Le comte Duchâtel

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Le comte Duchâtel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 513-596).
LE
COMTE DUCHÂTEL

La tâche que j’entreprends m’inquiète et me trouble en même temps qu’un attrait puissant me force à m’y hasarder. Il s’agit de raconter la vie de mon ami le plus cher, du compagnon de mes meilleures années, du frère que je m’étais choisi, à qui jamais je n’avais cru survivre, et dont personne ne peut me rendre les trésors d’affection. Comment parler publiquement de lui? J’aurais à parler de moi-même, mon embarras ne serait pas plus grand. Et cet effort que je m’impose, qui déjà me paraît tardif, peut-être aux autres va sembler superflu. Dès le jour de la séparation et la tombe encore entr’ouverte, cet ami n’a-t-il pas reçu de solennels adieux qui, pour le soin de sa mémoire, semblent avoir tout dit? Qu’ajouter aux paroles que devant le cercueil de M. Duchâtel a fait entendre M. Guizot? Et ces deux interprètes de la science et de l’art, parlant au nom de l’Institut, MM. de Parieu et Beulé, témoins d’autant plus sûrs qu’aucun lien personnel ne les avait unis au confrère qu’ils perdaient, et qu’un des deux, grâce à la politique, lui semblait encore plus étranger, en quels termes n’ont-ils pas rappelé tout ce que le monde avait connu de lui, son noble caractère, sa grande situation, ses talens, ses services? Et plus tard, au sein de ce même Institut, à deux reprises différentes, n’a-t-on pas entendu d’autres hommages non moins sincères et plus complets encore? Qui pourra mieux que M. Cuvillier-Fleury, en meilleurs termes, sous de plus vraies couleurs, tracer la vie publique de M. Duchâtel? Et pour mettre en lumière ce que les arts doivent de reconnaissance et à l’ancien ministre et à l’homme privé, qui sera jamais plus compétent, mieux inspiré que M. Henri Delaborde? On le voit donc, je pourrais m’abstenir. Disons mieux, s’il s’agissait d’un de ces hommes qui ont accompli toute leur destinée et donné la complète mesure de leur force, s’il avait eu le temps de montrer tout ce qu’il était, de devenir tout ce qu’il pouvait être, mon amitié ferait plus sagement de rester à l’écart, et de laisser à d’autres, en apparence plus désintéressés, le soin facile d’achever un portrait dont le modèle serait si bien connu; mais nous sommes ici devant une carrière interrompue dans la force de l’âge, au milieu de succès croissans, et plus d’un tiers de cette vie a dû s’écouler loin des yeux du public, dans une noble retraite où des regards intimes ont pu seuls pénétrer.

Ce n’est pas tout : M. Duchâtel, même au temps de sa viie publique, — et l’eût-il poursuivie jusqu’au bout, — n’eût jamais laissé voir que la moitié de lui-même; non qu’il gardât le reste pour lui seul, qu’il fût silencieux, concentré : loin de là, jamais personne n’eut plus que lui le goût et le besoin de répandre hors de soi sa sève et son esprit; mais il y avait en lui deux ordres et deux courans d’idées qui demandaient pour se produire deux conditions contraires. Parlait-il au public, plus l’auditoire était nombreux, plus il était à l’aise et se livrait librement aux développemens de sa pensée, mais en restant toujours sur le terrain où ses études spéciales et approfondies lui donnaient à ses propres yeux une évidente autorité. Qu’il fût question de politique ou simplement d’affaires, d’industrie, de commerce, de travaux publics, de finances, toujours, en face du public, il s’imposait la même règle et les mêmes limites, ne sortant pas de la région des faits et des idées pratiques, écartant tout hors-d’œuvre, toute généralité ambitieuse, tout ce qui pouvait gêner ou obscurcir son argumentation. A le voir persévérer dans ce système, s’y complaire avec tant de verve et d’entrain, comment n’eût-on pas supposé qu’il était là tout entier, que cette façon d’envisager les choses était non-seulement son penchant, sa tendance, mais sa vocation exclusive, son unique atmosphère et son seul horizon? tandis qu’il lui restait une réserve intarissable de vues et d’idées générales en tout genre et sur tous les sujets. Histoire, philosophie, critique littéraire, métaphysique religieuse, tout lui devenait matière aux aperçus les plus inattendus et de l’originalité la plus franche; mais dans ces récréations de son esprit, au lieu de chercher le public et de lui emprunter une influence stimulante, c’était en raison inverse du nombre de ses auditeurs que lui venait l’inspiration, jamais plus abondant, plus fécond, plus lucide, que lorsqu’en tête-à-tête il sentait son interlocuteur le suivre dans sa course et le comprendre à demi-mot. Dès lors ne voit-on pas que, pour vraiment faire connaître cette riche nature, il faut avant tout mettre au jour ce qui est chez lui resté dans l’ombre? Et d’où peut venir la lumière sinon des souvenirs de quelque intime et assidu témoin? Me voilà donc presque mis en demeure de ne pas garder pour moi seul les secrets de cette intimité. C’est là mon titre, mon soutien dans l’essai que je tente. Je reprends confiance à me sentir nécessaire. Ne serait-ce pas, en quelque sorte, perdre deux fois celui qui m’est ravi que de laisser en oubli par ma faute la meilleure partie de lui-même?

Je tâcherai de le peindre tel que je l’ai connu, tel qu’il était vraiment : je dirai tout ce qu’il valait et à quel point, même au temps de sa meilleure fortune, il lui était supérieur. J’ose espérer qu’on me croira, non que j’aie droit d’attendre qu’on sache exactement combien la vérité m’est encore plus sacrée que la gloire de ceux même que je chéris le plus; mais, qu’on me permette de le dire, la meilleure garantie de ma véracité, ce n’est pas moi, c’est celui dont je veux faire l’éloge. Je manquerais à cette chère mémoire, je lui déplairais à coup sûr, si je me permettais de grossir ses mérites. L’art maintenant si répandu de se mettre soi-même en valeur et d’organiser sa louange, non-seulement il ne le pratiquait pas, il l’avait, j’ose dire, en dégoût. La vraie manière de le louer, le seul digne hommage à lui rendre est donc, en parlant de lui, de rester rigoureusement fidèle à la plus stricte vérité.


I.

C’est seulement vers la fin de 1822 que commença notre amitié. Nous étions presque de même âge : mes vingt ans venaient de s’accomplir, il allait atteindre les siens. Etudians tous les deux, déjà depuis quelque temps nous assistions, sans nous connaître, aux mêmes cours de la faculté des lettres, et plus d’une fois j’avais été frappé de l’air singulièrement intelligent et attentif d’un de mes voisins, svelte jeune homme, élancé, presque maigre, d’une allure prompte et vive, d’une physionomie tout à la fois pensive et animée, ouverte et réfléchie. Je n’appris son nom et ne le vis de plus près qu’en me trouvant avec lui dans une modeste chambre de la petite rue du Four, où douze ou quinze jeunes gens comme nous se pressaient autour d’un des esprits les plus fins et les plus pénétrans, d’une des âmes les plus douces et les plus droites que j’aie jamais rencontrées. On sait de qui je veux parler. Ce n’est pas la première fois que le public de nos jours est appelé à connaître et la simplicité toute philosophique de ce logement, et le charme de cet enseignement presque mystérieux, de ces conférences à huis clos où le plus pur spiritualisme trouvait un interprète aussi lucide qu’éloquent. Jouffroy venait tout récemment de subir la disgrâce qui lui enlevait cette chaire de collège où déjà son talent commençait à se révéler, et près de laquelle, dans l’année précédente, j’avais, en disciple assidu, appris à le connaître et à l’aimer. Pour ne pas interrompre l’exercice de son professorat et la propagation de ses idées, il avait réussi à se créer chez lui ce nouvel auditoire, composé en partie d’anciens élèves, en partie de nouveau-venus. C’est parmi ces derniers qu’arrivait ce jeune homme vers lequel m’attirait une secrète sympathie. A peine dans nos rangs, il y prit une éminente place, et donna la mesure de ses puissantes facultés. Jouffroy ne préparait ses leçons que de tête, n’écrivait rien, et, la sténographie alors n’étant guère en usage, il s’était résigné d’avance à ne conserver de ses improvisations qu’une trace incomplète, soit dans son propre souvenir, soit même dans les notes de ses plus zélés auditeurs. Aussi quelles furent sa surprise et sa joie lorsque celui dont nous parlons, peu de jours après ses premières leçons, lui en remit un fac-simile exact, complet et vivant! Ce n’était pas seulement un effort de mémoire, une reproduction de mots; c’était la leçon même, en quelque sorte surmoulée, comprise, interprétée, rendue dans ses détails, sans la moindre lacune ni la moindre addition. Je me souviens de l’étonnement où nous jeta ce tour de force, car le nouvel adepte était jusque-là, nous le savions, étranger à la philosophie, et en parlait pour la première fois la langue abstraite et convenue. Tant que durèrent ces conférences, pendant plus de trois ans, mais surtout dans la première année et même encore dans la seconde, il s’acquitta de cette tâche avec une persévérance non moins admirée par nous que son exactitude et sa pénétration. D’autres études cependant avaient dans l’intervalle pris possession de son esprit, et toutes ses préférences s’étaient tournées vers elles : nous l’y suivrons bientôt; mais que d’abord on nous permette deux mots encore sur les premiers momens de son zèle philosophique. C’est dans l’histoire de cette vie un épisode qu’on ne peut négliger.

Quel était en effet le grand attrait des leçons de Jouffroy? Sa personne sans doute et l’agrément d’une parole nette, élégante et ferme, parfois émue, toujours transparente et limpide, mais aussi et par-dessus tout le fond de ses idées, la cause qu’il soutenait. Pour comprendre aujourd’hui ce qu’avaient de neuf en 1822 ces recherches psychologiques, ce qu’un jeune et généreux esprit pouvait y puiser de force et d’espérance, il faut se rappeler l’état d’abaissement et d’abandon où le spiritualisme était réduit chez nous depuis trois quarts de siècle. Nous venions de passer par une période étrange : l’esprit français dans son plus grand éclat, au faîte de ses triomphes, était tombé en servitude tout en croyant s’émanciper. Les théories matérialistes l’avaient conquis, le possédaient, le gouvernaient absolument, sans soulever la moindre résistance. Pour trouver quelque exemple d’un tel état de soumission mentale, il faudrait presque remonter jusqu’aux siècles les plus crédules et chez les peuples les plus courbés sous la verge du sacerdoce. L’infaillibilité de ces tristes doctrines ne faisait plus question ; nul ne se fût permis de les battre en ruine, de revendiquer les droits de l’âme en faisant le plus simple appel à la conscience de chacun. L’église seule protestait, mais pour la forme, par tradition, s’enfermant dans ses dogmes, sans rien tenter pour les défendre ni pour les expliquer, sans rien trouver qui fît justice de cette humiliante tyrannie. Si du moins l’oppression n’avait été que théorique et n’eût pesé que sur les esprits ! mais, par deux fois, la France venait d’en faire la triste expérience, il en était sorti pour elle un joug de fer et des flots de sang, le joug démocratique de la convention nationale, le joug militaire de l’empereur Napoléon. Aussi lorsque M. Royer-Collard, avant même la chute de l’empire, et M. Cousin quelques années après, eurent prononcé dans leurs chaires certains mots alors oubliés, ces mots d’âme et de libre arbitre, de mérite et de démérite, de conscience et de devoir, lorsqu’à leurs auditeurs, à peu près résignés, comme tout le monde alors, à n’exister qu’à titre de machines plus ou moins bien organisées, ils eurent rappelé qu’ils étaient des personnes, des êtres responsables, des âmes libres faites pour n’obéir qu’à la souveraineté de la raison et du droit, un frémissement de juste orgueil se produisit parmi ces jeunes cœurs, une ère nouvelle commençait. Nos titres de noblesse venaient d’être retrouvés, chacun redressa la tête, et ce grand nom de liberté, déshonoré par l’anarchie, proscrit par le despotisme, ne tarda pas à prendre, grâce aux deux philosophes, grâce au spiritualisme, un sens nouveau, légitime et sacré, conciliable avec l’amour de l’ordre et le respect de tous les droits.

Or en 1822, lorsque Jouffroy commençait ses leçons, nous sortions à peine du collège, et pas un d’entre nous n’avait eu le bonheur d’entendre M. Royer-Collard, ni même M. Cousin, déjà hors de sa chaire depuis près de deux ans ; ce n’en était pas moins leur esprit et leur œuvre qui se continuaient pour nous, avec moins d’éclat, moins de feu, de moins imposantes paroles, une moins haute autorité, mais dans des conditions de clarté, d’enchaînement et de méthode, de démonstrations rigoureuses, intimes et répétées, qui pouvaient à certains égards compenser ce que nous avions perdu. Je ne saurais dire l’heureuse et profonde influence qu’exerça cet enseignement sur la plupart d’entre nous. Voilà bientôt un demi-siècle que j’en ai recueilli les semences, et chaque jour je bénis Dieu de les avoir reçues, d’être né encore assez tôt pour ne pas manquer l’heure où ces nobles doctrines sortaient de leur sommeil, conservant je ne sais quelle fraîcheur que le sophisme n’avait point flétrie et qui prêtait aux vérités qu’elles proclament comme un attrait de nouveauté. C’était presque un plaisir d’exploration, de découverte, que d’en pénétrer les secrets et de retrouver les notions lumineuses qu’elles répandent sur toutes choses. Plus tard, leur fortune a grandi, le spiritualisme a eu son règne officiel ; mais le public s’est refroidi, et l’a tenu pour suspect dès qu’il l’a vu trop puissant, et, quand est venu le jour de la disgrâce, ses rangs se sont éclaircis, les faux amis l’ont laissé là, et de sa suprématie passagère il ne lui est resté qu’une humble place, presque à niveau, parmi tous les systèmes conjurés à sa perte. Quand je vois aujourd’hui notre jeunesse, nos aspirans bacheliers, étudier avec le même ennui, la même indifférence, et ces systèmes plus ou moins chimériques et celui qui nous passionnait tant, quand je les vois tenir la balance égale entre des subtilités scolastiques et d’éternelles vérités qui auront toujours pour elles, même en dépit d’éclipses temporaires, la saine conscience du genre humain, je ne puis m’empêcher d’estimer à un certain prix la faveur d’être entré dans la vie à d’autres conditions, et de me rappeler avec délices la flamme presque amoureuse que ces nouveautés philosophiques avaient allumée en nous.

Personne à coup sûr n’en était plus épris et ne s’adonnait avec plus d’ardeur à ce réveil spiritualiste que la jeune intelligence qui, dès la première heure et à peine au milieu de nous, avait si bien saisi et reproduit comme au vol la parole du maître. Ce n’est pas qu’à proprement parler il eût la vocation de ces sortes d’études ; l’examen minutieux des phénomènes invisibles dont la conscience est le théâtre, les recherches purement intimes, purement psychologiques dont Jouffroy faisait la base et la substance de son enseignement, ne l’intéressaient qu’à demi. Cette nécessité de se regarder en dedans comme à la loupe, ce tête-à-tête prolongé avec soi-même le fatiguait, le troublait ; il aimait mieux porter son regard plus au loin, dans le champ moins resserré de la métaphysique, sur le monde invisible extérieur. À ces hauteurs, rien ne le rebutait, tant il avait le don et la puissance d’abstraire et de généraliser. Les idées même les plus rebelles se classaient, se groupaient chez lui avec une docilité merveilleuse. Aussi, tout en suivant assidûment la marche expérimentale que nous traçait notre guide, il se lançait parfois, et pour son propre compte, à la poursuite de tous ces grands systèmes qui, sous des noms et en des temps divers, chez les anciens comme chez les modernes, depuis Athènes et Alexandrie jusqu’à Gœttingue et Kœnigsberg, ont tenté de percer le mystère de notre destinée et d’expliquer l’énigme de ce monde. Dans cette exploration, il procédait avec une sûreté et une rapidité de coup d’œil tout à fait singulières. C’était l’allure de son esprit que de marcher presque trop vite. Quand il lisait, au lieu de lire, il semblait deviner ; sa pensée devançait ses yeux. Il eut donc bientôt parcouru le cercle entier de ces systèmes, et, l’examen fini, sa curiosité satisfaite, il n’en devint que plus fidèle et plus fervent au spiritualisme, s’étant bien assuré que seule cette doctrine tient suffisamment compte de tous les élémens complexes et contradictoires qui constituent notre nature, et seule promet à l’homme, en dehors des lois encore plus sûres que promulgue la foi, une règle efficace, un point d’appui moral.

Je n’insiste sur ces premiers pas, sur ces préludes de jeunesse que parce qu’ils ont, à mon avis, exercé sur la vie entière de M. Duchâtel une influence décisive. C’est dans ce noviciat philosophique si sérieusement accompli que se sont comme élaborés les convictions et les principes qui devaient plus tard régler ses opinions et présider à tous ses actes. Profond sentiment du droit, libéralisme large et sincère, élévation, franchise, netteté, modération, tout dans sa vie procède de ce point de départ, et néanmoins, je le répète, sa vocation n’était pas là, il lui fallait toute autre chose que les abstractions de la philosophie; encore moins se fùt-il accommodé au régime autrement abstrait des sciences exactes, bien qu’à certains égards il y semblât prédestiné. Dès l’enfance en effet, il calculait de tête avec une prestesse et une sûreté si étranges que d’illustres savans avaient tiré son horoscope et le tenaient d’avance pour grand mathématicien. Cette faculté, qui d’ordinaire n’apparaît chez certains enfans que pour s’évanouir dès qu’ils commencent leurs études et s’exercent à d’autres sujets, chez lui s’était perpétuée et jamais ne lui fit défaut; mais il avait pour s’en défendre d’abord un certain goût des lettres auquel il fut toujours fidèle, et qui, à l’époque dont nous parlons, était dans toute sa fraîcheur, grâce à des succès de collège d’un éclat encore tout récent. Déserter pour la géométrie et pour l’algèbre ces chefs-d’œuvre qu’il avait tant aimés et qu’il savait par cœur, jamais il n’y eût consenti; puis vint la psychologie, qui lui ouvrit des perspectives de tout autre nature, et enfin la meilleure sauvegarde contre tout penchant polytechnique était la qualité même de son esprit, le goût des faits réels, des vérités concrètes, l’instinct et le bon sens pratique, sa vraie supériorité. Déjà chez lui l’homme d’état se trahissait à son insu. Il se sentait comme attiré à se préoccuper du sort de ses semblables : le spectacle des sociétés humaines, les intérêts et les besoins des peuples, leurs décadences et leurs prospérités, les conditions de leurs progrès, de leurs conquêtes matérielles et morales, sollicitaient son attention. Ce fut seulement d’abord à l’étude du droit, du droit civil et du droit naturel, du droit moderne et du droit romain, à la législation comparée qu’il demanda des lumières; mais bientôt ses efforts et ses prédilections se concentrèrent sur une science plus spéciale, encore nouvelle en France, et déjà pleine de promesses, celle dont Adam Smith en Écosse, avant la fin du dernier siècle, avait jeté les bases, et que M. J.-B. Say commençait à importer chez nous.

