Le collège de Vannes en 1830

La bibliothèque libre.
Le collège de Vannes en 1830
Revue pédagogique, premier semestre 1886VIII (n. s.) (p. 417-424).

LE COLLÈGE DE VANNES EN 1830[1]



Je faisais ma rhétorique à Vannes en 1830, avec les frères Nayl, dont j’ai raconté l’histoire dans un livre, l’Affaire Nayl, qui vous est peut-être tombé sous la main[2]. Le collège et les écoliers du collège ne ressemblaient à rien de ce que j’ai connu depuis. Nous étions tous externes, et nous formions dans la ville une petite tribu qui était, ce me semble, assez considérée. Les médecins et les avocats connaissaient par leur nom les premiers élèves des hautes classes ; ils s’intéressaient à nos travaux ; ils prenaient part, à la fin de l’année, à des exercices publics, nous posaient des questions, discutaient avec nous sur des points de littérature et de philosophie. Plusieurs de mes camarades étaient des fils de paysans et portaient le vieux costume breton. Ils se destinaient à être prêtres. Ils étaient en général plus âgés qu’on ne l’est au collège. J’avais un camarade de vingt-quatre ans, et sa présence n’étonnait personne. La plupart de nos rhétoriciens avaient une vingtaine d’années.

Il devait bien y avoir quelques richards parmi nous, mais ils étaient bien clairsemés. Ce bon vieux collège était l’asile privilégié des écoliers pauvres. Deux ou trois institutions tenues par de vieilles demoiselles rassemblaient chacune une vingtaine de pensionnaires. C’étaient les jeunes gens de bonnes familles. Nous les regardions un peu comme des esclaves à la chaîne. Ils étaient mieux vêtus et mieux nourris que nous ; mais nous avions sur eux l’inestimable avantage d’être libres. Quatre heures de classe pendant cinq jours de la semaine, et le reste du temps la bride sur le cou. Du reste, nous étions tous laborieux et sages, en notre qualité de pauvres. Chacun sentait qu’il faudrait prochainement gagner sa vie.

Nous étions assez nombreux. Bien peu d’entre nous vivaient dans leur famille. La plupart venaient des communes voisines, et trouvaient un grenier ou une chambrette dans quelque pauvre ménage, où ils prenaient aussi leur pension à très bon marché. Quelques paysans arrivaient tous les lundis avec un énorme pain de seigle, qui devait leur suffire jusqu’au samedi suivant. Ils le coupaient en tranches dans une écuelle, et la logeuse y jetait un peu de bouillon. Avec cela, ils achetaient un morceau de bouilli, ou quelque charcuterie avariée, quand ils étaient en fonds. J’en ai connu plusieurs qui n’avaient d’autre nourriture que cette soupe à midi et du pain sec le reste du temps. Vous pouvez croire que nous n’étions pas des freluquets.

J’avais trouvé à me caser chez madame Le Normand, qui tenait la pension des enfants de chœur, rue des Chanoines. J’avais là une chambrette sans feu, où mon lit, une chaise de paille et une petite table de bois blanc avaient bien de la peine à tenir. Je mangeais avec les six enfants de chœur, un abbé, qui les instruisait, et madame Le Normand, la veuve d’un notaire de campagne. Il était convenu que, quand l’abbé serait malade, ou appelé à l’évêché, ou occupé de ses examens au séminaire, je le remplacerais. Grâce à ces arrangements, je ne payais que 23 francs par mois tout compris, et comme on m’avait exempté de la rétribution scolaire, mon budget ne s’élevait pour l’année qu’à 250 francs. J’aurais eu grand besoin d’un supplément pour mon costume ; madame Le Normand avait toutes les peines du monde à le rapiécer, et ce qui ajoutait à mon malheur, c’est que je n’avais que quinze ans, et que je grandissais encore. Quant à l’argent de poche, je n’en sentais pas le besoin. Je ne crois pas qu’il me soit arrivé une seule fois de regretter de n’en pas avoir.

