérieux : — Connaissez-vous l’histoire de l’argentier juif Lippold, comme elle se passa en l’an 1572 ?

Avant que Tusmann pût répondre, l’orfèvre continua : — L’argentier juif Lippold, qui possédait toute la confiance de l’électeur, qui dirigeait toutes les finances du pays, fut accusé de grandes tromperies et de menées coupables. Mais soit qu’il sût bien se justifier, ou qu’il eût d’autres moyens, il parvint à se laver de toute inculpation aux yeux du prince, et on s’attendit à le voir déclarer innocent. Seulement, une garde bourgeoise le tenait encore à vue dans sa petite maison de la rue de Stralau. Il arriva alors que le juif Lippold se fâcha contre sa femme, et que celle-ci lui dit en colère : — Si notre gracieux prince l’électeur savait quelle méchante pièce tu es, et quels tours infernaux tu peux faire avec ton livre d’enchantemens, ta peau serait bientôt froide. — Cela fut rapporté au prince, qui fit exactement chercher le livre d’enchantemens dans la maison du Juif Lippold. On le trouva enfin, et comme il y eut des gens capables de le lire, on reconnut sa méchanceté, qui devint claire comme le jour. Il avait eu recours à d’infernales pratiques pour s’assurer de l’esprit du prince et gouverner par ce moyen tout le pays ; et la piété de l’électeur venait de le préserver des griffes de Satan. Lippold fut exécuté sur le marché neuf ; mais lorsque la flamme consuma son corps et le livre d’enchantemens, il sortit de dessous le bûcher un gros rat noir qui alla se perdre dans les flammes. Beaucoup de gens tinrent ce rat pour le démon qui avait ensorcelé Lippold.

Tandis que l’orfèvre faisait ce récit, le vieillard avait appuyé ses deux bras sur la table, et il avait tenu son visage caché dans ses deux mains en gémissant, comme un homme qui éprouve des douleurs insupportables.

Quant au conseiller privé, il semblait ne pas donner grande attention aux paroles de l’orfèvre ; et lorsque l’histoire du juif fut terminée, il se tourna vers le narrateur et lui dit : — Mais dites-moi donc, mon digne professeur, était-ce véritablement mademoiselle Albertine Vosswinkel qui répondait du haut de la fenêtre écroulée de la maison de ville ?

— Quoi ! s’écria l’orfèvre en le regardant d’un air sauvage, qu’avez-vous de commun avec mademoiselle Albertine ?

— Mais, mon Dieu, répondit Tusmann intimidé, mais, mon Dieu, c’est la jeune demoiselle que j’ai entrepris d’aimer et d’épouser !

— Monsieur ! s’écria l’orfèvre, les joues couvertes d’une rougeur sanguine et les yeux étincelans ; monsieur, je vois que vous êtes totalement fou ou possède du diable ! vous voulez épouser la jeune et charmante Albertine ? vous, un vieux misérable pédant, à demi éteint ! vous, qui, avec toute votre science de l'école, avec toute votre sagesse politique de Thomasius, ne voyez pas à quatre pas au delà de votre nez ! Ne vous permettez pas de semblables pensées, ou vous pourriez bien encore vous faire rompre le cou dans cette nuit équinoxiale !

Le secrétaire privé était de sa nature un homme doux et ami de la paix, même un homme craintif, qui n’eût jamais proféré une rude parole alors même qu’il eût été attaqué ; mais les paroles de l’orfèvre étaient trop accablantes, et d’ailleurs Tusmann avait bu plus de vin qu’il n’avait coutume de le faire. Il se leva et s’écria d’une voix sinistre : — Je ne sais nullement, monsieur l’inconnu, qui vous autorise à me parler de la sorte. Je crois vraiment que vous voulez m’intimider par des jeux d’enfans, et que vous prétendez vous-même à l’amour de mademoiselle Albertine. Je comprends maintenant votre ruse, et je ne doute pas que vous n’ayez employé l’artifice de la lanterne magique pour créer les illusions dont j’ai failli être dupe ; mais, Dieu merci ! je m’en tiens à de semblables choses, et vous vous êtes trompé de route si vous avez espéré de m’abuser par des inventions aussi grossières.

— Prenez garde, dit nonchalamment l’orfèvre, prenez garde, Tusmann ; VOUS avez ici affaire à des gens assez curieux !

Au même instant le visage de l’orfèvre se changea en un visage de renard, dont les yeux fauves lançaient des regards dévorans sur Tusmann, qui en tomba plein d’horreur sur son siège. Le vieillard ne sembla nullement s’inquiéter de la transfiguration de l’orfèvre. — Voyez donc l’aimable plaisanterie ! dit-il en riant. — Mais ce sont là des jeux sans fruit ; j’en sais de meilleurs, et je connais des choses qui sont trop hautes pour toi, Léonard !

— Voyons donc, dit l’orfèvre qui avait reprit sa figure humaine, et qui s’assit tranquillement auprès de la table ; voyons donc ce que tu sais faire.

Le vieillard tira de sa poche un gros radis noir, le nettoya, l’essuya proprement avec un couteau, le coupa en tranches fort minces et les posa sur la table.

Et chaque fois qu’il frappait avec force pour couper un fragment de radis, il tombait en retentissant une belle pièce d’or nouvellement empreinte , qu’il ramassait et qu’il jetait à l’orfèvre ; mais dès que celui-ci touchait la pièce d’or, elle éclatait en mille étincelles et retombait en poudre : le vieillard semblait irrité de cette circonstance ; il frappait sans cesse plus vivement les plaques de radis qui éclataient sans cesse avec plus de force dans les mains de l’orfèvre.

Le secrétaire privé était étourdi d’horreur et d’effroi ; enfin il surmonta la faiblesse qui le retenait sans mouvement sur son siège, et dit d’une voix tremblante : — J’ai l’honneur de vous saluer bien humblement, mes honorables messieurs ; puis il fit un bond et s’élança hors de la taverne.

Dans la rue, il entendit les deux personnages qui riaient aux éclats. Il s’enfuit rapidement, son sang se glaçait dans ses veines.