Entre l’économie politique et l’esprit de M. Duchâtel, j’oserais presque dire que l’harmonie était préétablie. Personne ne pouvait mettre au service de ce genre de science des aptitudes plus variées, plus nécessaires et plus rarement unies. Les théories économistes ne sont pas tous les jours d’une lecture courante; il y faut une intelligence rompue aux abstractions, presque aux obscurités de la métaphysique, et d’un autre côté, pour qu’elles ne soient ni vaines ni dangereuses, il est bon que des notions précises, une observation rigoureuse des faits et de la réalité, en surveillent l’application et en contrôlent la justesse. Or ces deux conditions se rencontraient à point dans cet esprit tout à la fois pratique et généralisateur. Ce fut un jeu pour lui que de pénétrer à fond et de s’approprier les trois théories principales qu’avait accueillies l’Angleterre depuis un demi-siècle, et qui régnaient alors sous l’autorité de ces trois noms : Smith, Malthus et Ricardo. Il les analysa et les décomposa pour s’en assimiler la substance, les soumit aux vérifications les plus exactes et les plus répétées, n’en acceptant qu’avec réserve les conclusions systématiques, et ne prenant en sérieuse attention que les principes incontestables, ceux qui pouvaient un jour se prêter à des applications pratiques, si jamais parmi nous, en semblable matière, venaient à prévaloir quelques idées de liberté progressive et sagement calculée. Cette façon d’entrer dans ces questions était alors originale et personnelle à lui. En général on ne s’en occupait guère, et ceux qui les traitaient étaient ou d’absolus théoriciens professant la nécessité d’un libéralisme radical, ou des protectionistes intraitables et obstinés. Pour notre jeune économiste, le problème était tout différent : il l’abordait non pas en professeur, mais en homme d’action, sans transiger sur les points nécessaires, sans oublier les droits acquis, cherchant la paix entre ces deux extrêmes : grande netteté de principes, grands ménagemens des situations.

Et tout cela sortait de ses lectures et passait dans ses entretiens avec une facilité, une vivacité dont j’aime à me rappeler les moindres circonstances. Dès ce temps-là, nous commencions à bien peu nous quitter. L’attrait que j’avais senti pour lui avant de le connaître s’était accru, on le comprend, à mesure que je l’avais connu. Dès la première rencontre, chez Jouffroy, par un mouvement presque simultané, il était venu à moi lorsque j’allais à lui; puis nous nous recherchâmes de préférence à tous, et en bien peu de jours nos vies étaient unies : entre nos esprits et nos cœurs s’établissait cette confiance absolue que rien n’a jamais troublée. Nous avions pris un tel besoin l’un de l’autre, que bientôt les journées ne se passaient Plus guère sans que nous eussions échangé nos pensées, et cependant il s’en fallait qu’en toutes choses nous eussions mêmes goûts, mêmes besoins d’esprit. Notre terrain commun était la philosophie; tous deux, presque au même degré nous l’avions prise à cœur, et dans le champ des idées générales, sur les principes et sur les bases de la morale, de la politique, de la critique soit historique, soit littéraire, nous étions en si parfait accord que nous touchions presque à l’identité, tandis que nos vocations personnelles semblaient se tourner le dos, l’une se dirigeant à grands pas vers l’utile, l’autre essayant d’étudier le beau. Le côté pittoresque de l’histoire, les arts dans leur essence et leurs applications, telle était ma chimère; la sienne, ou, pour mieux dire, le but certain de ses efforts était l’esprit de gouvernement, la science sociale, et avant tout, disons le mot, la politique; mais c’est le grand secret des affections profondes et partagées que, même en de telles dissidences, on ne se tolère pas seulement, on s’entr’aide et on se complète. Tel ordre de faits ou d’idées dont peut-être à vous seul jamais vous n’auriez eu souci, il faut bien que vous y regardiez, si votre ami en fait son étude habituelle, s’il s’en occupe soir et matin. Vous n’en prendrez qu’une teinture, mais au moins vous pourrez en causer avec lui. C’est ce qui nous arrivait. Le peu que j’ai jamais su d’économie politique, je l’avais appris à son intention, et si plus tard, dans la vie des affaires, aux prises avec les questions de finance et d’administration, j’eus l’avantage de ne pas me sentir absolument novice, c’est que, moitié plaisir et moitié complaisance, je m’étais prêté sans cesse à le laisser m’en exposer le mécanisme et m’en montrer pratiquement les plus secrets ressorts. De son côté, il m’en offrait autant. Je lui sais encore gré de l’intérêt qu’il s’efforçait de prendre aux questions esthétiques qui me préoccupaient; mais non, j’ai tort, ce n’était pas un effort, rien ne lui était plus naturel et plus facile que de quitter par momens Malthus et Ricardo, les statistiques officielles ou les débats des chambres, pour s’élever à des régions plus éthérées, à cette sphère tout idéale où l’esprit cherche sa nourriture dans la contemplation du beau. Il était plus sensible qu’on ne le croyait communément, plus qu’il ne s’en doutait lui-même, au spectacle des belles choses, et je ne parle pas des beautés littéraires, dont il avait, je le répète, le sentiment le plus fin et le plus exercé, je vais jusqu’aux beautés plastiques, non sans reconnaître pourtant que les beautés de la nature le touchaient infiniment plus. Ces sortes d’impressions étaient chez lui d’autant plus vives qu’elles ne duraient jamais longtemps; la rapidité, l’abondance de son esprit le ramenaient presque aussitôt à son courant habituel; mais ces jets de lumière inattendue n’en ajoutaient pas moins un grand charme à sa conversation, déjà si attrayante, même quand il s’enfermait dans son propre domaine. On peut dire qu’avec lui, quand on croyait le connaître le mieux, on conservait encore la chance d’heureuses découvertes. Ainsi je n’ai bien su tout ce qu’il valait vraiment que lorsque, après deux ans d’étroite intimité, nous entreprîmes en commun une assez longue promenade à travers la Suisse et la Haute-Italie. Ce qui n’est plus aujourd’hui qu’une excursion banale à force de facilités était alors presque un voyage. Nous y passâmes plus de trois mois, toujours à pied, infatigables comme notre curiosité. Quel entrain, quelle ardeur cette vie nouvelle me révéla chez lui! Quelle soif de tout connaître, de tout comprendre, de critiquer parfois, mais encore bien plus d’admirer!

Nous avions débuté par une halte chez Jouffroy; pendant l’été, le professeur s’en retournait à ses montagnes, à son village des Pontets, petit amas de chalets et de maisons de bois groupés sur un pli du Jura, presque au sommet de cette longue chaîne aux formes arrondies et un peu monotones. C’étaient de modestes montagnes qui nous attendaient là, mais des tableaux de mœurs si curieux, si rares, d’une vétusté si charmante! J’ignore en quel état sont aujourd’hui ces populations pastorales; alors elles semblaient sortir de l’âge d’or. Sous le toit de notre hôte, ce n’étaient qu’habitudes presque patriarcales, et lui-même, dans cet intérieur, au cœur de sa famille, nous parut comme transfiguré. Son regard était plus profond, son expression morale plus élevée, plus pure : sans faire le professeur et sans parler philosophie, il nous donna pendant ce peu de jours des impressions, des souvenirs encore plus éloquens que ses meilleures leçons. Même fortune nous était réservée au terme du voyage. Près de Milan, dans la plaine lombarde, un ermitage presque aussi simple, une hospitalité non moins douce, nous pénétraient aussi de respect et d’admiration. L’auteur des Promessi sposi et d’Adelchi. le noble poète, le grand homme de bien, Alexandre Manzoni, sa mère, sa femme, ses nombreux enfans nous offraient le spectacle alors presque inconnu d’une vie toute chrétienne et pourtant libérale, pleine d’angoisses patriotiques et néanmoins sereine en dépit des rigueurs de la police autrichienne, alors au paroxysme de ses persécutions. Puis, dans un plus beau lieu, de l’autre côté des Alpes, nous trouvions d’autres illustrations et d’autres souvenirs. Coppet, encore tout plein de Mme de Staël, de sa pensée, presque de sa présence, Coppet, pour de jeunes esprits initiés aux idées que cette femme illustre avait si vaillamment servies, était attrayant par lui-même, il le devint encore tout autrement pour nous. Un indulgent accueil, d’aimables prévenances, l’occasion de trouver là réunis chaque soir, en face de ce beau lac, de ces majestueuses montagnes, des hommes tels que Sismondi, encore dans sa verdeur, Rossi, laissant déjà percer sous sa taciturne enveloppe les éclairs de son rare esprit, Fellenberg, Châteauvieux, bien d’autres que j’oublie, et avant tous les autres les maîtres de la maison, que fallait-il de plus pour que Coppet nous séduisît? On n’était pas meilleur, plus instruit, d’une bienveillance plus délicate que le baron Auguste de Staël et le duc de Broglie, dont l’attitude à la chambre des pairs, le tour d’esprit philosophique et le talent de parole excitaient toutes nos sympathies, le voir de près, autrement qu’à Paris, le faire causer tout à notre aise était pour nous un plaisir que nous faisait seul oublier le charme à la fois gracieux et sévère de son incomparable compagne, en qui la passion du bien n’éteignait pas l’esprit, pas même l’enjouement, et dont la beauté en quelque sorte séraphique était la moindre distinction.

On le voit donc, à ne parler que des personnes, nous avions fait riche moisson, et si je passais aux choses, que n’aurais-je pas à raconter! Mais je m’en garde bien : ce ne sont pas les lacs, les glaciers, les cascades, nos ascensions et nos exploits pédestres qu’il s’agit de célébrer ici ; je n’insiste sur ce voyage que parce qu’il fut, je le répète, une occasion par excellence de voir sous des aspects nouveaux, de connaître encore plus à fond celui que j’essaie de peindre. Pour la première fois il prenait sa volée et sortait de la vie purement spéculative. C’était un commencement d’activité pratique où ses aptitudes naturelles ne pouvaient rester en défaut. Le gouvernement du voyage, la prévoyante direction des plans et des itinéraires, la comptabilité rigoureuse des deniers communs, toutes choses rentrant dans son ressort, il s’en acquitta sur-le-champ avec l’aplomb d’une expérience consommée, en même temps que, sans en avoir l’air, il amassait, chemin faisant, je ne sais combien de faits, de renseignemens, d’observations sur l’état du pays, des mœurs, de l’instruction, de l’industrie, de la richesse dans la république helvétique et dans chaque canton pris à part. Sagace, alerte, diligent, trouvant le temps de tout faire et de faire tout à point, le temps même de rêver, de disserter, de remuer des idées comme à Paris au coin du feu, puis tout à coup, en face de la nature, de rencontrer les mots les plus heureux et les plus pittoresques dans l’expression de ses mécomptes ou bien de ses surprises et de ses admirations, il était à la fois, pour tout dire, l’explorateur le plus insatiable, le causeur le plus fécond et le plus varié, le compagnon le plus commode à vivre et le plus attachant.

On sait que, même entre amis, c’est une épreuve qu’un long voyage. Ce genre de tête-à-tête continu et forcé n’est jamais chose indifférente; au bout d’un certain temps, il n’y a pas de milieu, ou l’amitié redouble, ou l’antipathie se déclare. Quant à nous, on le prévoit déjà, nous rentrâmes à Paris plus unis que jamais et plus nécessaires l’un à l’autre. Paris en ce moment, je devrais dire la France, offrait un spectacle curieux. Pour la première fois depuis la restauration, le public tout entier semblait se prendre de confiance et d’espoir en son gouvernement. Si ce n’était pas la paix, c’était au moins un armistice. L’opposition avait mis bas les armes. Que s’était-il donc passé? Un règne avait pris fin pendant que nous courions les montagnes; un autre règne commençait, et, comme don de joyeux avènement, le nouveau roi, Charles X, venait d’abolir la censure. Nous trouvâmes nos amis en grand émoi de cette nouveauté. L’affranchissement de la presse leur ouvrait brusquement une carrière imprévue; ils étaient mis comme en demeure de rompre le silence et d’essayer leurs forces, de se créer sinon une tribune quotidienne et politique, du moins un moyen périodique d’émettre leurs idées et de parler au pays.

L’occasion s’en offrit bientôt. — Une petite feuille d’informations scientifiques, particulièrement destinée, comme l’indiquait son titre, le Globe, à des renseignemens de voyages et de géographie, venait d’être fondée sans bruit par M. Pierre Leroux, le même qui vingt ans plus tard devait jouer un rôle et acquérir un genre de célébrité que ses façons modestes et conciliantes n’auraient alors guère permis de prévoir. Il était lié depuis l’enfance avec un intime ami de Jouffroy, M. Dubois, professeur, lui aussi, et comme notre ami exclu récemment de sa chaire, esprit ardent et sensé tout ensemble, dont la verve bretonne se prêtait mal à l’inactivité. L’idée lui vint de transformer, d’accord avec M. Leroux, ce bulletin scientifique à peine éclos en un recueil philosophique et littéraire fondé sur les nouveaux principes de critique, sur les idées d’éclectisme spiritualiste dont Jouffroy, parmi nous, dans notre petit groupe, était l’inspirateur et le représentant. Celui-ci, comme on pense, prit à cœur l’entreprise, et, non content d’y travailler lui-même, demanda le concours de ses disciples les plus zélés. Ils accoururent à qui mieux mieux, et Duchâtel un des premiers, apportant pour son contingent une ample provision d’études sur l’économie politique. Chacun s’enrôla de la sorte selon ses aptitudes ou ses prédilections, et c’est ainsi que fut formée cette association intellectuelle qui pendant près de six années, non-seulement en matière de goût dans les régions de l’art, mais dans le champ de la législation, de la morale et de la science politique, combattit corps à corps les préjugés que la révolution, l’émigration, l’empire, avaient successivement enracinés chez nous. C’était un journalisme d’un genre à part, jusque-là sans exemple et depuis sans imitateurs, union désintéressée de jeunes gens à qui Goethe avait fait l’honneur, après les avoir lus, de les prendre pour des barbes grises, tandis qu’en France l’arrière-ban du XVIIIe siècle et le vieux public de l’empire les tenaient pour des étourdis. Trop théoriciens et théoriciens trop mesurés, trop raisonnables, trop peu systématiques, trop peu passionnés pour devenir populaires dans le vrai sens du mot, les écrivains du Globe n’en avaient pas moins pris, pendant ces six années, en province aussi bien qu’à Paris, dans les plus humbles rangs des lettres comme dans les plus aristocratiques salons, une place considérable, et obtenu le succès le plus franc, le plus incontesté qu’une œuvre collective de ce genre eût jamais rencontré chez nous. En plein chaos romantique, dans cet amas d’idées confuses, de vagues aspirations, d’incomplètes doctrines, dont le public, faute d’y rien comprendre, commençait à se fatiguer, ils avaient apporté des principes d’ordre et de méthode, des jalons et des points lumineux, disciplinant en quelque sorte ou tout au moins coordonnant et régularisant les instincts novateurs qui entraînaient les esprits. De là leur influence. A force de lutter contre l’absolutisme de toute provenance et de toute couleur, de mettre incessamment en lumière les conditions essentielles de la vraie liberté, de la liberté pour tous, sans restrictions ni réticences, ils avaient fait de notables progrès dans l’œuvre malaisée d’acclimater chez nous cette virilité, cette indépendance d’esprit qui ne connaît que le droit et n’a pour la révolte pas plus de goût que pour la complaisance. Bientôt la digue allait se rompre sous le flot révolutionnaire imprudemment provoqué d’en haut; mais si cette tempête fut de courte durée, si l’ordre put renaître et la loi reprendre son empire sans recours à la violence, sans dommage pour la liberté, à qui le devait-on? L’histoire n’oubliera pas d’inscrire parmi les causes assurément diverses de cet apaisement l’influence exercée par le Globe, les semences de vrai libéralisme et de modération que les nouveautés de sa polémique faisaient germer depuis six ans.

Ce n’est pas m’être écarté de mon sujet que d’avoir parlé ainsi, presque en détail, de ce recueil et des services qu’il a pu rendre. Je ne sais rien en effet de plus étroitement lié dans mon souvenir, pendant la période dont il s’agit ici, que le Globe et M. Duchâtel : non que le jeune économiste fît de cette œuvre commune son affaire propre en quelque sorte, que de sa personne et de sa plume il y prît une part plus active que le plus grand nombre d’entre nous, ni même qu’il se mêlât d’en contrôler la marche et l’administration, d’empiéter sur les droits de la direction et de la gérance, il n’avait garde d’en prendre le souci; mais le succès moral de l’entreprise, l’opinion qu’on en pouvait avoir dans le public et dans les salons, les soins à se donner pour prévenir les objections et les critiques, la conduite à tenir pour concilier l’observation ferme et fidèle de nos principes avec les convenances d’une polémique modérée, tout cela lui tenait au cœur plus vivement qu’à personne. D’abord par caractère il prenait ardemment, presque avec véhémence, tout ce qui lui inspirait un certain intérêt, ne réservant le calme et la tiédeur que pour les choses absolument indifférentes. Or rien ne l’intéressait plus que cette association, cette œuvre militante, où toutes ses convictions étaient en jeu. Il y trouvait une sorte de satisfaction provisoire au besoin d’activité pratique et de vie politique, à l’aptitude et au goût d’organisation qui était le fond de sa nature. Cette seule raison eût donc suffi pour qu’il portât à notre tentative un véritable attachement ; un autre motif encore recommandait le Globe à sa sollicitude. C’était chose alors extraordinaire et contraire à tous les usages qu’un jeune homme vivant dans le monde, dans un monde d’élite, dans la haute société, prit une part assidue à la rédaction d’un journal. Il n’y avait qu’un moyen de justifier l’innovation et.de réduire au silence la routine et le préjugé : ce moyen était le succès, le succès sans conteste et surtout de bonne qualité. Aussi chaque fois que dans nos colonnes paraissait un travail remarqué et bien accueilli, comme il s’en réjouissait pour l’honneur du drapeau! C’était vraiment pour lui un succès personnel, tandis qu’il ressentait une sorte de souffrance, et ne cherchait pas à le dissimuler, quand par hasard, au milieu des querelles que soulevaient dans la presse les questions littéraires, il arrivait que notre polémique, s’échauffant un peu trop, semblât pour un instant perdre ce ton de parfaite urbanité dont le public, non moins que les salons, sentait alors encore le prix, et ne pardonnait guère qu’on abrogeât l’usage. Aussi ce n’était pas un de nos moindres gages de succès que les sages exigences de notre ami et sa persévérance à nous faire éviter cette sorte d’écueil.