Mais si vous voulez savoir tous mes secrets, les 250 francs à trouver n’étaient pas une petite affaire. La somme n’était pas grosse ; mais je n’avais personne au monde qui pût songer à la payer. Heureusement pour moi, dans ce petit monde étrange, on avait l’habitude de faire donner des leçons aux commençants par les élèves des classes supérieures, Cela faisait vivre les grands et ne coûtait pas cher aux petits. Pour trois francs par mois, on donnait une leçon tous les jours, même le jeudi. Cela ne faisait guère que deux sous par heure ; mais on mettait deux élèves ensemble, quelquefois trois, plus rarement quatre. Grâce à la bienveillance de M. Le Nevé, mon professeur, j’avais huit élèves (deux séries de quatre). Je donnais ma première leçon le matin, de six heures et demie à huit heures, et l’autre le soir de six à sept heures. On me voyait passer dans les rues en hiver avec ma petite lanterne et une pauvre veste d’indienne, qui ne me protégeait pas contre le froid et la pluie. On m’a dit depuis que j’inspirais aux braves gens de la petite ville une sorte de respect. Il est certain que je trouvais de la bienveillance de tous les côtés. Mes huit leçons ne me rapportaient que 24 francs, et c’était mon grand souci. Mme Le Normand, qui était la bonté même, avait beau me dire de ne pas penser à ma dette, j’en souffrais cruellement. Après la distribution des prix, où j’eus sans exception tous les premiers prix, car j’étais ce qu’on appelle un fort en thème, le conseil général du département me fit présent de 200 francs. Je fus donc riche à mon tour. Je payai les 10 francs que je devais à mon hôtesse, j’achetai une redingote de drap et des souliers, dont le besoin était encore plus pressant, et je goûtai la douceur d’avoir des livres de classe à moi, achetés chez M. Galles, au lieu de me servir de vieux bouquins sales et déchirés comme auparavant.

Je n’ai jamais raconté cette histoire ; il me semble qu’elle a quelque intérêt, comme détail des mœurs d’une petite ville il y a cinquante-cinq ou cinquante-six ans. En 1872, étant ministre de l’instruction publique, je reçus au premier jour de l’an la visite des membres de l’Université. Le recteur de l’académie de Paris, M. Mourier, me présenta le corps de ses inspecteurs, parmi lesquels j’en vis un qui avait évidemment grande envie de renouer connaissance avec moi, et je cherchais inutilement à me rappeler où je l’avais vu, quand M. Mourier, qu’on avait mis au courant, me dit : « Voilà M. Du Pontavice, à qui vous avez donné des leçons au collège de Vannes. — Pour trois francs par mois ! » m’écriai-je. J’eus grand plaisir à l’embrasser. Il avait été un de mes fidèles jusqu’à la fin de mon année de philosophie. La leçon avait lieu chez lui, et nous partions tous les cinq ensemble pour être au collège au coup de huit heures.

Je ne compte pas ces années-là parmi les dures années de ma vie. Où j’ai eu à souffrir, c’est pendant mes trois années de l’École normale, et deux ans après en être sorti, quand je devins suppléant de M. Cousin à la Sorbonne avec quatre-vingt-trois francs d’appointements par mois.

Pour revenir au collège de Vannes, je vous dirai d’abord que nous n’y étions pas très confortables. L’empereur avait eu l’idée d’en faire un lycée. Le rez-de-chaussée était déjà construit, en façade sur la place, à côté de l’ancienne chapelle, quand sure vinrent les événements de 1814. La construction fut interrompue, et les murs étaient restés là, à l’état de ruine moderne, ce qui constitue le plus attristant des spectacles. Derrière cette masure s’étendait une très vaste cour, mal entretenue, bordée au fond par les beaux bâtiments de l’ancien collège des Jésuites, où étaient nos classes. Elles occupaient le vaste rez-de-chaussée, le premier étage restant inoccupé et désert. C’était une suite de salles immenses, éclairées d’un côté sur la cour, de l’autre sur la campagne. On y accédait en descendant trois marches de pierres, disjointes par le temps. Elles étaient dallées ; les murs étaient nus, lézardés, noirâtres. Au milieu de la salle, un poteau mal équarri soutenait le plafond. Des bancs de bois avec dossier couraient sur les quatre murs ; il n’y avait ni tables ni pupitres, on écrivait sur ses genoux, tout le milieu de la classe était vide. La chaire du professeur était en face de la porte. On y montait par un escalier ou plutôt par une échelle de huit à dix marches. Le régent, car c’était le nom que l’on donnait à nos maîtres, paraissait comme juché sur un tonneau. Il n’y avait bien entendu ni poêle ni cheminée. Le froid dans ces salles empierrées, situées en contre-bas au fond d’une cour, entièrement démeublées, immenses, avec leurs six fenêtres mal jointes, était tellement intense qu’à certains jours nous ne pouvions plus tenir nos plumes. Le maître frappait trois coups sur son pupitre au beau milieu de nos exercices. Aussitôt nous nous levions tous comme des frénétiques en poussant des cris perçants. Nous nous prenions par la main, et nous dansions une ronde effrénée autour du poteau. Au bout d’un quart d’heure, trois nouveaux coups nous ramenaient à nos places. C’était un système de chauffage économique. Je crois qu’il n’était pas malsain. En tout cas, nous avions tous une bonne santé et une grande ardeur. La neige était si épaisse dans la cour, que les premiers qui nous frayaient le chemin en avaient par dessus les genoux.