Mais de tous les services qu’il avait à nous rendre, le plus précieux, le plus réel, était sa collaboration. Grâce à lui, le Globe, dès ses débuts, avait donné à ses lecteurs sur l’histoire et sur la théorie de l’économie politique des notions aussi neuves que complètes et solides. On n’imagine pas de quelle sorte d’apprentissage notre public français avait alors besoin pour s’initier à cette science qui ne court pas les rues, même encore aujourd’hui, mais dont chacun connaît au moins l’objet, et sait ou croit savoir les premiers élémens. Il s’en fallait qu’on en fût là en 1825. L’antipathie de l’empereur Napoléon Ier pour toute espèce de théories s’était naturellement étendue aux théories économiques, et c’est un fait certain, si prodigieux qu’il soit, la seconde édition du traité de M. J.-B. Say, de ce livre purement didactique et parfaitement inoffensif, qui n’avait d’autre crime que d’importer en France les découvertes d’un homme de génie dont s’honorait l’Angleterre, la police impériale en avait interdit la vente. Ce n’était donc pas seulement l’indifférence des sujets, c’étaient les rigueurs du maître qui avaient presque étouffé cette science dès son berceau. Même sous la restauration, lorsque rien ne gênait plus son essor, elle semblait encore engourdie, et elle avait grand besoin de réparer le temps perdu. C’est le service qu’allaient lui rendre les articles publiés par le Globe. Un exposé sommaire, philosophique et néanmoins d’une clarté parfaite servit de préambule à ces études. Le but, les divisions, les lois essentielles de l’économie politique considérée sous ses diverses faces, se trouvaient là nettement expliqués, et un tableau rapide déroulait toutes les conséquences que les sociétés modernes ont droit d’attendre de ces doctrines bien comprises et bien appliquées. Tout cela était dit simplement, avec une élévation et une fermeté de vues singulières; puis l’auteur, sortant des généralités, abordait les questions elles-mêmes, et avant tout l’histoire de ces questions. Il rendait amplement justice à la précoce initiative de nos économistes français du XVIIIe siècle, mais renonçait à toute prétention de faire ni de Quesnay ni de ses disciples les fondateurs de la véritable économie politique, ne les considérant que comme d’intelligens et utiles précurseurs, et, d’accord avec nos voisins, n’attribuant l’honneur de la féconde découverte qu’à leur philosophe écossais, à l’auteur de l’Essai sur la richesse des nations. Le nom et les travaux d’Adam Smith n’étant pas inconnus en France grâce à M. J.-B. Say, il n’y avait pas lieu de s’appesantir longtemps sur ces notions premières, déjà classiques en Angleterre et chez nous à peu près acceptées; c’était particulièrement aux travaux plus récens et complètement ignorés de notre public, notamment aux traités de Malthus et de Ricardo, que les efforts du jeune écrivain devaient s’attacher de préférence. Cette partie de sa tâche, de beaucoup la plus difficile, fut celle aussi où les dons de son esprit se révélèrent le mieux, et qui attira le plus l’attention. Rien de plus compliqué, de plus aride et d’une démonstration plus laborieuse que la théorie de Malthus sur le principe de la population, si ce n’est peut-être celle de Ricardo sur le revenu de la terre. Ces deux maîtres ont par ces deux systèmes acquis une illustration scientifique égale à celle d’Adam Smith; mais les problèmes qu’ils se sont proposés étaient d’une nature infiniment moins accessible au commun des lecteurs que ceux qu’avait traités leur illustre devancier. L’analyse et les commentaires qui en furent donnés par le Globe portaient dans ce dédale de statistique tant d’ordre et de clarté que le public ne s’en effraya pas, et même y comprit quelque chose, pendant que les savans et les gens du métier reconnaissaient tout d’une voix chez le commentateur une sorte de supériorité fondée sur la qualité rare et du savoir et de l’esprit. Je me souviens qu’un homme de grande expérience, né avec le génie des questions financières, et, par une contradiction piquante, à la fois peu versé dans la métaphysique des théoriciens économistes et néanmoins grand amateur de toute nouveauté favorable aux besoins de la société moderne, M. le baron Louis, fut si charmé de rencontrer un guide qui lui faisait commodément franchir les défilés abrupts du système de Ricardo, qu’il n’en tarissait pas d’éloges. Il voulut voir et complimenter l’auteur de ces articles, ou plutôt il voulut le revoir, car il l’avait connu enfant, et de ce jour on peut dire qu’il ne cessa d’avoir les yeux sur lui, de faire à son sujet les plus brillantes prophéties, et de lui témoigner un attachement et une estime dont les preuves publiques ne devaient pas tarder à se produire.

Ce fut après avoir terminé la série de ses études insérées dans le Globe que M. Duchâtel rencontra l’occasion de reprendre à nouveau une des questions traitées par lui d’une façon sommaire à propos des travaux de Malthus, et d’en faire le sujet d’un mémoire ou plu- tôt d’un volume plus étudié et de plus longue haleine que tout ce qu’il avait écrit jusque-là. Il s’agissait de la question de la charité considérée dans ses rapports avec l’état moral et le bien-être des classes inférieures. L’Académie française, sortant de ses habitudes ou plutôt usant par interim des anciennes attributions de la classe des sciences morales et politiques, supprimée depuis 1816 et non encore ressuscitée, avait mis au concours cette question de la charité, sans interdire aux concurrens de la traiter sérieusement, scientifiquement, pour elle-même, et non pour en faire un texte de littérature et d’éloquence. Il est vrai qu’au moment suprême, craignant de se commettre vis-à-vis des économistes de profession et sentant sa propre incompétence, l’Académie ne se hasarda pas à décerner le prix. Ce fut donc le public qui devint juge du concours. Le travail de M. Duchâtel une fois publié reçut, malgré la nouveauté des idées qui s’y produisaient, l’accueil le plus empressé, et fut placé au rang qui lui appartenait. Pour certains philanthropes, cette doctrine, qui dans l’intérêt bien entendu des pauvres trace des bornes à la charité, surtout à la charité publique, qui, par amour pour ceux dont le travail est l’unique moyen de vivre, oppose à leurs penchans de sévères et prévoyans conseils, ne pouvait guère manquer de passer pour cruelle, et c’est bien à cette considération qu’en s’abstenant l’Académie avait surtout cédé; mais tel est le sentiment sérieux et vraiment charitable qui, sous l’écorce scientifique, se trahit dans tout cet écrit, c’est si bien à l’amélioration, à l’affranchissement, à la dignité morale des plus humbles et des plus malheureux que l’auteur entend travailler, tout cela est de si bonne foi, les démonstrations sont si claires et si pertinentes, que l’impression qui en reste au lecteur, bien loin d’être pénible, est douce et consolante. Vingt ans plus tard, de prétendus réformateurs proposaient un moyen plus sommaire d’en finir avec la pauvreté; ils ne voulaient pas moins que reconstruire à neuf l’ordre social, et persuadaient au peuple que personne avant eux n’avait seulement songé à soulager ou à guérir ses plaies. Leur impuissante panacée ne fait-elle plus de dupes? Je n’en voudrais pas répondre; mais ce qui est bien certain, c’est qu’en dépit de tous les rêves, de toutes les chimères que peut forger l’esprit humain, quels que soient les futurs triomphes de la démocratie, il y aura toujours en ce monde des masses innombrables obligées de travailler pour vivre, et que les seuls moyens d’améliorer leur condition seront toujours, sauf quelques différences d’application et de détail, ceux dont le jeune auteur du mémoire sur la charité recommandait modestement l’emploi, c’est-à-dire la juste élévation des salaires et la prudence individuelle, la prévoyance des travailleurs.

C’était en 1829 qu’avait paru la première édition de l’Essai sur la charité. J’insiste sur la date. Pour l’auteur et pour ses amis, pour toute notre cohorte du Globe, les circonstances venaient de prendre un caractère étrangement nouveau, et nos idées un tout autre courant. De 1824 à 1927, jusqu’au moment des élections qui renversèrent M. de Villèle, la politique ne nous avait préoccupés qu’en perspective, pour ainsi dire, et même à distance assez longue. Nos opinions n’étaient représentées à la chambre, dans le petit groupe de l’opposition, que par deux ou trois personnes tout au plus, et le pays semblait plongé dans un tel sommeil que toute sollicitude politique était pour nous plutôt une abstraction qu’une réalité. Pendant ces trois années, nous n’étions pas sortis de notre camp philosophique et littéraire, du pur domaine des idées, ne poursuivant que notre guerre aux préjugés et aux routines. La grosse affaire en ce temps-là était le succès ou la chute de ceux qui, voulant passer du précepte à l’exemple, se hasardaient sur nos théâtres à heurter les traditions reçues. Ces tentatives, pour la plupart, laissaient beaucoup à désirer; mais, par esprit de corps, il n’en fallait pas moins leur prêter assistance, et personne, à coup sûr, n’apportait à l’accomplissement de ce devoir de solidarité plus de bonne grâce et d’entrain que notre économiste. Autant, la plume en main, il se tenait de parti-pris dans les limites de son propre domaine, autant sa conversation était d’humeur plus vagabonde et ne se refusait aucune incursion sur le terrain d’autrui. Théâtre, poésie, roman, histoire, philosophie, tout lui servait de texte à de piquantes revendications en faveur des franchises du goût et de la pensée. Sans dire un mot de politique, il ne cessait de réclamer le juste et loyal exercice du principe de liberté.

Dès 1827, il ne s’en tint plus là : tout était bien changé; les événemens l’avaient lancé, comme toute notre phalange, en pleine vie publique. On sait quel retour d’opinion, quel prompt réveil venait de se produire en France. Malgré notre âge, bien que les moins jeunes d’entre nous dussent, d’après la charte alors régnante, attendre encore près de quinze ans avant de songer pour eux-mêmes à la vie politique, nous ne pouvions assister en spectateurs oisifs à ce généreux mouvement. Nous l’avions même en quelque sorte aidé et presque provoqué. Le projet de dissoudre la chambre avant l’expiration du mandat septennal n’était alors connu qu’à Paris et de bien peu de gens. La France n’en avait pas soupçon. Que faire pour la mettre en éveil? Les journaux ne pouvaient rien dire : on avait tout exprès, pour s’assurer de leur silence, rétabli récemment la censure. Quelques-uns d’entre nous conçurent l’idée d’une association qui, à défaut de journaux, au moyen de brochures, tiendrait en garde les électeurs. En quelques jours, tout fut organisé : des nuées de petits écrits pleins de conseils et d’avertissemens, portant tous cette même devise : aide-toi, le ciel t’aidera, se répandirent d’un bout à l’autre du royaume avec un ensemble et une rapidité dont on ne peut s’étonner assez quand on pense aux imparfaits moyens que nous avions à notre usage. Chacun s’y mettait de cœur. Le dévoûment suppléait aux ressources. L’œuvre était entraînante et rassurante tout à la fois. Marcher à la conquête de droits si clairs et si incontestables sous la conduite de chefs expérimentés, d’un royaliste aussi fidèle, d’un esprit aussi droit et aussi profond que M. Royer-Collard, c’était faire de l’opposition en sûreté de conscience. La marge semblait si grande avant d’en venir aux imprudences et aux sérieux dangers! Néanmoins quand le but fut atteint au-delà de tout espoir, quand, après les élections générales et les réélections partielles, il devint évident que la chambre nouvelle donnait les garanties les plus réelles aux amis les plus exigeans d’une liberté sagement progressive, la mission de notre société, jusque-là légale ou tout au moins irréprochable, avait perdu sa raison d’être. D’après nos propres prévisions, nous n’avions plus qu’à nous dissoudre. C’était l’avis que Duchâtel avait émis tout des premiers, et qu’il fit prévaloir parmi nous. Seulement nous n’étions plus les maîtres de notre œuvre. L’association d’abord conçue, organisée et dirigée par nous, avait, chemin faisant, ouvert ses rangs à bien des membres d’origine diverse et de couleurs plus ou moins disparates. Il y en eut qui, trouvant là des cadres tout formés, des relations établies, tout ce qui constituait une société agissante et prospère, ne voulurent pas s’en dessaisir, espérant en tirer parti à d’autre fin que d’éclairer des électeurs. De là entre eux et nous de profonds désaccords suivis bientôt d’une rupture. Nous nous quittâmes, non sans prévoir qu’à l’avenir plus d’une fois encore nous prendrions ainsi des routes opposées.

Et je ne parle là que de cette fraction de la jeunesse libérale qui n’avait pour la liberté et pour les institutions constitutionnelles qu’un amour apparent et tout de circonstance, qui au fond ne comprenait et n’aimait que la force, ne voulait que le triomphe de ses propres idées, sans respect de ceux qui en professaient d’autres; parti violent, impatient, où se confondaient pêle-mêle et des bonapartistes déguisés et des républicains obstinés naïvement fidèles au comité de salut public, les uns comme les autres ennemis-nés de tout gouvernement soucieux des droits de tous, les uns comme les autres s’arrogeant sans raison le titre de libéraux. Qu’entre eux et nous la dissidence fût profonde, qu’elle dût éclater, c’était dans l’ordre; mais par malheur là ne se bornaient point les germes de division qui commençaient à poindre et menaçaient l’avenir. Dans les rangs même des plus sincères amis des institutions libres, un pénible problème divisait les esprits. Les uns, même en dehors de toute question de sentiment et de fidélité chevaleresque, sans affection pour les personnes, sans lien d’aucune sorte avec la maison de Bourbon, par pur amour de la vraie liberté, pensaient que la meilleure chance, le moyen le plus sûr d’en fonder parmi nous le règne était de ne pas rompre avec le droit séculaire de l’ancienne monarchie, qu’il y avait dans ce droit consacré par le temps une base d’autorité que rien ne pouvait suppléer, et sans laquelle tout établissement libéral serait précaire et contesté, qu’il fallait tout au moins user d’égards et de patience, résister sans détruire, atténuer plutôt qu’envenimer la guerre, et surtout ne pas la provoquer; d’autres, non moins sincères dans leur attachement aux institutions libres, mais convaincus que jamais on n’obtiendrait non-seulement du roi Charles X, mais de tout prince régnant par droit héréditaire, la franche reconnaissance et la fidèle observation d’un pacte constitutionnel, soutenaient que c’était perdre son temps que d’en poursuivre la chimère, qu’il fallait prendre son parti, et saisir la première occasion de fabriquer du même coup le pacte tel qu’on l’entendait, et le monarque tel qu’on le souhaitait pour que la foi jurée fût à coup sûr obéie. En un mot, marchant au même but, la monarchie constitutionnelle, on se traçait pour l’atteindre deux routes opposées, l’une franchement légale, l’autre révolutionnaire. Je n’ai pas besoin de dire duquel de ces deux systèmes le Globe était l’organe; quant à l’autre, après s’être habilement produit pendant deux ou trois ans dans des feuilles diverses qui lui ouvraient passagèrement leurs colonnes, il eut à son tour un organe entièrement à lui, et vers les derniers jours de 1829 inaugura le National.

L’esprit du Globe, l’esprit du National, ce n’était pas là seulement un désaccord de circonstance, un accident de polémique éphémère, c’étaient deux façons de voir et de sentir en politique dont les contradictions devaient survivre même à la chute de l’ancienne royauté, et perpétuer, pendant les laborieux efforts de la royauté nouvelle, dans les rangs de ses meilleurs amis, une sorte d’antagonisme plein de regrettables conséquences. Si le bonheur avait voulu que le droit héréditaire, mieux avisé, plus éclairé, au lieu de justifier comme à plaisir les prévisions du National, eût pris confiance en ce libéralisme qui souhaitait son maintien, si les transactions nécessaires que réclamait la partie saine et modérée de la nation n’avaient pas révolté et exalté ce prince infortuné qu’un élan de conscience irréfléchi poussait tête baissée vers l’abîme sans qu’il en soupçonnât la profondeur ni même la réalité, peut-être aurions-nous vu s’affermir peu à peu et posséderions-nous en toute plénitude ces nobles institutions sans lesquelles les sociétés modernes sont déchues désormais de toute dignité, de tout repos, de toute prospérité, inestimable bien que nous nous sommes laissé ravir dans un accès d’appréhensions puériles, et dont la revendication devient pour nous un devoir nécessaire en même temps qu’un obscur et laborieux problème.

Mais à quoi bon les utopies et les regrets? Ne sait-on pas que vers les premiers jours d’août 1829 le sort en fut jeté? Le Moniteur enregistra ce changement de cabinet, cette résolution dont tout le monde parlait depuis six mois et à laquelle personne ne voulait croire, véritable défi, désolant pronostic d’une lutte inévitable. La session était close; ces ministres nouveaux, dont les noms seuls semblaient une menace, eurent beau ne rien dire et presque ne rien faire, l’émotion ne se calma point. Jusqu’à l’issue fatale, pendant toute une année, la France fut dans cet état de stupeur et de fièvre, dans ce malaise et cette angoisse qui précèdent un violent orage. L’impression m’en est encore présente et ne saurait s’effacer, pas plus que je n’oublie la tristesse et les pressentimens, j’ose dire prophétiques, qui, à la nouvelle de cette incalculable faute, avaient comme envahi, sans qu’il parvînt à s’en défendre, l’ami dont nous parlons ici.

Personne assurément n’était moins engagé nue lui, soit d’affection, soit de reconnaissance, soit même seulement par les liens de famille et de monde, à la fortune de cette noble race qui se trouvait lancée en de telles aventures, et ce n’étaient ni sa jeunesse, ni ses opinions, plutôt vives que timides, bien qu’au fond modérées, qui se seraient troublées à l’idée d’une lutte du moment que la violation d’un droit lui en eût démontré la triste nécessité; mais la justesse et la lucidité de son intelligence lui révélaient à point nommé ce que ce fatal coup de tête allait coûter et à la liberté et à ce pays qu’il aimait tant. Quelle que fût l’issue de la lutte, soit le divorce si la résistance triomphait, soit l’union contrainte si force restait au pouvoir, il voyait dans cette rupture en perspective plus qu’un sujet de juste appréhension, la perte d’une ancienne espérance. C’est en effet un autre souvenir dont la trace m’est restée vivante que sa joie instinctive et comme involontaire lorsqu’à Lausanne, cinq ans auparavant, on nous annonçait de France les premiers pas du nouveau roi montant au trône, cette censure abolie, ces avances habiles, ce début libéral. « Voici donc un moment où la réconciliation va devenir possible, écrivait-il alors (le 5 octobre 1824). Je ne saurais dire combien en théorie je serais heureux que la question de la dynastie fût définitivement résolue, et que la lutte n’eût plus à s’établir que sur la marche de l’administration, comme en Angleterre, sans hostilité de la nation contre la famille régnante, ni de la famille régnante contre la nation. La fortune met l’occasion entre les mains du nouveau roi, c’est à lui de la saisir... La question de la dynastie vidée, un point de départ commun devient possible, condition nécessaire de toute fondation stable... » On voit avec quelle sagacité cet esprit de vingt et un ans appréciait le bienfait d’une dynastie hors de cause, quel espoir il en avait conçu, et de quel œil il devait accueillir ce ministère du 9 août 1829, cette déclaration de guerre qu’aucune conciliation, aucun accommodement ne pouvait plus prévenir. De part et d’autre, la confiance était morte, et la force était le seul arbitre qui désormais devait tout décider. Aussi bientôt la crise alla se précipitant. De rudes, mais sincères remontrances provoquèrent un appel au pays; puis, lorsque le pays eut confirmé les remontrances, le malheureux monarque, accomplissant sa destinée, lança son fatal défi, et la monarchie disparut.

Au lendemain de la catastrophe, que devait faire un jeune homme respectueux envers le malheur, mais fidèle avant tout aux institutions libres qu’il convoitait pour son pays? Ce n’était plus le temps des paisibles études, des controverses spéculatives, des théories philosophiques; l’esprit de révolution, ivre de sa victoire, ne se contentait pas d’avoir vengé la charte, il voulait la détruire; les idées constitutionnelles, les libertés publiques greffées sur la monarchie lui étaient odieuses non moins que la royauté même, et il entendait bien s’en délivrer du même coup. Le devoir était donc, pour la jeunesse libérale, de rompre avec cet esprit et de grossir les rangs de ceux que la société appelait à sa défense, et qui pour s’abriter venaient d’improviser une royauté nouvelle, seul simulacre de monarchie qui pût se soutenir encore. Sans doute il eût mieux valu qu’un compromis fût possible, qu’on pût laisser intact le droit héréditaire, le fondement traditionnel, et n’imposer au dévoûment du prince appelé à gouverner qu’une charge temporaire, une simple régence; mais cet expédient, facile en apparence quand on y pense après coup, n’était au moment même qu’une pure utopie. Il faut n’avoir pas vu ces terribles journées, il faut ne pas savoir combien la France est incapable, dès que son sort est en jeu, de se donner le temps de réfléchir et de laisser en suspens, seulement pendant douze heures, sa confiance et son espoir, pour supposer que l’établissement d’une régence, c’est-à-dire, en réalité, le rétablissement du principe qui venait d’être vaincu, pût être seulement tenté au lendemain des trois journées. En s’obstinant à ce parti moyen, on risquait de tout perdre, on laissait à la démagogie le temps de faire un coup peut-être irréparable. Il n’y avait de possible qu’une résolution soudaine, une situation tranchée, une responsabilité complète, irrévocable, et ce n’était pas l’ambition d’un homme, c’était le sentiment de la conservation surexcité chez tout un peuple qui se refusait aux demi-mesures et aux atermoiemens. Aussi, tant que la sécurité, à peu près rétablie, n’eut pas comme effacé le souvenir du péril social, ce fut à qui remercierait le prince de s’être résigné au rôle ingrat qu’il avait dû subir. Le Moniteur est là pour témoigner de ces adhésions qui aujourd’hui nous étonnent, et certaines paroles prononcées devant la chambre des pairs par les plus honorables et les plus dévoués royalistes démontrent à quel point la royauté nouvelle était l’œuvre de tous et l’œuvre nécessaire. Le même mouvement irrésistible qui devait vingt ans plus tard appeler au pouvoir le prince aujourd’hui régnant s’était produit, au lendemain de 1830, en faveur du roi Louis-Philippe, et si le procédé dont l’empereur Napoléon Ier s’était servi deux ou trois fois en pareille circonstance, si le suffrage universel n’eût pas alors, près des vrais libéraux, paru comme entaché d’une sorte de charlatanisme, s’il n’eût pas eu l’apparence d’un expédient peu sérieux, peu sincère et peu digne, et que dans chaque commune chaque citoyen eût été appelé à déclarer si, oui ou non, il entendait que la royauté nouvelle continuât son œuvre et protégeât contre les démagogues l’ordre public menacé, soyez certain que les voix dissidentes n’eussent pas été moins rares qu’en 1851.

Pourquoi ne pas le dire? cette formalité, bien qu’illusoire et peu démonstrative aux yeux des gens sensés, n’en a pas moins manqué à ce gouvernement. Elle lui aurait rendu de notables services. En rappelant par chiffres incontestables ce qui devait s’oublier si vite, l’assentiment universel des premiers jours, elle lui aurait prêté, surtout vis-à-vis des masses, un grand moyen de force, un argument qui aurait fermé la bouche à bien des agresseurs, et à défaut du temps, qui seul consacre les pouvoirs nouveau-nés, elle eût donné à celui-ci la plausible apparence d’une consécration populaire. Il ne faut pas croire qu’on puisse impunément être toujours sincère et n’aimer que la vérité. La royauté nouvelle avait des conseillers qui songeaient trop au fond des choses. Pour réussir dans les affaires humaines, il faut, si honnête qu’on soit, penser à l’apparence et songer aux effets d’optique. Parmi ces conseillers, ceux même qui professaient les principes de la gauche et qui croyaient de cœur et littéralement à la souveraineté du peuple, n’insistèrent que très faiblement pour cette convocation des comices, et ceux qui n’admettaient, philosophiquement parlant, d’autre souveraineté que celle de la raison, les doctrinaires, comme on les appelait alors, n’eurent pas même la pensée qu’on pût sérieusement chercher la moindre force dans cette comédie. Il n’en fut donc question au conseil que pour passer outre aussitôt; mais je tiens à consigner ici qu’à ce moment même, vers le milieu d’août, l’instinct de Duchâtel ne lui fit pas défaut et qu’il entrevit clairement l’occasion qu’on laissait échapper. Combien de fois, vingt ans plus tard, en face de ces millions de votes dont un autre pouvoir tirait si grand parti, ne m’a-t-il pas rappelé nos causeries de 1830, les regrets dont il m’avait fait part, et combien il eût été facile et probablement profitable à la naissante royauté de ne pas s’en fier seulement aux théories même les plus vraies et les plus scrupuleuses, et, sauf à se permettre une réminiscence impériale, ou, si l’on veut, un plagiat, d’acquérir le bénéfice de cette sorte de baptême !

Après tout, si dans le trouble des premiers momens le savoir-faire fut en défaut, si ces esprits profonds et supérieurs que consultait la nouvelle monarchie n’avaient pas une parfaite entente de la fibre populaire, il y avait chez eux quelque chose d’infiniment plus rare, et que Duchâtel, s’il eût fallu choisir, aurait prisé fort au-dessus, je veux dire un sincère et courageux désir de maintenir envers et contre tous, quoi qu’il pût arriver, les droits de la liberté légale. C’était là, au lendemain d’une catastrophe, en face de passions déchaînées, aussi sourdes qu’aveugles, et que la force seule semblait pouvoir dompter, c’était une conception hardie, originale, sans exemple dans nos fastes révolutionnaires, et qui suffit à l’éternel honneur de ce gouvernement. Ce qu’il a dépensé de dévoûment, d’intelligence, de généreux efforts pour ne pas tomber dans l’ornière de 91, pour retrouver, avec l’expérience de plus, les premières traces de 89, pour soutenir en un mot cette gageure périlleuse, si près d’être gagnée, d’une révolution jalouse des droits de tous, aimant la liberté même après la victoire, et la sauvant à ses dépens, personne aujourd’hui ne s’en doute, ou n’y prête une sérieuse attention.

C’est à cette œuvre que Duchâtel allait lier sa vie : nous l’y suivrons pendant dix-huit années, sans nous étendre outre mesure, mais sans rien négliger pour reproduire au vrai la part qu’il y a prise et la trace qu’il y a laissée.


II.

Nous sommes sur une scène et dans une atmosphère absolument nouvelles. Ce rôle, si commode, si dégagé, si doux, de redresseur d’abus, de frondeur, de critique, ce rôle d’opposition, le voilà terminé; il faut endosser le harnais de misère, la pratique, la responsabilité. En général dans ce pays de France, et aujourd’hui plus que jamais, après un sommeil de vingt ans, la jeunesse qui se mêle de politique oublie complètement que du soir au matin, par une bourrasque imprévue, elle a toujours la chance de voir, en un clin d’œil, s’écrouler ce qui existe, ce qu’elle blâme, ce qu’elle attaque, et s’élever ce qu’elle rêve, par conséquent d’être prise au dépourvu, d’être appelée à la manœuvre sans en savoir le premier mot, et de ne pouvoir fournir, pour diriger le gouvernail, que des mains inexpérimentées. Où sont-ils ceux qui sérieusement s’exercent par avance aux fonctions qu’ils pourraient remplir, qui s’enquièrent des moyens de corriger ce qu’ils censurent, avides de détails et de notions pratiques non moins que de théories et de généralités? Ces aptitudes de précaution étaient rares il y a quarante ans au moins autant qu’elles le seraient demain : aussi les plus habiles et les plus avisés furent eux-mêmes, au premier abord, étrangement novices, et la transition entre les deux régimes ne s’opéra qu’au prix de longs apprentissages et d’assez nombreux pas de clercs. C’était donc quelque chose de rare au dernier point et dont on aurait cité à peine un autre exemple, parmi les nouveau-venus dont l’inexpérience sautait à tous les yeux, qu’un praticien consommé sachant ex professo ce qu’il y avait à faire, comme s’il n’eût de sa vie donné son temps à autre chose. Tel était Duchâtel au lendemain de 1830. Un administrateur en fonctions depuis longues années n’aurait pas mieux connu les rouages de l’administration que ce critique et ce théoricien. Son entrée au conseil d’état comme conseiller en service ordinaire n’étonna donc personne parmi ceux qui le connaissaient, et fut à l’instant même, dès qu’on le vit à l’œuvre, tenue pour légitime par ceux qui l’ignoraient encore. Et ce n’était pas tout que de siéger comme conseiller d’état à l’âge où d’habitude on devient auditeur, l’innovation principale était que ce conseiller de vingt-sept ans eût pris rang, dès ses premières paroles, presque de pair avec les chefs et les oracles du conseil, les Allent, les Berenger, les Fréville. Une juste déférence, une respectueuse curiosité, entouraient, comme on sait, dès qu’ils ouvraient la bouche, ces nobles vétérans, ces répertoires vivans des traditions administratives. Ceux surtout qui ne siégeaient là que de la veille, et qui, de quelque grade qu’on les eût décorés, avaient encore tant à apprendre, ne se lassaient pas d’écouter cette imperturbable abondance d’exemples, de précédens, de décisions, d’arrêts, de notions précises et sûres qui faisait le fond de ces improvisations. Eh bien ! ce même caractère d’autorité et d’expérience, mêlé à un tour d’esprit et à des aperçus plus hardis et plus jeunes, s’était produit dans les paroles du nouveau conseiller d’état dès les premières fois qu’il avait opiné; on l’avait pris pour un ancien, l’illusion était complète. Il y avait à l’entendre même profit, même sécurité. Lui aussi semblait porter dans sa mémoire le Bulletin des Lois tout entier, n’hésitant et ne bronchant jamais ni sur les faits ni sur les dates, toujours armé de preuves jusqu’en ses moindres assertions. On comprend qu’il n’avait fallu ni brigues ni patrons pour l’introduire, malgré son âge, en situation si haute. C’était son droit en quelque sorte. Le duc de Broglie, alors ministre de l’instruction publique et en même temps chef du conseil d’état, n’avait eu nul besoin des souvenirs de Coppet et de l’affectueuse intimité qui s’en était suivie pour provoquer cette nomination et en faire signer l’ordonnance. Tous ses collègues à l’envi, et le baron Louis plus encore que tout autre, en mémoire des articles du Globe, lui en auraient disputé l’idée. Ce qui ressortait d’ailleurs, même aux yeux les moins exercés, de ces débuts d’un éclat insolite, c’est qu’ils n’étaient que le prélude de destinées plus hautes. On sentait qu’éloigné pour trois années encore de l’enceinte législative, faute d’avoir trente ans, il n’y serait pas plus tôt entré que l’horizon s’élargirait pour lui, et qu’il était de ceux qui deviennent ministres en quelque sorte forcément, sans même avoir besoin d’en montrer le désir, par cela seul qu’on les voit prêts et comme équipés d’avance pour la conduite et le débat des plus grandes affaires.

D’où lui venait ce privilège? Il n’y aurait vraiment pas justice à n’en faire honneur qu’à lui seul, ni même aux heureux dons qu’il avait reçus du ciel. Une équitable part doit être faite à la tendre sollicitude qui depuis sa naissance avait veillé sur lui et tout prévu, tout disposé pour ajouter encore à ces dons de nature. Je parle d’une mère, deux fois sa mère en vérité, puisqu’elle l’avait fait vivre à force d’art, de soins, de dévoûment, au milieu des dangers dont un développement trop hâtif du cerveau avait menacé son enfance. Cette mère fondait sur son fils des espérances sans limites. Elle avait foi, une foi absolue en sa supériorité, et en lui cultivant l’esprit avec réserve, pour ménager ses forces, elle savait semer à coup sûr. C’était une rare personne, joignant à l’esprit le plus droit, au cœur le plus généreux, une imagination pleine de charme et d’imprévu. Sur son visage, au temps où je commençai à la connaître, vers le milieu de la restauration, on retrouvait les traces encore récentes d’une grande beauté, et je ne sais quelle noblesse naturelle dont le premier aspect, tant soit peu solennel, ne cachait qu’affectueuse bonté. Peu de femmes ont reçu avec cette largesse l’instinct délicat de la vie et des manières du monde, cet art qui se devine et ne s’enseigne pas. Introduite dès sa première jeunesse dans une cour où se heurtaient les façons les plus disparates, l’élégance enjouée, simple, aisée et raffinée pourtant du véritable ancien régime, les airs de parvenus, la morgue hautaine et parfois burlesque du nouveau, Mme Duchâtel s’était approprié les traditions anciennes, non sans les rajeunir d’une sorte de grâce et d’affabilité qui lui était particulière. A l’époque dont nous parlons, sans avoir oublié le temps où son mari s’était acquis une grande situation pour avoir, avec une fermeté sagace, fait sortir du chaos et fondé sur les bases qu’elle conserve aujourd’hui l’administration des domaines, cette colonne principale de notre système financier; sans avoir oublié non plus qu’elle-même elle occupait à cette cour une grande charge honorifique, conservant au fond de sa mémoire comme un poétique éblouissement des grandeurs de l’empire et un certain respect des illusions qu’elle en avait gardées, elle n’en était pas moins parfaitement convaincue que c’était à d’autres temps, à d’autres destinées qu’elle devait préparer ses deux fils, qu’un grand pays comme le nôtre ne jouerait plus le triste jeu de se donner ainsi tout entier à un homme, que c’était bon pour une fois, et que les conquêtes de la France, s’il lui en fallait encore, seraient d’un autre ordre désormais, coûteraient moins de larmes et laisseraient après elles, au lieu de sanglantes ruines, le durable bienfait d’un gouvernement établi sur le respect du droit. Voilà ce qu’elle espérait : on comprend qu’avec ces idées sagement libérales elle n’avait garde de s’opposer au genre de vie et à la direction d’études qu’avait choisis son fils aîné. Seulement, tout en favorisant ses goûts d’indépendance et son culte de la liberté, elle ne lui laissait jamais perdre de vue cet autre but toujours possible, l’exercice du pouvoir et la nécessité de s’y préparer. Elle admettait qu’on fût whig à la condition de pouvoir au besoin faire œuvre de tory. De là dans cette éducation des soins particuliers pour donner à l’esprit une maturité précoce et le nourrir en toutes choses de notions exactes et sûres. Ce qu’on raconte de certains jeunes lords qui, dès l’enfance, sont en quelque sorte dressés à la profession d’hommes d’état, elle l’avait mis en pratique par instinct maternel et sans la moindre anglomanie. On peut donc dire en toute vérité qu’au mois d’août 1830, lorsqu’il fallut passer sans transition, en quelques heures, de l’opposition au pouvoir, personne, dans les rangs de notre jeunesse, n’était autant que Duchâtel tout prêt à cette évolution, et n’avait la même avance que lui. Son âge seul ne lui permettait pas d’aborder d’emblée la tribune; mais là encore une tendre prévoyance lui avait abrégé et aplani la route.

Son père s’était dévoué à lui garder en quelque sorte son siège au parlement. Dès 1827, on avait vu ce courageux vieillard, sortant de son repos et du silence où il vivait depuis la chute de l’empire, ne pas refuser, bien que septuagénaire, le mandat que lui offraient les électeurs de la Charente-Inférieure. Ce n’était pas la première fois qu’il siégeait dans une assemblée. Il avait fait partie du conseil des cinq-cents, où l’avaient envoyé les électeurs de Bordeaux, bien que noble, d’origine normande et descendant d’un des collatéraux du sauveur de Charles VII, qui avait lui-même arraché Vire aux mains des Anglais. Cette élection nouvelle, qui après un si long intervalle était venue surprendre M. Duchâtel, ce n’était pas pour lui qu’il l’avait acceptée; il le laissait bien voir tout en accomplissant avec scrupule ses devoirs législatifs et même en subissant la corvée fatigante de diriger, comme président d’âge, les débats d’une longue vérification de pouvoirs. Le secret de sa force était la joie de se sentir utile à ce fils, son orgueil, en lui assurant d’avance, sans les laisser tomber aux mains d’un autre, d’heureuses chances électorales. Et en effet le fils avait à peine accompli ses trente ans, le 19 février 1833, que le père déposait son fardeau, heureux de voir ses mandataires le transmettre presque sans dissidence au successeur de son choix.