On dispute à présent pour savoir si on ne supprimera pas dans les collèges l’enseignement du latin. Si on avait pris en 1830 une pareille résolution, et qu’on l’eût appliquée au collège de Vannes, je ne sais pas à quoi nous aurions passé le temps. Nos régents, qui presque tous étaient prêtres, savaient parfaitement le latin. Ils savaient peut-être aussi, tant bien que mal, un peu de théologie. Je puis attester qu’ils ne savaient pas autre chose. On nous donna en 1829 un régent de physique. On n’avait plus entendu parler de ce genre d’études au collège de Vannes depuis 1789. M. Merpaut, qu’on chargea de cet enseignement, était comme le collège : il n’avait jamais entendu parler de cela. Il acheta un vieil exemplaire de la Physique de l’abbé Nollet. « Je ne le comprends pas, nous dit-il, mais nous le lirons ensemble, et peut-être en nous aidant mutuellement parviendrons-nous à savoir ce qu’il veut dire ». Nous n’y parvînmes pas. Nous mimes au pillage deux armoires contenant quelques instruments de physique surannés, et beaucoup de substances diverses. Nous mettions un grand zèle à mélanger ces fioles l’une avec l’autre sous les yeux de M. Merpaut, pour voir ce qui en résulterait. Nous finîmes par jouer aux palets pendant la classe avec les disques d’une pile de Volta. Je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que M. Merpaut avait un jeu très brillant. Le professeur de rhétorique, notre voisin, se plaignit du tapage. M. Merpaut fut magnifique : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici pour étudier les lois de la nature, et que nous lui laissons pleine liberté de faire tout ce qu’il voudra des lois de la rhétorique. »

Voilà comment on enseignait la physique et la chimie dans la classe de M. Merpaut. Dans les autres classes, on n’enseignait ni la littérature, ni l’art d’écrire, ni les sciences pures, ni les sciences appliquées, ni l’histoire, ni la géographie, ni la philosophie, ni la rhétorique. On enseignait supérieurement le latin. On ne se contentait pas de nous le faire écrire et traduire, on nous le faisait parler. C’était notamment la langue courante dans la classe de philosophie. Le principal du collège n’en employait pas d’autre dans ses communications officielles avec nous. Il ne disait pas : — « Il y aura congé ce soir ; » mais : Vacabunt scholæ serotinis horis totis. Il s’appelait M. Gehanno. C’était un petit vieillard guilleret, avec une figure de pomme d’api, portant la queue et les culottes courtes, un long habit cannelle, qui.trainait sur ses talons, et un grand gilet de satin noir. Il n’était pas avare de congés. Vacabunt scholæ. Il avait toujours une histoire amusante à nous raconter quand nous allions dans son cabinet. Je me les rappelle encore après plus de cinquante ans, et je vous en raconterais quelques-unes, ici même, si je ne me rappelais le précepte d’Aristote, qu’il faut savoir s’arrêter : « ἀνάγκη στῆναι. »

Je ne m’arrêterai pourtant pas, quoi qu’en dise Aristote, avant de vous avoir dit un mot de la méthode employée par nos régents pour tenir leur classe. Nous étions placés selon les rangs obtenus dans la dernière composition, les numéros pairs à la droite du régent, et les numéros impairs à la gauche. Le premier à droite, qui était le premier de la classe, portait le titre honorable d’imperator, les régents facétieux allaient même jusqu’à dire : imperator Augustus. Le premier à gauche, qui était le second de la classe, prenait le titre de Cæsar. Puis venaient de chaque côté deux préteurs, et dix Patres conscripti. Le régent poussait la nomenclature plus loin, quand il s’agissait de viri consulares qui avaient été malheureux dans leur composition, et qu’on ne pouvait pas, par égard pour leur dignité, confondre avec la plebecula. Mais cette circonstance se présentait rarement, et après les vingt-six premiers noms proclamés au milieu des applaudissements, le régent fermait sa liste. Cæteri ordine perturbato. Il n’y avait ni consuls ni tribuns, ces deux charges étant conférées de droit à l’empereur et au César : Imperator Augustus, iterùm consul, tribunitiâ polestate.

Nous avions aussi un grand censeur, qui tenait le registre des pensums, et avait le droit d’en donner, droit dont il avait soin de ne pas user. C’était une espèce de maître d’études, et disons le mot, quoiqu’il soit un peu dur, un espion. J’espère que mon camarade Lanco, qui était grand censeur à perpétuité, ne m’en voudra pas. La charge n’en était pas moins très ambitionnée ; elle donnait droit à une place d’honneur dans la classe et à la chapelle. Le régent nommait le censeur directement, sans tenir compte des rangs de composition. Ce dignitaire était renouvelable tous les quinze jours. J’ai vu des élèves préférer cette dignité à celle d’empereur.