Je n’insiste sur ce détail que pour mieux indiquer sous quelle heureuse étoile s’ouvrait cette carrière et à quel point la Providence semblait s’être complu à combler ce jeune homme de ses meilleures faveurs. Ce n’était pas même assez qu’il dût entrer ainsi, presque par droit héréditaire, à la chambre des députés; une fortune encore plus rare lui était advenue, celle de siéger dans cette assemblée, d’en être membre en quelque sorte, et de s’y faire connaître par les débuts les plus brillans, avant même que d’en faire légalement partie.

On se rappelle en quelle estime M. le baron Louis avait tenu ses premiers essais, et quel espoir il fondait sur lui. Lorsqu’au 13 mars 1831 M. Casimir Perier pria son vieil ami de reprendre sous sa présidence le portefeuille des finances, qu’il avait déjà tenu avec tant d’autorité et de succès dans les trois premiers mois du gouvernement nouveau et qui tombait des mains de M. Laffitte, ce fut, de la part du baron Louis, presque une condition de sa rentrée aux affaires que Duchâtel, comme conseiller d’état attaché à son ministère et commissaire du gouvernement, lui servirait d’auxiliaire et lui épargnerait ce qu’il redoutait le plus, les fatigues de la tribune, les communications orales avec les chambres. C’était un homme d’infiniment d’esprit, plein d’idées, d’aperçus et d’instincts en finances, parfaitement capable au besoin de s’expliquer, même en public, avec clarté et conviction, mais se défiant de lui, de la promptitude un peu tumultueuse de ses pensées et de la difficulté de les mettre en bon ordre à volonté, du premier coup. Grâce à un interprète à la fois jeune et expérimenté, toujours prêt à comprendre et à traduire dans un langage net et limpide ses intentions, même à peine ébauchées, sa tâche devenait plus facile; il échappait à sa préoccupation constante et en même temps il rendait service à celui dont il usait ainsi. Aussi son offre fut acceptée et l’occasion saisie avec empressement. L’expérience s’en poursuivit pendant toute une année, année laborieuse et féconde, mémorable pour le pays lui-même, qui reprenait haleine sous l’abri d’un pouvoir résolu, d’une volonté forte et puissante. Ce que cet apprentissage du ministère des finances dans une position si favorable à tout voir et à tout étudier, ce qu’un commerce intime avec un homme d’une trempe aussi rare que le baron Louis devait faire acquérir au jeune conseiller d’état d’autorité pratique et de sûreté de jugement, je n’essaierai pas de le dire; il me faudrait le suivre dans toutes les branches du service, dans les moindres détails de l’administration : ce qu’il suffit de noter, c’est la situation que lui valut dans la chambre cette continuelle nécessité d’y prendre la parole. Il y a peu de rôles moins commodes, disons mieux, plus ingrats que celui d’avocat d’office, et tel est à peu près le sort d’un commissaire du gouvernement, parlant de loin en loin, et comme par hasard, devant une assemblée à laquelle il n’appartient pas. Ces sortes de plaidoiries sont prises rarement au sérieux. Il n’en fut point ainsi des explications toujours sobres, mais concluantes, données régulièrement au nom du ministre des finances, tantôt quand il était absent, tantôt en sa présence même. La continuité de cette mission lui avait-elle donné plus de poids? ou bien l’orateur officiel avait-il su se rendre personnellement agréable? Toujours est-il que dès l’abord on l’écouta, on l’accueillit avec une faveur marquée; bientôt le gros de l’assemblée l’avait comme adopté et lui ouvrait ses rangs en quelque sorte, si bien qu’au bout de dix-huit mois, lorsqu’il y entra tout de bon et pour son propre compte, la différence fut insensible; il n’y avait, à vrai dire, rien de changé pour lui.

Et cependant c’est à dater seulement de cette époque, du jour de son élection, de la fin de février 1833, que sa présence dans cette enceinte prend tout son intérêt et doit vraiment nous occuper. Il n’était jusque-là monté à la tribune que pour répondre à des questions de détail, fournir des explications, des éclaircissemens, ou si parfois on l’avait vu se donner carrière, si en répondant un jour à M. Laffitte, et, tout en rectifiant ses chiffres et ses assertions, il avait exposé largement les vrais principes en matière de budget, ou bien encore s’il avait défendu pied à pied, sans s’interdire les développemens qui lui semblaient nécessaires, certaines institutions financières telles que l’amortissement, par exemple, ce n’en était pas moins un rôle limité que le sien; il ne pouvait parler exclusivement que de finances et n’avait rien à voir au reste des affaires, tandis qu’une fois député, toutes les questions lui devenaient ouvertes, et les travaux de tout genre allaient l’assaillir à la fois. Membre de maintes commissions, presque toujours choisi pour rapporteur, assidu néanmoins aux séances publiques et se mêlant souvent aux débats, sans abuser jamais de la parole, il devint en très peu de temps si utile et si agréable à la chambre, cette sorte de bienveillance qu’il s’y était acquise eut fait bientôt de tels progrès, qu’arrivé le dernier, et de tous ses collègues le plus jeune, il en était déjà un des premiers, des plus considérables et des mieux écoutés.

S’était-il donc donné cette situation commode qui dans toute assemblée assure à ceux qui s’en contentent le privilège d’être bien avec tout le monde? se tenait-il à l’écart de la politique militante? se posait-il en simple député d’affaires? Loin de là : esprit politique avant tout, par caractère non moins que par principes, il ne savait pas flotter entre deux eaux, et, sans jamais être violentes, ses opinions, en toute circonstance, étaient encore moins ambiguës. La preuve ne s’en fit pas attendre. Un mois à peine après son entrée à la chambre éclata ce célèbre procès qui devait conduire à la barre le gérant d’un journal, du plus fougueux des journaux de ce temps, la Tribune. Notoirement outragée, la chambre usait d’un droit incontestable, mais d’un de ces droits qui, pour être efficaces, veulent être exercés avec grand à-propos. Or certains membres de la majorité, des moins timides, et Duchâtel était du nombre, pensaient que l’occasion était loin d’être bonne, que ce genre de répression devait exaspérer plutôt qu’intimider la presse, et que la cause de l’ordre et de la vraie liberté ne gagnerait pas dans cette aventure tout ce que l’assemblée risquait d’y perdre ; mais, le sort une fois jeté et la lutte engagée, la chambre aux prises avec le journalisme radical, le suprême danger était qu’elle faiblit. C’est ce qui semblait près d’arriver. Dans la confusion d’un débat préalable où se discutaient les formes de procédure qu’il s’agissait d’improviser, les juristes de l’opposition avaient la partie belle; étalant leur science, invoquant la logique, ils étaient sur le point d’entraîner l’assemblée à déclarer que le jugement serait rendu à la même majorité que les verdicts du jury, ce qui donnait des chances presque certaines d’acquittement; le désarroi était au centre, la bataille semblait perdue, lorsque, par une de ces illuminations de bon sens qui lui étaient familières, notre nouveau-venu, sans se soucier des rancunes démagogiques qu’il allait déchaîner contre lui, demanda la parole et eut bientôt fait voir à ses collègues qu’on leur tendait un piège, qu’on troublait leur conscience par une fausse analogie, que les exceptions admises en matière judiciaire n’avaient pas de raison d’être en matière politique, que ce n’était pas en vertu d’un droit judiciaire, mais seulement à titre de pouvoir politique que la chambre jugeait le gérant de la Tribune, que dès lors les règles en vigueur pour valider ses propres actes, ses décisions politiques et législatives devaient seules être admises dans le procès qui allait s’ouvrir. Il n’y avait rien à répliquer, c’était l’évidence même; l’effet de ces paroles fut subit, les adversaires n’insistèrent plus que faiblement, et la majorité raffermie usa sans scrupule de son droit.

Elle dut, on le comprend, garder bonne mémoire de ce service. Celui qui l’avait rendu vit sa faveur s’accroître par ce courageux à-propos, et comme à quelque temps de là, dans une tout autre sphère, l’attention de la chambre fut encore appelée sur lui; comme la commission du budget le chargea du rapport des recettes, et qu’il sut donner à ce travail ordinairement aride un intérêt inattendu en y introduisant une sorte de tableau de toutes les innovations qu’un amour sérieux du progrès pouvait, sans utopie et sans gêne pour le service, demander à l’administration; comme les juges compétens en ces matières, même dans les rangs de l’opposition, s’accordèrent à louer dans ce rapport et l’excellence de la méthode, et la largeur des vues, et la profonde connaissance du sujet, on ne s’étonnera pas qu’à l’ouverture de la session nouvelle, au commencement de 1834, chez les meilleurs esprits de la chambre, chez ceux-là même qui par leur âge et leurs services semblaient en droit d’avoir surtout souci de leurs propres prétentions, chez les vieux, en un mot, peut-être encore plus franchement que chez les jeunes, il y eût comme un désir secret qu’une occasion se présentât de mettre à plus sérieuse épreuve tant de sagacité, de lumières, de notions acquises, et que l’art le plus malaisé et le plus nécessaire, l’exercice du pouvoir, profitât sans tarder des dons prématurés qui se révélaient chez ce jeune homme.

Quant à lui, je dois le dire, il n’avait nulle hâte que ce souhait fût exaucé. Il eût bien mieux aimé ne toucher au but que plus tard et ne pas risquer de l’atteindre, au détriment de notre cause, par un démembrement et un affaiblissement presque certain de la combinaison ministérielle qui depuis dix-huit mois conduisait les affaires, et qui, par un heureux accord d’élémens dissemblables se complétant l’un l’autre, les avait si bien rétablies. Malgré le pénible inter-règne plein d’hésitation, de trouble et de sanglantes luttes qui avait suivi la mort de Casimir Perier, de toutes parts, vers la fin de 1833, la confiance et la prospérité renaissaient à vue d’œil. Ceux qui ont vécu dans ce temps-là savent seuls l’attachement presque superstitieux que tout véritable ami de la monarchie constitutionnelle avait voué à ce cabinet du 11 octobre, laborieusement enfanté, et presque né par surprise au milieu d’incidens d’un haut comique, comme jamais on n’en vit de meilleurs, même aux plus beaux temps de la fronde, mais qui une fois à l’œuvre avait offert à l’opinion tant de prompts résultats, tant de satisfactions inespérées, qu’il semblait défier les obstacles, marchant à pleines voiles comme le navire le mieux lesté, le mieux équilibré. L’union étroite du duc de Broglie, de M. Thiers et de M. Guizot avait fait ce prodige, chacun le comprenait, et, par un instinct prophétique des difficultés de l’avenir, chacun ne demandait, pour être en sécurité sur les futures destinées de la monarchie nouvelle, que le maintien durable de cette union. Par malheur, ce que les amis voyaient si bien n’était pas moins visible aux adversaires, et autant sur nos bancs on prenait de souci à conserver intacte cette sorte de palladium, autant sur d’autres on se donnait de soins à nous l’enlever. Que d’habiles efforts, que de savantes manœuvres pour allumer la jalousie, pour semer la division dans l’intérieur de ce triumvirat, qui, venu en son temps comme M. Perier était venu au sien, réalisait si bien la théorie parlementaire, laissant à la couronne une suffisante indépendance, et la couvrant en même temps de la responsabilité la plus réelle et la plus sérieuse ! Je le dis à l’honneur des trois chefs de ce cabinet, ils s’étaient tous les trois gardés de ces embûches, et auraient évité longtemps encore peut-être le divorce où on les poussait, si, comme il arrive toujours, un incident, un fait sans relation apparente avec la politique du moment, un legs de l’empereur Napoléon Ier et de ses décrets attentatoires au droit des neutres, un vieux procès diplomatique, ajourné depuis un quart de siècle et sorti des cartons des affaires étrangères sous forme de traité, ne fût venu dissoudre en un clin d’œil, sans que personne en eût soupçon, une alliance qui, en se prolongeant, pouvait affermir tant de choses et changer tant de destinées. Ni le puissant orateur qui porta le coup mortel à cette transaction aussi équitable au fond que politiquement opportune, ni ceux de ses adversaires habituels que fascinèrent ce jour-là ses chiffres, sa parole, sa mise en scène incomparable, ne soupçonnaient que le traité courût un sérieux péril. Si l’adoption en eût semblé douteuse, j’ose dire que l’article premier, c’est-à-dire le traité lui-même, n’eût jamais été rejeté, faute seulement de huit voix. On ne vit clair qu’après le vote, lorsque le duc de Broglie ne voulut à aucun prix garder son portefeuille. Ministre des affaires étrangères, il se tenait pour engagé personnellement au succès de la loi, c’était sa signature qui venait d’être protestée, tandis que ses collègues, surtout devant l’émeute qui recommençait à gronder à Paris et qui allait éclater à Lyon, avaient d’autres devoirs. Ils pouvaient dignement ne pas quitter leur poste, et en effet ils y restèrent; mais l’œuvre du 11 octobre n’en fut pas moins à jamais ébranlée, et la monarchie de juillet, par contre-coup, profondément atteinte. Cette brèche était de celles qui vont s’élargissant. En attendant, il fallait la fermer, et de tous les côtés, dans toutes les fractions de la majorité, les regards se portèrent sur le jeune rapporteur du budget des recettes. Lui seul semblait en situation, non pas de remplacer le duc de Broglie, mais d’empêcher, en entrant au conseil, un défaut d’équilibre entre les forces diverses qui le constituaient. M. Guizot surtout devait insister sur l’à-propos et l’excellence de ce choix, puisqu’à défaut de l’illustre et intime ami dont le concours lui échappait, c’était un ami encore, professant les mêmes convictions, qu’il allait retrouver pour collègue.

Depuis sept ou huit ans, depuis l’apparition du Globe, bien qu’il n’eût pris lui-même aucune part directe à ce recueil, M. Guizot était en relation fréquente avec un certain nombre de ceux qui le rédigeaient, et Duchâtel entre autres, par son goût pour la politique, avait auprès de lui comme un titre de plus à ce commerce bienveillant. Ce n’étaient pas encore les relations étroites que devait plus tard établir entre eux l’exercice en commun du pouvoir; une différence d’âge d’environ seize années, bien plus sensible alors que huit ou dix ans plus tard, excluait l’intimité proprement dite aussi bien que l’égalité de situation ; mais la confiance était dès lors entière de part et d’autre, et l’unité de vues comme de doctrines complète ou peu s’en faut. M. Guizot avait alors l’esprit aussi puissant et presque autant de charme qu’après son passage au pouvoir; mais il était, il le dit bien lui-même, plus doctrinaire et de beaucoup, tandis que son jeune ami, arrivé sur le tard dans ce milieu intellectuel, n’en avait pris les habitudes qu’à moitié et ne s’était donné qu’avec quelques réserves. Chez lui, l’emploi de l’abstraction et les façons métaphysiques d’apprécier les choses et les hommes, de tout convertir en idées, étaient déjà largement mitigés par les besoins pratiques de son esprit, par ses instincts administratifs et gouvernementaux. Quoi qu’il en fût, c’était comme allié naturel et presque nécessaire du ministre de l’instruction publique, en même temps que par la faveur et l’élection, pour ainsi dire, de la plus grande partie de la chambre des députés, que le 4 avril 1834 il prit place dans le cabinet du 11 octobre, reconstruit à nouveau ou du moins restauré.

Il ne fallait pas moins que cette façon encourageante de parvenir au pouvoir pour lui rendre moins rudes les obstacles qui l’y attendaient. Je ne parle pas de ce genre de difficultés que les circonstances ménageaient à ses collègues aussi bien qu’à lui, difficultés générales à braver en commun; celles-là ne laissaient pas que d’être assez sérieuses : prêter serment le 4 avril, et dès le 5 se trouver en présence de l’insurrection lyonnaise à moitié maîtresse de la ville, lui disputer pendant trois jours cette grande cité, étouffer la révolte éclatant à la fois sur dix autres points du territoire, et retomber de là en face d’un procès gigantesque, impraticable en apparence et encore plus nécessaire qu’impossible, ce n’était certes pas un début engageant. Là pourtant n’étaient point les plus gros embarras : les difficultés dont je parle lui étaient personnelles. Ni son âge ni le genre d’aptitude qui l’avait jusque-là fait connaître n’avaient permis de lui donner directement la succession du duc de Broglie; l’amiral de Rigny était passé de la marine aux affaires étrangères, et c’était au département du commerce et de l’agriculture, tel qu’il avait existé un instant de 1820 à 1830, tel qu’il est de nouveau rétabli depuis quelque temps, c’est-à-dire sans les travaux publics, que Duchâtel venait d’être appelé. M. Thiers, dans la combinaison nouvelle, échangeant le portefeuille du commerce contre celui de l’intérieur, que M. d’Argout, sans trop de déplaisir, quittait pour devenir gouverneur de la Banque, avait souhaité que les travaux publics, détachés du commerce, passassent à l’intérieur avec lui. Cette division d’attributions n’avait assurément rien de défavorable à la bonne conduite des affaires, car les questions commerciales et agricoles suffisaient dès lors largement à occuper tous les momens de la plus active intelligence, mais elle mettait notre jeune économiste plus exclusivement et plus directement aux prises avec de délicats problèmes sur lesquels il avait pris déjà publiquement parti, que sa conscience et son honneur ne lui permettaient pas d’éluder, et que sa situation nouvelle semblait pourtant lui interdire de résoudre comme il l’aurait voulu.