Préférez-en la pourpre à celle de mon sang.

Mais cette aberration était rare. Pour moi, j’ai été empereur constamment pendant mes trois dernières années de collège, excepté une seule fois, où je descendis au rang de César. Cette éclipse passagère fut un événement dans le collège, et un peu dans la ville. J’avais pourtant des compétiteurs de grand mérite, dont la carrière a été plus heureuse que la mienne, quoique peut-être moins bruyante, Je me contenterai de citer M. Guérin, aujourd’hui conseiller à la Cour de cassation, son frère, Alphonse, notre grand chirurgien, qui était l’an dernier président de l’Académie de médecine. Il y avait aussi M. Alliou ; mais celui-là a constamment dédaigné les honneurs, et s’est contenté d’être proviseur du lycée de Saint-Brieue.

Les élèves qui occupaient la droite de la classe étaient les Romains, et ceux qui siégeaient à gauche étaient les Carthaginois. Romains et Carthaginois entraient dans la classe au coup de huit heures. Le régent n’y était pas ; le grand censeur présidait. Il veillait à ce que chaque Romain fit réciter les leçons au Carthaginois du grade correspondant, et lui récitât ensuite les siennes. On lui remettait une note écrite sur la façon dont l’épreuve avait eu lieu. Elle était laconique. Satisfecit ou on satisfecit. En général, elle était sincère. Il en dressait un tableau qu’il remettait au régent, lorsque celui-ci faisait son entrée dans la classe à huit heures vingt minutes. Le régent appelait quelques non satisfecit, pour constater le degré de leur ignorance, et leur infligeait la punition proportionnée. Il y avait ensuite des défis. Un Romain disait : « Je provoque le second préteur carthaginois. » Ils se rendaient au poteau, ad palum, et lisaient leur devoir l’un après l’autre. Le régent faisait ses remarques, et nommait le victorieux. Les victoires et les défaites de chaque parti étaient soigneusement enregistrées par le grand censeur et les deux purpurati.

La classe du samedi soir était un moment solennel. Le grand censeur et les purpurati : (l’empereur et le César), avaient additionné et comparé toutes les notes de la semaine. Ils soumettaient à l’examen du régent cet important travail. Il y avait quelquefois des difficultés. On discutait. Le régent était maître de trancher la question, ou d’en appeler au Sénat et au peuple. L’abbé Le Bail s’en remettait toujours à un plébiscite ; mais l’abbé Ropert et M. Le Nevé usaient du pouvoir dictatorial. Simple affaire de tempérament. La sentence rendue, le grand censeur apposait solennellement deux écriteaux : Romani victores et Carthaginienses victi  ; ou Romani victi et Carthagienses victores . Il y avait certains avantages attachés à la victoire ; des bons points, des exemptions de travail. Mais c’était surtout pour nous une question d’amour-propre. On se sentait humilié d’être du côté des vaincus, et l’abbé Le Bail ne manquait pas de nous apprendre que c’était une diminutio capitis.

Vous jugerez de tout le reste par cet échantillon, car je ne veux pas vous ennuyer des détails de la méthode. Elle est connue ; elle venait en droite ligne des jésuites. Je n’espère pas la ressusciter, et je n’en ai, veuillez m’en croire, aucune envie. Après notre année de logique, que, vous autres modernes, vous appelez l’année de philosophie, nous avions souvent grand’peine à être reçus bacheliers ; j’ai vu des empereurs revenir bredouilles. On nous regardait dans l’académie de Rennes comme des gens qui avaient sommeilé pendant un siècle ; et il m’est arrivé plus d’une fois de dire que j’ai fait mes études il y a cent cinquante ans. Aussi, quelles études ! La première découverte que je fis en entrant à l’École normale, c’est que je ne savais rien au monde, excepté un peu de latin.


  1. Nous reproduisons ici, en profitant de l’autorisation gracieusement accordée par l’auteur et par l’éditeur et dont nous leur exprimons toute notre reconnaissance, quelques pages charmantes écrites par M. Jules Simon pour la Revue illustrée de Bretagne et d’Anjou, et publiées dans un récent numéro de cet intéressant recueil, — La Rédaction.
  2. Ce livre, qui est un pur chef-d’œuvre, a été publié en 1883 dans la jolie collection bleue de l’éditeur Calmann Lévy. — Note de la rédaction de la Revue de Bretagne et d’Anjou.