J’ai déjà dit que par conviction, par la nature de son esprit, jamais dans ses théories il ne s’était montré ni absolu ni radical. Au temps même où la possibilité de présider un jour à l’application de ses idées ne pouvait être que le plus vague et le moins sérieux des rêves, simple écrivain, libre de ses allures, toujours on l’avait vu, même en soutenant l’urgence et la nécessité de certaines réformes, demander pour les accomplir la plus grande prudence, un ménagement extrême des droits acquis; mais il n’en était pas moins partisan déclaré de la liberté commerciale : l’abaissement des tarifs, la levée des prohibitions, l’établissement de droits graduellement réductibles, étaient sa foi, son but, son idéal. Pouvait-il en changer parce qu’il était ministre du commerce ? Sans parler du monde économiste, qui l’attendait à l’œuvre et lui demandait de brûler ses vaisseaux en l’honneur de ses théories, député d’un département limitrophe de la Gironde, aimé et prôné à Bordeaux, où les meilleurs champions de la dynastie nouvelle n’entendaient guère raison en matière de douanes, et menaçaient tout simplement la France de se séparer d’elle et de couper le royaume en deux, si nos vins restaient en Angleterre frappés de certains droits, pouvait-il se croiser les bras, ne rien tenter, ne pas donner quelque éclatante preuve de sa fidélité à ses convictions ? Et d’un autre côté se rappelle-t-on bien sous quelle citadelle et derrière quel rempart le régime protecteur était alors comme embossé au cœur même de la chambre ? Il y avait là les hommes les plus considérables, des dévoûmens à toute épreuve que le régime nouveau ne pouvait à aucun prix froisser ni même inquiéter, et qui, représentans d’immenses industries, d’intérêts florissans, n’entendaient pas raillerie en matière de tarifs, et repoussaient d’avance toute témérité et toute innovation. C’était même un miracle qu’ils eussent accueillis avant tant de faveur l’avènement de ce jeune homme. Il fallait toute l’attrait qu’il avait exercé personnellement sur eux pour qu’ils lui pardonnassent son libéralisme théorique ils se flattaient sans doute que l’esprit politique ferait chez lui bon marché des scrupules de l’écrivain, et qu’il s’arrangerait pour être inconséquent. Ce n’était pas encore tout : au sein même du conseil, vis-à-vis de ses propres collègues, que de ménagemens ne devait-il pas garder ! Son prédécesseur immédiat, si justement puissant dans l’assemblée par les merveilles de sa parole, avait un penchant décidé pour le système protecteur et n’en faisait pas mystère ; professer hautement la doctrine opposée, prendre le contre-pied de tout ce qu’il avait fait, n’était-ce pas un rôle à peu près impossible ? Et de la part de ses autres collègues, de ceux même qui étaient de son avis quel secours pouvait-il attendre ? Ce qu’il lisait sur leur visage à tous, c’était cette recommandation : surtout rien de compromettant, point de compagne téméraire, ne nous créez pas d’embarras.

On conviendra que la position n’était si simple ni commode, et les plus expérimentés s’y seraient pris à deux fois pour en sortir à leur honneur. Quant à lui, dès le premier jour, grâce à son prompt regard, à sa netteté de coup d’œil, il avait si bien su en quelle juste mesure il voulait se commettre, jusqu’où il prétendait aller, et ce qu’à aucun prix il voulait ne pas faire, qu’il était parfaitement exempt de trouble et d’hésitation. Interpellé publiquement, peu de temps après sa nomination, par un député de la gauche, et de la gauche bordelaise, qui croyait fort l’embarrasser en le priant de dire ce qu’il comptait faire désormais de ses opinions économiques, il répondait avec une rare aisance que ses actes encore mieux que ses paroles satisferaient bientôt à la curiosité de l’honorable interpellateur.

Et en effet son parti était pris : avant même qu’il prêtât serment et se mît en possession de son portefeuille, il m’avait annoncé qu’il n’entrait aux affaires qu’avec la résolution d’instituer dans un court délai une grande enquête industrielle et commerciale sur le modèle des enquêtes anglaises. Il voulait que les intéressés vinssent de tous les points du royaume soutenir publiquement et contradictoirement leurs droits et leurs idées, attaquer ou défendre le système existant. Sans parler des motifs personnels qui lui faisaient comme une nécessité de s’ouvrir cette voie, il était convaincu que c’était le meilleur moyen de ne rien compromettre, de se donner du temps, de calmer les impatiences, de redresser les idées fausses, et de couper court aux espérances exagérées en mettant les théories aux prises avec les faits, en leur imposant une sorte de quarantaine d’où les plus saines et les plus applicables avaient seules chance de sortir. La distance était grande, comme on voit, entre ce procédé légal de recherches et d’informations, cette mise en demeure de tous les intérêts, cet appel à la vérité, à la lumière, à la justice,, et la façon sommaire, brutale et souterraine dont ces mêmes problèmes, il y a maintenant dix ans, ont été brusquement tranchés. Le meilleur, le plus vrai des systèmes s’affaiblit et se déconsidère à triompher ainsi, sans profit pour personne, de ce côté du moins de la frontière, et à la ruine de beaucoup.

Mais si sage et mieux avisé que fût le projet d’enquête, ce n’en était pas moins, en 1834, une nouveauté presque effrayante pour bon nombre de gens, et, quand le bruit s’en répandit, bien des visages s’assombrirent. Le promoteur de la mesure s’en était dès l’abord expliqué franchement en conseil. Le roi, qui n’était pas toujours exempt de préventions sur certains procédés du régime parlementaire, tout décidé qu’il fût à ne jamais enfreindre ses devoirs constitutionnels, avait heureusement le goût des faits, aimait la statistique, et par voie de conséquence une enquête ne lui déplaisait pas. Quant aux ministre, ceux qu’on aurait pu croire les plus récalcitrans à cette tentative usèrent de bonne grâce, et laissèrent carte blanche à leur nouveau collège, n’approuvant pas, s’opposant encre moins, se fiant à son discernement et à sa discrétion.

Il se mit donc à l’œuvre, et dès le 2 juin, comme entrée en matière, comme préface à ses projets, il faisait rendre une ordonnance qui modifiait certains tarifs et levait quelques prohibitions. Ce n’était qu’une escarmouche sans grave conséquence ; personne, ni aucun intérêt n’en pouvait être froissé. On y sentait une tendance et un esprit nouveaux, mais pas d’autre intention que de mettre au rebut dans le vieil arsenal de la douane quelques armes rouillées, tarifs depuis vingt ans hors d’usage, rigueurs sans nécessité, ne servant qu’à grossir les primes de la contrebande. L’ordonnance, il est vrai, faisait pressentir des changemens d’un autre ordre en les subordonnant à une étude préalable de faits encore douteux et de renseignemens contestés. C’était, à mots couverts, parler du projet d’enquête. Déjà même cette nécessité de documens certains, de pièces de conviction, le jeune ministre l’avait portée devant la chambre quelques semaines auparavant, dans la discussion du budget de son département, et la chambre avait si bien compris et partagé son sentiment qu’un supplément de crédit en quelque sorte improvisé fut alloué sur l’heure pour établir dans les bureaux du ministère du commerce un service spécial et complet de statistique industrielle et agricole, — fondation aussitôt accomplie et d’où devaient sortir tant d’utiles travaux. Enfin le 10 juillet suivant parut au Moniteur un rapport au roi sur les douanes où le projet d’enquête était officiellement annoncé, rapport empreint d’un tel esprit d’impartialité que tout le monde s’en loua, et que les partisans du statu quo ne purent eux-mêmes s’empêcher de l’approuver. Il exposait le but de la mesure, l’urgence et la nécessité pour l’administration non moins que pour le public d’avoir enfin le cœur net de tant de récits contradictoires, de tant d’assertions inconciliables dont l’industrie française était l’objet, et notamment de savoir à quelles conditions la lutte lui était possible avec les industries des nations étrangères.

Quant à l’organisation et à la mise en œuvre de l’enquête, elles ne devaient souffrir aucune difficulté. Le conseil supérieur du commerce et des manufactures était l’intermédiaire naturel et tout trouvé entre les délégués des industries, les témoins, les acteurs de l’enquête, et d’une part l’administration, de l’autre le juge en dernier ressort du débat, le public, à qui par la voie de la presse toutes les dépositions devaient aboutir. Telle était en effet l’originalité de ce projet soumis à l’approbation royale que la publicité n’était pas réservée, comme il arrive dans les enquêtes ordinaires dirigées par l’administration, seulement à l’esprit, à la substance des dépositions résumées ou analysées par les commissaires enquêteurs, mais que tous les dires, toutes les assertions, toutes les paroles prononcées devant la commission d’enquête, c’est-à-dire devant le conseil supérieur du commerce, devaient être imprimés in extenso dans le Moniteur.

Ce programme une fois connu, les villes manufacturières, les places de commerce, les centres de production et d’échange, se mirent en devoir de répondre à l’appel qui leur était fait de se choisir d’intelligens organes, de bons et habiles représentans. Le rapport leur donnait trois mois pour se préparer; puis une circulaire du ministre adressée aux chambres de commerce vint compléter les instructions, fixer l’époque exacte de l’ouverture de l’enquête, et annoncer que la question des tissus serait la première à l’ordre du jour.

Nous ne dirons pas que ce fut là un de ces événemens qui passionnent les esprits comme certaines discussions politiques, ou même seulement comme certains grands drames judiciaires; mais dans tous les rangs du public où ces questions industrielles avaient quelques racines l’attente était excitée. Le 8 octobre 1834, la première séance fut tenue, et aux questions concertées entre le ministre et le conseil supérieur les délégués commencèrent à répondre. Les chambres étaient absentes, les colonnes des journaux presque vides, elles s’ouvrirent à l’enquête, lui donnèrent ample publicité, et bien qu’il n’y eût pas le moindre mot pour rire dans ces sortes de discours, bien que la matière fût souvent plus qu’aride, les renseignemens précis, les données neuves ou lumineuses dont abondaient quelques dépositions et le talent réel d’un certain nombre de délégués donnèrent à ces séances un intérêt inattendu. Elles se continuaient depuis bientôt un mois, lorsque l’inspirateur de cette nouveauté, l’âme de l’enquête, le ministre du commerce, cessa subitement d’en suivre les travaux et même d’habiter l’hôtel du ministère. Par une de ces évolutions du pouvoir déjà si fréquentes en ce temps-là, mais compensées du moins par le rare avantage d’un vrai régime de liberté, les membres principaux du cabinet restauré en avril, M. Thiers comme M. Guizot, M. Humann, M. de Rigny, et avec eux M. Duchâtel avaient dû dès novembre faire accepter leur démission. On leur avait donné des successeurs, mais qui, à peine installés, avaient abandonné la place sans attendre l’assaut, si bien qu’au bout de trois journées force fut aux cinq démissionnaires de reprendre leurs portefeuilles. Pendant cet interrègne, l’enquête avait suivi son cours : le ministre réintégré lui donna, comme on pense, une impulsion de plus en plus active. Les séances se prolongèrent jusqu’à la mi-décembre; elles avaient duré plus de deux mois. Près de cent délégués avaient pris la parole. Tous les faits contestés et obscurs avaient été contradictoirement éclaircis. Les convictions les plus rebelles n’avaient plus mot à dire devant ces témoignages si compétens et si bien contrôlés. Un véritable progrès venait donc de s’accomplir dans les esprits et dans les faits, grâce à l’intelligente initiative et à l’action persévérante de ce ministre à ses débuts. Il n’eut garde d’en rester là, d’abandonner son œuvre. Ce n’était rien d’avoir mené à terme l’audition des témoins, il fallait que l’arrêt fût rendu, que les résultats fussent légalement consacrés, que le public entrât en possession des avantages qu’il avait droit d’attendre, et que l’industrie en même temps fût rassurée sur les limites où la réforme devait se maintenir. Une ordonnance longtemps élaborée, puisqu’elle ne vit le jour que le 10 octobre 1835, satisfit à toutes ces conditions. Elle était le complément de cette autre ordonnance (du 2 juin 1834) dont nous avons parlé; mais les tarifs qu’elle abaissait et les prohibitions qu’elle levait étaient d’une tout autre importance. Des objets de grande consommation, comme la houille, les fers, les laines, le lin, recevaient de notables diminutions de droits, et certains numéros de coton filé anglais étaient pour la première fois admis à s’introduire en France autrement que par la fraude. Quelque impatient que fût l’auteur de ces réformes de les voir inscrites au Bulletin des Lois, il avait eu la prudence de ne pas triompher trop tôt, de s’interdire toute précipitation, afin de ne pas faire des cadeaux gratuits aux autres nations, notamment à l’Angleterre, qui profitait le plus de tous ces changemens. Sa lenteur calculée ne fut pas sans récompense; nos plus importans produits obtinrent des concessions au moins équivalentes à celles que nos voisins devaient rencontrer chez nous. En un mot, le succès fut complet. Ces nouvelles relations commerciales, ces remaniemens de nos tarifs, tant redoutés des uns, tant exigés des autres, s’accomplirent sans secousse et furent acceptés sans murmure par ceux même qui pouvaient en souffrir le plus. Les théories se tinrent pour averties qu’elles avaient encore à compter avec des faits respectables; l’industrie comprit de son côté qu’elle devenait d’un âge à se passer de protection, et qu’il fallait se préparer à voler de ses propres ailes. Des deux parts, l’émotion se calma, toute acrimonie disparut, grâce au discernement, au tact, à la mesure de celui qui avait tout conçu et tout organisé.

Je devais insister sur ces réformes et sur l’enquête qui en fut la base et la préparation, puisque c’est là, sans nul doute, le trait le plus saillant du passage de M. Duchâtel au ministère du commerce; mais il s’en faut que dans ces deux années il n’eût donné son temps qu’à des questions de douanes, et qu’il se fut comme enfermé dans ce cercle restreint. Sans parler de bien d’autres problèmes compris aussi dans son département, et par exemple de cette question des céréales qu’il sut à plusieurs reprises si nettement élucider, sans le suivre non plus dans tous ces engagemens de tribune qu’il soutenait sans cesse soit pour son propre compte, soit pour celui de ses collègues, la politique générale et les affaires du cabinet trouvaient à toute heure en lui, soit au conseil, soit à la chambre, une sollicitude aussi infatigable qu’éclairée. Par goût non moins que par devoir, l’esprit tendu sur la chose publique, il en faisait sa propre affaire. Dans ces crises trop répétées où la conduite de chacun était si difficile, nul n’avait l’œil plus exercé non-seulement à trouver sa route, mais à ne pas laisser les autres s’égarer. Nul n’était d’un conseil plus ferme et plus conciliant tout ensemble. Bien des fois, dans la première année, il en avait donné la preuve et avait dû gémir de cette instabilité; mais une satisfaction lui était enfin venue, et la combinaison qu’il désirait le plus avait, en se réalisant, presque assuré l’heureuse chance d’un pouvoir plus durable et vraiment affermi. Le duc de Broglie, qu’il avait vu avec tant de regret sortir du ministère le jour même où il y entrait, avait repris possession des affaires comme président du conseil. Le cabinet du 11 octobre s’était vraiment reconstitué dans ses conditions premières, et déjà le malaise, l’indécision, les tiraillemens, semblaient avoir cessé. Le pouvoir et la majorité, se prêtant mutuelle assistance, avaient mené à terme des lois pratiques, fécondes, libérales, l’espoir et l’attente du pays. Le procès des insurgés d’avril, en dépit d’impuissantes menaces et de prophéties furibondes, avait été conduit et terminé avec fermeté et sagesse. Il n’y avait pas jusqu’à l’exécrable attentat de Fieschi qui n’eût servi la cause que ce fanatique croyait anéantir. En semant ainsi la mort autour du roi et de ses fils, sans les atteindre, il avait, à force d’horreur, rallié plus d’un dissident et donné l’éclatante occasion d’admirer ceux qu’il voulait frapper, de les voir tels qu’ils étaient, à la hauteur de leur mission, simplement et vraiment courageux. On pouvait donc, sans trop de présomption, compter sur de meilleurs jours, sur l’affermissement de nos institutions, sur l’apaisement des esprits, et la machine gouvernementale semblait enfin avoir repris ses mouvemens réguliers, lorsqu’un nouveau grain de sable vint se jeter dans ses roues, le plus imprévu des obstacles, une question secondaire, un petit moyen de finances, la conversion des rentes, autre traité américain, exploité comme lui, et comme lui s’emparant par surprise des novices de la majorité, si bien que le cabinet sombra dans le scrutin, et que tout fut remis en question.

Ce n’était plus, cette fois, comme deux ans plus tôt, au 4 avril; personne ne pouvait prendre la défaite à son compte et tout sauver en se retirant. Il n’y avait plus de pièces de rechange, aucun moyen de sauver les apparences et de ressusciter le cabinet en le remaniant. Cette excellente combinaison des deux élémens essentiels de la majorité réunis au pouvoir et l’exerçant en commun, il fallait y renoncer. Certaines gens disaient à la couronne que ce serait tout profit pour elle, qu’au lieu d’un cabinet unique avec lequel il lui fallait compter, elle pouvait s’en ménager deux, dont un toujours en réserve et prêt à remplacer l’autre. Ces conseils ne furent que trop suivis, la couronne tenta l’expérience qui lui était suggérée, et appela d’abord au pouvoir la partie je ne dirai pas la plus libérale, mais la moins résistante de l’ancien 11 octobre. Quant à la cause de sa chute, la question financière, la conversion des rentes, personne n’y pensait plus: elle fut, comme de juste, ajournée. C’était un changement de politique que la chambre avait non pas voulu, mais laissé faire, changement presque insensible à ce premier moment, d’une portée difficile à prévoir pour peu que l’expérience se prolongeât. Notre ministre du commerce en comprit aussitôt les conséquences inévitables. A ne consulter que le souvenir des plus amicales relations, il regrettait sincèrement de ne pas s’associer au nouveau président du conseil, qui l’en priait avec instance; mais ses plus fermes convictions lui commandaient la retraite. Sans faire à tout propos de la politique à outrance, il ne croyait pas le temps venu d’essayer de la concession. Il était sans illusion sur les doctrines de la gauche, ne s’en dissimulait pas les périls, et trop incliner vers elle lui semblait un danger infiniment plus redoutable que résister même un peu trop. Il se retira donc le 22 février 1836 avec MM. de Broglie et Guizot.

Pendant près de deux ans qu’il venait de passer aux affaires, sa situation avait notablement grandi. Non-seulement toutes les espérances conçues à son sujet s’étaient réalisées, mais on l’avait connu sous des aspects nouveaux. Il avait révélé des qualités de gouvernement, une aisance à traiter avec les hommes, une sûreté de commerce, une promptitude de coup d’œil, qui lui assuraient désormais en toute circonstance la position la plus considérable et la plus efficace influence. Aussi cette majorité qui, à ses débuts, l’avait comme adopté et porté au pouvoir, qui l’en voyait descendre avec regret et déplaisir, sembla redoubler pour lui de bienveillance affectueuse. A peine avait-il repris sa place sur son banc comme simple député, qu’il fut spontanément élu vice-président, faveur qui s’adressait sans doute principalement à sa personne, mais qui n’en était pas moins presque en contradiction avec le vote de la veille, et qui n’annonçait pas au nouveau ministère une carrière facile ni de longue durée. Le cabinet se soutint tant que la chambre fut réunie, grâce à l’appui toujours un peu précaire d’une partie de l’opposition; mais la session finie, six mois à peine après le 22 février, la couronne et ses conseillers tombèrent en désaccord. Ceux-ci prétendaient tous, à l’exception d’un seul, que la France devait intervenir à main armée dans les affaires d’Espagne; la couronne s’y refusait absolument. De là des démissions offertes, acceptées, et une combinaison nouvelle formée, le 6 septembre 1836, sous les auspices de M. le comte Molé. Dans ce cabinet, qui par malheur ne devait aussi durer que six mois environ, M. Guizot avait simplement repris possession de son ministère de l’instruction publique; M. Duchâtel au contraire ne rentra pas au commerce, où les questions de douane, tout récemment réglées, ne laissaient, pour un certain temps, rien d’important ni de neuf à résoudre, tandis qu’il y avait aux finances, sinon de grandes réformes, du moins de fécondes mesures, d’utiles innovations à tenter.

Ce fut donc comme ministre des finances qu’il fit sa rentrée aux affaires. Cette seconde phase de sa vie ministérielle devait n’être pas moins heureuse que la première, et lui faire, j’ose dire, même encore plus d’honneur. Pour ma part, j’ai toujours regretté qu’elle eût été si courte, et que les circonstances n’eussent pas permis qu’elle se renouvelât. Personne assurément n’était en mesure comme lui, par ses dons naturels et par sa position, de remplir, à la satisfaction de son parti, ce poste si difficile, le ministère de l’intérieur, que plus tard et à deux reprises il devait occuper; mais une moins grande supériorité d’esprit, pourvu qu’il s’y mêlât une certaine dose de tact, de mesure et de discernement, pouvait suffire à faire encore un excellent ministre de l’intérieur, tandis qu’une aptitude financière comme la sienne, à la fois inventive et prudente, toujours active et toujours contenue, pénétrant dans les moindres détails et s’élevant aux idées les plus hautes sous le contrôle d’un esprit politique aussi ferme qu’étendu, c’était une rencontre si heureuse et si rare qu’il est à jamais regrettable de n’en avoir usé que pour trop peu de temps. Si de ces huit ou dix années qu’il devait encore passer au pouvoir, il en eût pu donner seulement la moitié spécialement aux finances, les mesures qu’il aurait fait prendre, les effets qui en seraient résultés, auraient, je n’en doute pas, autrement honoré son nom que les services non moins réels qu’il a pu rendre à sa cause en s’imposant tant de soins éphémères et ce travail incessant de surveillance et d’administration qui absorbe et assiège un ministre de l’intérieur.

Je dis plus, pour la cause elle-même le profit eût été plus grand. Le gouvernement de juillet est loin d’avoir mérité le reproche qu’on lui a souvent fait de ne s’être préoccupé que des intérêts matériels du pays; je l’accuserais plutôt de n’en avoir pas fait l’objet assez constant de sa sollicitude et de sa vigilance. Il était un gouvernement de paix, il devait avant tout fonder et féconder la paix. Son but, sa mission, son honneur, devaient être de doter la France du plus grand développement possible de la fortune publique et de lui assurer du même coup cette prépondérance qui désormais appartient en Europe à toute puissance qui a les meilleures finances et la prospérité la plus vraie. Ce but, il l’a bien poursuivi, il l’a même en partie atteint : il a fait, pour la satisfaction légitime de cette sorte d’intérêts, infiniment plus qu’on ne veut avoir l’air de s’en souvenir aujourd’hui, il a semé avec abondance ce que d’autres ont recueilli; mais au lieu d’accepter nettement et franchement son rôle, de ne prodiguer ses ressources qu’aux travaux productifs, de ne glorifier que les bienfaits de la paix, il s’est parfois passé la fantaisie de certaines attitudes à demi guerroyantes, détruisant d’une main ce qu’il avait fait de l’autre, alarmant, décourageant les entreprises qu’il avait provoquées, et s’aliénant ainsi pour les jours de péril des adhésions, des dévoûmens, qui auraient été sa sauvegarde et son rempart. Sait-on ce qu’il eût fallu pour échapper à ce danger? Ne pas donner peut-être aux affaires étrangères autant d’éclat et de retentissement, ne pas leur laisser prendre en quelque sorte le pas sur toutes les autres questions, les reléguer au contraire à leur vraie place sous un gouvernement de paix, dans une sorte de demi-jour et presque d’incognito purement bureaucratique. Je ne veux certes pas dire que, si les deux puissans orateurs qui, pendant ces dix-huit années, se sont livré tant d’illustres assauts, n’avaient pas tour à tour, l’un aussi bien que l’autre, pris possession par préférence de notre foreign office et n’en avaient pas fait leur terrain de bataille, la monarchie que tous deux ils voulaient servir serait encore debout; mais bien des passions qu’allumait cet éclat se seraient calmées peut-être, surtout si la même éloquence, la même émulation, avaient vivifié et mis dans tout leur lustre d’autres questions moins attrayantes et plus modestes, mais autrement vitales et à coup sûr plus opportunes. Tout au moins aurait-il fallu, au plus fort de la lutte, vers 1840, donner pour interprète à ces questions quelque jeune et vigoureux esprit, vif, alerte, éloquent à force de clarté, apte à les faire comprendre, à les mettre en lumière sous leurs plus grands aspects au lieu de les laisser languir en second ordre et comme à l’arrière-plan. Ce qui devait être l’honneur et le salut du règne n’en fut que l’embarras ou l’accessoire vulgaire. Les finances firent parler d’elles, mais tantôt par les raideurs fiscales qui furent presque un péril en 1841, tantôt par les habiletés stériles de l’esprit de comptabilité substitué à l’esprit de finance, pendant que d’un autre côté l’essor de l’industrie privée demeurait à la chaîne sous la domination d’un corps privilégié, exigeant, ombrageux, voulant tout faire, faisant le moins possible et nuisant à qui voulait faire. Or c’étaient à la fois et nos travaux publics et nos finances que j’aurais voulu voir tour à tour, et mieux encore, de front et simultanément, sous l’impulsion d’un homme vraiment prédestiné à cette double tâche. Si ces deux grandes sources de vie et de progrès s’étaient pour quelque temps concentrées sous sa main, dirigées et gouvernées par lui, je ne voudrais pas répondre, tant il en serait sorti d’effets inattendus, que bien des chances désastreuses n’auraient pas pu en être conjurées.

Ce n’est pas là de ma part une simple conjecture. En plus d’une occasion, bien que ministre de l’intérieur, M. Duchâtel dut prendre une part active à des débats de finances ou de travaux publics, et chaque fois avec une autorité, une largeur de vues, une abondance d’idées, qui laissaient voir ce que ces grands intérêts auraient pu devenir sous sa direction immédiate et constante, si au lieu de n’en parler que par hasard et comme au dépourvu, pour pallier une faute ou soutenir un projet en détresse, il avait étudié lui-même les questions, préparé, combiné les projets qu’il aurait dû défendre. J’ai d’ailleurs une preuve encore plus directe, qui justifie mes regrets et les absout de tout soupçon d’hyperbole : c’est son passage, si court qu’il fût, au ministère des finances, c’est l’usage qu’il y fit de son temps, l’action qu’il y exerça, les souvenirs qu’il y laissa, les traces qui en sont restées. Dès 1836, il sentait l’urgente nécessité d’occuper les esprits de ces sortes de questions, de les intéresser aux travaux de la paix, de leur en donner non-seulement le spectacle, mais le bienfaisant usage. Déjà trois ans auparavant M. Thiers s’était fait grand honneur en obtenant des chambres, dès le premier retour de la confiance publique, un crédit de 100 millions, chiffre considérable alors, pour l’achèvement d’un certain nombre de grands travaux, routes, canaux, ports, monumens, etc.; il s’agissait de continuer son œuvre, mais sur une plus grande échelle, non plus pour achever, pour entreprendre. L’heure était solennelle, les imaginations travaillaient : quelques fragmens de chemins de fer déjà livrés au public éveillaient d’immenses espérances, de grands et utiles projets cherchaient à se produire; mais où trouver l’argent? Soit que l’état se chargeât de tout faire, soit qu’il se contentât d’aider l’industrie privée, il n’en fallait pas moins des centaines de millions. Duchâtel se posa ce problème : ne pas augmenter la dette, ne pas accroître les impôts, ne pas troubler l’équilibre du budget ordinaire, et néanmoins créer un fonds considérable, sorte de réservoir commun où tout projet utile approuvé et voté par les chambres trouverait des voies et moyens assurés. Ce tour de force, qui serait aujourd’hui parfaitement chimérique, n’était en ce temps-là, pour qui savait s’y prendre, nullement impossible, grâce aux soins prévoyans des financiers de la restauration et aux vaillans efforts du baron Louis après 1830, grâce au maintien du fonds annuel d’amortissement, qui, au milieu des plus grandes crises du trésor, avait toujours été intégralement respecté. L’ action quotidienne ne s’en exerçait plus que sur le 3 pour 100, le 5 ayant dépassé le pair; mais la partie de la dotation afférente à cette ancienne nature de rente, provisoirement non rachetable, n’en était pas moins exactement payée et mise en réserve chaque jour pour un emploi ultérieur. Or c’est cette partie sans emploi de la dotation de l’amortissement que le nouveau ministre des finances proposait d’affecter à l’exécution de travaux productifs, lesquels, devant augmenter notablement les revenus du trésor, offraient sous une autre forme un moyen de racheter la dette et de dégrever l’avenir. Cette combinaison, aussi pratique que savante, avait le triple avantage de rendre à la circulation un capital improductif, de faire exécuter, sans que les contribuables en sentissent le fardeau, un grand ensemble de travaux devenus nécessaires, et au lieu de laisser à chaque loi autorisant quelque nouveau travail le soin de déterminer d’une façon plus ou moins disparate par quelles ressources ce travail serait exécuté, d’établir à l’avance, pour tous les cas, avec ordre et méthode, un système financier uniforme et harmonieux. Ce qui n’était pas facile, c’était de faire admettre et surtout de rendre intelligible à une assemblée peu familière au mécanisme des finances la loi où ce système était développé, loi dont les dispositions nécessairement abstraites et presque métaphysiques prêtaient à l’opposition bien des prétextes de querelles et de malentendus; mais l’auteur du projet écarta ces obstacles avec tant de souplesse et de lucidité que la victoire fat complète. Il fit voter sa loi, qui aurait sombré peut-être en d’autres mains, et lui-même il n’en fut qu’en plus grande faveur auprès des juges compétens sur tous les bancs de l’assemblée.

Il est vrai que peu de jours auparavant un succès plus inattendu avait dû lui donner confiance et en son crédit sur la chambre et en ses propres forces. Il avait emporté presque de haute lutte une loi proposée par lui, simple mesure de bonne administration commandée par l’accumulation croissante et onéreuse des fonds que les caisses d’épargne, de plus en plus prospères, versaient au trésor public. Il s’agissait de transporter ces fonds à la caisse des dépôts et consignations, qui seule avait qualité pour les utiliser et les mettre en valeur. Cette innocente innovation, favorable au commerce, puisqu’elle rendait la vie à des fonds immobilisés, était en outre hautement approuvée par les patrons les plus sincères et les plus éclairés de l’institution des caisses d’épargne. Ce ne fut donc pas sans surprise qu’au milieu de la discussion on vit se démasquer une attaque dirigée, non par les coryphées habituels des différentes oppositions, mais, ce qui était plus grave, par des collègues de la veille, des membres du cabinet du 11 octobre, et notamment par un ancien ministre des finances, affectant vis-à-vis de son jeune successeur des airs graves et sentencieux, et ne lui épargnant pas le reproche de vouloir toucher à trop de choses et de mettre en péril aussi bien le trésor lui-même que les caisses d’épargne. Ce ne fut pas tout : une voix autrement éloquente, le chef, le président de l’administration précédente, se mit aussi de la partie, et, par trois fois montant à la tribune, s’efforça de dresser comme une enceinte infranchissable où il pensait avoir réduit et enfermé son contradicteur. Celui-ci en sortit pourtant et avec les honneurs de la guerre, déjouant sans se déconcerter les argumens et les dilemmes, toujours maître de lui, stimulé par la solennité imprévue du débat, et rencontrant dans ses répliques une propriété, une finesse, un bonheur d’expression qu’il eût négligés peut-être, s’il se fût cru plus à son aise. Je sens encore comme un secret plaisir au fond de mon cœur d’ami en me rappelant cette journée. Il a depuis retrouvé maintes fois, et dans des occasions assurément plus graves, d’aussi heureuses inspirations et des succès non moins francs, mais jamais, je dois le dire, à ma satisfaction aussi pleine et aussi complète. Il était là sur un terrain où rien ne lui manquait pour atteindre à la perfection du genre. J’avais donc bien quelque raison de regretter tout à l’heure que ce ministère des finances, soit alors, soit en d’autres occasions, ne fût pas resté plus longtemps en ses mains.

Peu de jours après ces deux succès, un accident parlementaire mit subitement à nu le défaut d’homogénéité de la constitution, dès l’origine mal établie, du cabinet du 6 septembre. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer à ce sujet dans d’intimes détails. Les deux hommes qui s’étaient réunis pour fonder cette combinaison, M. Guizot et M. le comte Molé, ne se connaissaient alors que trop imparfaitement pour marcher facilement ensemble. Quinze ans plus tard, en d’autres circonstances, cherchant à réparer les torts et les malheurs passés, se voyant de plus près, poursuivant une même espérance, ils s’étaient mieux compris, mieux appréciés, et les maintenir unis n’aurait plus été un problème; mais en 1837, de part et d’autre, ils n’avaient nulle envie de se faire d’utiles concessions et de cimenter leur alliance. Le hasard les avait mal servis : pas un ami commun habile à prévenir les froissemens, à éveiller les sympathies, et au contraire bon nombre d’intermédiaires officieux attisant la discorde et provoquant les dissidences. La rupture était inévitable. Après l’échec de mesures répressives proposées à la chambre, le courant portait à l’indulgence, aux idées de conciliation, que M. Molé passait pour favoriser. Ce fut donc à lui que s’adressa la couronne; il fut chargé de composer un ministère, et le 15 avril 1837 le cabinet nouveau entreprit l’œuvre difficile de se maintenir dans les voies et dans les principes du parti de l’ordre, tout en rompant avec ses chefs, et de s’appuyer sur l’opposition sans en adopter les maximes.

De là une situation compliquée et nécessairement fausse, pleine d’embarras et de périls pour peu qu’elle durât quelque temps. Dans les premiers momens, ces sortes d’entreprises ont le vent favorable, tout semble s’aplanir. Les alliés qu’on vient d’abandonner se doivent à eux-mêmes, à leur dignité personnelle, de ne laisser éclater ni dépit ni rancunes, d’observer sinon tout à fait le silence, du moins la plus grande mesure, de s’effacer, de s’abstenir de tout blâme direct et ostensible; les opposans, de leur côté, trop heureux de n’avoir plus affaire qu’à un pouvoir affaibli, se gardent bien de l’ébranler et s’interdisent toute exigence qui le ferait échouer dès le port; mais ces beaux jours s’envolent et ne reviennent plus. Au bout d’une session ainsi passée en ménagemens et en calculs, chacun reprend sa pente ; le naturel revient, les conservateurs évincés trouvent l’oisiveté aussi pesante qu’injuste; les opposans, alléchés, commencent à perdre patience, et le ministère, qui croit avoir pris racine, cherchant à s’affranchir, devient moins accommodant. Alors il tombe entre deux feux qui ne le tuent pas encore, mais qui le blessant et le mutilent. Ces deux sortes d’attaques, d’abord distinctes et séparées, ont la ferme intention de ne pas se confondre. Les uns reprochent au cabinet de n’être pas assez fort, de trop peu gouverner, les autres de gouverner trop. Il semble que jamais, partant de ces points extrêmes, on ne pourra s’entendre dans un effort commun : il n’en est rien. L’union s’établit sans qu’on sache comment. À force de viser ensemble au même but, les assaillans perdent de vue les différences qui les séparent : ils évitent de s’y heurter ; ils ont entre eux des ménagemens, des égards instinctifs qui achèvent de tout confondre, et peu à peu se forme un pêle-mêle où les plus clairvoyans, les plus fermes, les plus honnêtes, sont comme emportés malgré eux.

Quand on a traversé cette crise, et qu’après trente années on sent encore les combats intérieurs qu’on s’est livrés, les scrupules qu’on a dû vaincre pour s’exposer jusqu’au bout aux hasards de cette association, par point d’honneur, par attachement à ce drapeau du 11 octobre qu’on s’obstinait à vouloir redresser, et par fidélité à des chefs déjà comme engagés au fort de la mêlée, on se demande si, quoique soldat obscur dans ce groupe de trente amis et collègues vraiment conservateurs et vraiment libéraux, aguerris aux nécessités du gouvernement libre et jouant résolument ce jeu d’une coalition, on n’aurait pas mieux fait et mieux servi sa cause, la noble cause de la vraie liberté, en bravant le respect humain et déclarant franchement et tout haut ce qu’on sentait au fond du cœur. La moindre dissidence, de quelque part qu’elle vînt, ne pouvait-elle, surtout au début de la lutte, changer bien des résolutions et faire prendre au conflit un tour inattendu ? Je me suis fait souvent cette question tardive, et chaque fois, tout bien pesé, j’ai vu qu’un tel éclat, sans profit pour la cause, n’aurait servi qu’à nuire à celui qui l’aurait tenté. On se serait mépris sur cette résistance, on l’eût flétrie du nom de défection. Personne ne se fût détaché, tout au plus deux ou trois indécis. Le gros du bataillon aurait continué l’attaque : les esprits étaient trop montés, et si parmi les causes de cette animation il y en avait d’exagérées, même d’imaginaires, comme les prétendus actes de gouvernement personnel qu’on reprochait à la couronne, vraies peccadilles, simples malentendus, imprudences de langage travesties en réalités, d’autres griefs, il faut le dire, ne laissaient pas que d’être graves : nous avions sur le cœur certains actes d’hostilité, tout au moins malhabiles, qui, aux dernières élections, avaient atteint quelques-uns de nos meilleurs amis. Une transaction sérieuse et digne n’était vraiment plus possible, et le parti le plus sage pour ceux dont la retraite n’aurait rien empêché était encore de ne pas affaiblir, dans les rangs des coalisés, les représentans des idées modérées et conservatrices.

Il n’y avait guère que Duchâtel qui, en s’abstenant dès l’origine, en prenant une position à part, aurait jeté dans notre groupe, et partant dans la coalition même, un véritable désarroi. Son exemple aurait au moins coupé en deux les dissidens du centre et rendu la situation de ceux qui auraient persisté singulièrement plus difficile. L’idée ne lui en vint pas, parce qu’avant tout il redoutait de rompre avec des amis, parce que la moindre apparence d’un jeu double, d’un défaut de franchise, d’une préoccupation personnelle et intéressée, lui causait une invincible répugnance. Au fond de l’âme, il n’était, lui aussi, que très médiocrement tenté de faire campagne, non pas avec le centre gauche, genre de coalition qu’il appelait de tous ses vœux, — le 11 octobre tant regretté n’était pas autre chose, — mais avec la gauche elle-même et, qui plus est, avec ces fractions extrêmes notoirement hostiles au principe et à l’existence du gouvernement qu’il avait servi et qu’il voulait défendre. Bien que chacun dans cette agrégation conservât ses idées, ses convictions et sa couleur, l’union, l’intimité publique avec tant d’adversaires, étaient une attitude contradictoire et compliquée pour laquelle il n’avait aucun goût. Les premiers pourparlers entre le centre gauche et quelques-uns de nos amis s’étaient passés en son absence. M. Guizot lui-même ne les avait connus que lorsqu’un lien étroit s’était déjà formé presque en dehors de son influence. Il eut un moment de doute, puis, une fois sa résolution prise et l’idée de ses amis adoptée, il la fit sienne, la conduisit lui-même, et ne laissa plus voir la moindre hésitation. Pendant ce temps, Duchâtel, quoique rentré à Paris, ne prenait à ces préliminaires qu’une part assez peu active. De tristes préoccupations absorbaient ses momens. Marié depuis un an et père depuis quelques jours, il avait vu sa jeune femme atteinte après ses couches d’une maladie grave, et à plusieurs reprises entre la vie et la mort. Lorsque enfin il sortit d’inquiétude, la session commençait, la commission de l’adresse venait d’être nommée, le Rubicon était franchi. — Passer sur l’autre rive avec armes et bagage, ce n’était pas possible ; ce rôle de transfuge lui convenait encore moins que celui de mécontent un peu trop téméraire. — Il lui arriva d’ailleurs ce qui jamais ne manque à qui s’enrôle sans entrain; la lutte l’anima. Il prit part à la discussion, ne s’attaquant de préférence qu’à certains actes de politique étrangère où le blâme pouvait se circonscrire, et se gardant de rompre sur les questions intérieures avec les traditions et les instincts de la masse conservatrice qui défendait le cabinet. Malgré ces précautions et ces réserves, il n’en soutint pas moins le combat jusqu’au bout, s’associant à la commission dans tous les votes, quelquefois même avec ardeur, si bien qu’après un certain temps, toute émotion calmée, et jugeant de sang-froid les résultats de l’entreprise, maintes fois, seul à seul, je le vis s’étonner et ne pouvoir comprendre, non pas qu’il eût agi, parlé, voté comme il l’avait fait, la lutte une fois engagée, mais qu’il n’eût rien tenté pour la prévenir ou l’arrêter quand l’occasion le permettait encore. La seule chose qu’il se pardonnât était de n’avoir pas cru au genre de résistance opiniâtre et passionnée que devaient rencontrer les assaillans. Quelque idée qu’il se fût toujours faite des talens, de l’esprit, de l’habileté de M. Molé, il était loin d’attendre et ce sang-froid, et cet aplomb, et cette fermeté persévérante que pendant douze jours, constamment sur la brèche, le président du 15 avril parvint à communiquer à ses soldats et à ses alliés; mais tout le reste, ajoutait-il, un enfant l’aurait prophétisé. Comment ne pas prévoir que, même en supposant le plus entier succès, la gauche, après la victoire, serait intraitable et oublieuse, que les engagemens pris en son nom ne seraient jamais tenus, qu’elle ne voudrait donner à ces conservateurs, véritables auteurs du triomphe commun, qu’une mesquine part d’influence et d’autorité? Et d’un autre côté Comment d’avance n’avoir pas aperçu que ce parti de gouvernement qu’on prétendait reconstituer en le lançant dans cette échauffourée en sortirait comme en lambeaux, qu’on semait à pleines mains les colères, les rancunes, et qu’il faudrait des peines infinies et de longues années pour rétablir quelque harmonie dans ce chaos, sans jamais en pouvoir reconstruire une majorité telle qu’on l’avait rêvée? Tout cela lui semblait si clair et si visible qu’il s’en voulait sérieusement de ne l’avoir pas vu, d’avoir failli aux premiers dons de sa nature, la prévoyance, la perspicacité. C’était presque un devoir pour cette intelligence que de n’être jamais en défaut, et les reproches qu’il s’adressait m’auraient semblé fondés sans le souvenir toujours, présent de ces anxiétés incessantes qui, au moment suprême, l’avaient comme privé de toute liberté d’esprit.

On sait dans quelles péripéties, dans quelle inextricable confusion furent jetés tous les pouvoirs publics à l’issue de cette discussion de l’adresse de 1839. Personne n’était ni vainqueur ni vaincu, tout le monde était blessé. La chambre des députés se divisant en deux parts presque égales, la couronne avait dû charger les électeurs de dire à quelles mains les affaires du pays devaient appartenir. La réponse fut claire en ce seul point, que le cabinet du 15 avril devait céder la place; sur tout le reste, l’obscurité restait la même, et la nouvelle chambre disait si peu, à première vue, ce qu’on devait attendre d’elle, que personne ne s’aventurait à prendre le pouvoir. Vingt sortes de combinaisons furent vainement tentées, et pour que le mécanisme purement administratif ne cessât pas de fonctionner, pour que l’expédition des plus simples affaires n’en fût pas suspendue, il fallut installer dans les huit ministères huit hommes de bonne volonté, huit modestes intérimaires, et près de deux mois se passèrent ainsi; mais l’occasion sembla trop belle aux sociétés secrètes pour que l’envie ne leur vînt pas de la mettre à profit. Un coup de main fut comploté. Les plus ardens, les plus aveugles s’en mêlèrent seuls; par une belle matinée de mai, ils descendirent en bandes dans la rue, brusquement, sans prétexte, de la façon la plus inexplicable. Les passans les prenaient pour des fous, mais des fous le pistolet au poing, tuant sans pitié quiconque leur barrait le passage. Heureusement l’exemple ne fut point contagieux. La résistance s’improvisa, et au bout de quelques heures tous ces promeneurs incommodes étaient sous les verrous. Ils n’avaient obtenu de leur équipée que ces deux résultats : une immense frayeur dans certains quartiers de Paris, et l’éclosion d’un ministère. La capitale, qui commençait à croire ce phénomène impossible et qui assistait non sans tristesse à l’impuissance de son gouvernement, fut surprise agréablement, le 13 mai au matin, en apprenant par les journaux qu’un cabinet parlementaire et vraiment sérieux, représentant les nuances principales de la majorité, s’était enfin formé pendant la nuit.

Les deux illustres chefs des deux fractions du centre n’y figuraient ni l’un ni l’autre, mais ils s’engageaient à l’appuyer. Cette combinaison que la couronne, de guerre lasse et non sans quelque ironie, avait imaginée peu de jours auparavant et qui n’avait alors aucune chance d’être accueillie, devint sous le coup de l’émeute subitement facile. Seulement, pour que les conservateurs libéraux, qui dans la coalition avaient fidèlement suivi M. Guizot, acceptassent avec sécurité une combinaison d’où il était exclu, il fallait qu’un autre lui-même, que Duchâtel ne refusât pas d’y entrer sans lui, et que de plus il se chargeât du poste politique, de la clé de la place, du ministère de l’intérieur. Ce n’était pas déchoir, il s’en fallait; néanmoins c’était un sacrifice, l’abandon de ses plans, de sa vraie vocation. Il ne céda que par devoir devant l’impossibilité d’imaginer une autre issue à une situation devenue périlleuse. Quand il revint des Tuileries et m’apprit que tout était fait, que sa parole était donnée, je me gardai de laisser paraître l’involontaire regret qui me traversa l’esprit à le voir ainsi lancé dans une voie nouvelle, moins facile, moins sûre, peut-être moins féconde; puis, comme il était enclin sinon à l’optimisme, du moins à une prompte et saine appréciation du bon côté des choses qu’il ne pouvait changer, il se prit aussitôt de confiance et d’ardeur pour ses devoirs nouveaux, modifiant tous ses plans, se faisant ministre de l’intérieur comme s’il n’avait jamais poursuivi d’autre but, et dès le premier jour commençant l’œuvre réparatrice que les circonstances lui commandaient et qui allait devenir sa constante pensée, unir, refondre, reconstituer l’ancienne majorité, ce fondement nécessaire de l’édifice qu’il s’agissait de soutenir, et depuis trois années, dans ces tristes tempêtes, presque dissoute et dispersée.

Il avait pour cette entreprise des aptitudes, j’ose dire, naturelles, une façon attrayante de traiter avec les personnes, de leur parler pertinemment, sachant toujours aussi bien qu’elles-mêmes, quelquefois mieux, les affaires qui les amenaient à lui ; mais, indépendamment de ces dons qui lui étaient propres, il avait récemment reçu d’autres faveurs qui venaient, par surcroît, faciliter sa tâche et le prédestiner en quelque sorte à ce poste difficile et brillant. Tout à l’heure, en passant, j’ai dit un mot de ce changement survenu dans sa vie, vers la fin de 1837, quelques mois après qu’il eut quitté le ministère des finances. Si ce mariage ne lui avait apporté qu’une des plus belles fortunes de France, il en aurait déjà, dans sa carrière et dans sa situation, recueilli les heureux effets. Autre chose est l’indépendance même la plus complète, celle que par lui-même il possédait déjà et qu’exige toute vie politique qui prétend rester toujours digne et maîtresse de ses mouvemens, autre chose cette largeur d’existence, ces garanties puissantes que la démocratie même la plus jalouse aime à trouver chez un homme d’état; mais la richesse, on peut le dire, n’était que la moindre part des biens que son étoile venait de lui départir. La personne qui s’unissait à lui était une âme peu commune, d’un sens droit, simple et ferme, nature loyale et franche, capable de résolution, d’énergie et au besoin de dévoûment. Avec ces qualités, elle aurait pu, presque en bonne justice, se passer d’un charme extérieur qui suffisait à la faire remarquer, l’héritage eût-il été modeste. Je dois dire cependant que pour Duchâtel c’était la condition première qui seule lui avait permis de souhaiter cette grande fortune. Sans être romanesque, il avait l’âme si fière et si délicate que toute femme qui aurait semblé ne pouvoir pas lui plaire, fût-elle encore dix fois plus riche, ne l’aurait jamais fait sortir du célibat. Et même il lui fallait cette condition de plus, que sa compagne s’accommodât aux exigences de la vie politique. Sur ce point, comme sur tous les autres, le ciel s’était montré jaloux de le pourvoir. Cette personne de vingt ans se plia sans efforts et presque avec plaisir aux fatigantes contraintes, aux fastidieux devoirs de la vie officielle. Bientôt elle y excella, se formant à l’exemple et pratiquant les traditions d’un parfait modèle en ce genre, sa bienveillante belle-mère, qui naguère dans les salons soit du commerce, soit des finances, avait, à force de bonne grâce, donné presque un attrait à ces froides réceptions, et entretenu sans cesse autour de ce fils qu’elle voulait servir une atmosphère amie et favorable, heureux secret qui allait se continuer au ministère de l’intérieur en se rajeunissant.

Ainsi rien ne manquait pour que le fardeau de ce ministère devînt presque léger à celui qui l’avait accepté, et pour que cette troisième phase de sa vie de ministre ne fût pas moins heureuse, moins en progrès que les deux autres. À la tribune, au conseil, aussi bien que dans ses salons, son influence allait croissant, et le rapprochement des fractions divisées de l’ancienne majorité semblait sous ses auspices s’opérer de lui-même ; mais l’existence du cabinet n’en était pas moins chancelante. C’était un composé d’excellens élémens qui, pris à part, inspiraient presque tous confiance au public, et dont l’ensemble avait une apparence fragile et provisoire. La direction manquait, chacun dans son domaine était actif et vigilant ; sur le terrain commun, on se laissait surprendre, témoin ce vote étrange, inexplicable, silencieux, qui, le 20 février 1840, fit sombrer du même coup la dotation demandée pour un prince et le cabinet qui l’avait proposée. La moindre discussion préalable eût évité l’échec en démasquant l’embûche et ramené, sinon toutes les voix prêtes à se déplacer, du moins plus que le nécessaire pour n’être pas battu. Personne ne parlant, le cabinet craignit de paraître agresseur en rompant le silence. Le piège était bien dressé. Aussi la confusion fut grande après le dépouillement du vote. Ceux qui avaient fait le coup sciemment et par malice souriaient et se frottaient les mains ; les dupes et les crédules, dans la consternation, se frappaient la poitrine et prétendaient offrir au ministère telle revanche éclatante, tel vote qu’il aurait voulu. Duchâtel coupa court à ces promesses équivoques ; il déclara que, fût-il seul à se retirer, il se retirerait. Ses collègues n’étaient pas moins décidés que lui ; ils repoussèrent toute transaction, et la couronne dut chercher des ministres.

C’était encore un assemblage d’élémens plus ou moins divers qu’il s’agissait de combiner, puisque aucune section de la chambre n’était par elle-même assez forte pour composer un ministère et surtout pour le soutenir ; mais les opinions voisines de la gauche allaient fournir cette fois le plus gros contingent. Le mouvement s’accélérait. Dans le cabinet du 12 mai, les parts étaient encore égales, l’opinion conservatrice avait moitié des portefeuilles ; elle n’en eut pas le quart dans la combinaison du 1er mars : — deux ministres sur neuf, pas davantage, — et encore un de ces deux ministres ne cherchait guère à se donner pour un représentant fidèle et obstiné des traditions du centre droit. C’était pourtant de ce côté que les voix, à tout prendre, étaient encore les plus nombreuses, et, pour ne pas tomber absolument à la merci de la gauche, le cabinet avait besoin, surtout à son début, de ne pas les perdre toutes. Il en garda un certain nombre, grâce au duc de Broglie, qui dès l’abord avait encouragé et patronné la présidence de M. Thiers, grâce aussi à M. Guizot, qui, à peine arrivé à Londres comme ambassadeur de la précédente administration et entré en fonctions seulement de la veille, crut devoir ne pas se retirer à la simple lecture d’une liste de noms propres, pour des raisons purement personnelles, et sans attendre, à supposer que sa retraite devînt nécessaire, qu’elle fût justifiée par des actes publics et compris de tous. On lui faisait un tel grief de ses prétendues exigences et de son esprit d’exclusion, qu’il lui était bien difficile d’entrer si brusquement en guerre lorsque le cabinet ne lui demandait, après tout, que de ne pas l’abandonner au seul patronage de la gauche. Duchâtel, au premier moment, avec ce goût des situations nettes qui était le fond de sa nature, eût préféré un retour immédiat. Le changement de politique lui paraissait assez flagrant pour motiver une rupture, et, selon lui, attaquer le mal à sa naissance, c’était l’empêcher de grandir. Il se rendit pourtant aux raisons toutes de circonstance que lui donna M. Guizot, et l’approuva de rester à Londres, mais convaincu que c’était pour peu de temps. Dans sa pensée, dès le début de la session suivante, les événemens auraient fait de tels pas et les situations seraient devenues si claires que la place de M. Guizot ne serait plus qu’à Paris, dans la chambre, à la tête des conservateurs.

Les événemens marchèrent en effet et encore plus promptement qu’on ne l’avait pensé. Le ministère du 1er mars n’ouvrit pas la session nouvelle. Je n’ai pas à raconter ici les causes de sa chute, ni les étranges phases de cette question égyptienne, qui lui devint fatale ; ce n’était d’ailleurs pas lui qui l’avait inventés. Il n’avait fait que suivre, comme ses prédécesseurs, les ministres du 12 mai, un de ces mouvemens d’opinion où les esprits en France se laissent emporter sans trop savoir pourquoi, sauf à n’en reconnaître la vanité et l’imprudence qu’après s’être engagés trop avant. Je ne sais rien aujourd’hui de plus inexplicable que l’espèce d’engouement pour le pacha d’Egypte et pour son fils qui, à cette époque (vers 1839 et 1840), s’empara comme une contagion, non-seulement de tous nos journaux, quelle qu’en fût la couleur, mais de nos politiques les plus sages et les plus avisés. Il me souvient cependant qu’à plus d’une reprise je trouvai Duchâtel en très grand doute sur Méhémet-Ali, sur sa puissance et même aussi sur sa personne, sur cette fermeté, cette opiniâtreté de courage et d’ambition dont tout le monde alors le gratifiait si largement. Sans trop s’en rendre compte, il soupçonnait quelque méprise, trouvant parfois bien téméraire de nous lier ainsi, seuls contre tous, à la fortune de ce vieillard, et d’exiger obstinément pour lui la possession de la Syrie. Que nous importait qu’il l’obtînt, et qu’avion s-nous à y gagner ? Fallait-il, comme à un enfant gâté, tout lui céder pour éviter l’éclat de sa colère ? Était-il donc de taille à mettre l’Europe en feu, à détrôner son suzerain et à précipiter ce partage de l’Orient, dont tout le monde avait si grand’peur ? N’étaient-ce pas au contraire nos complaisances et nos admirations qui encourageaient sa résistance, et n’aurions-nous pas pu le rendre raisonnable en l’appuyant plus froidement? Ces vues si justes, ces lueurs de bon sens passaient alors pour jeux d’esprit, pour paradoxes, et Duchâtel lui-même n’insistait pas, surtout en face du parti-pris, du ton railleur et du mauvais vouloir qui poussaient l’Angleterre à contredire nos sympathies. De part et d’autre, on en était venu à n’écouter que la passion, et, une fois l’orgueil national en jeu, tout changement de front devenait impossible. Il n’y avait plus que l’expérience, l’inexorable voix du fait accompli qui, en nous révélant la faiblesse de notre protégé, devait dissiper nos chimères et peu à peu nous faire rentrer dans des voies plus saines et plus vraies.

Tout compte fait, cette méprise de notre politique, si regrettable et si coûteuse à tant d’égards, ne fut pas sans compensation, puisqu’il en dut sortir une grande mesure de défense nationale, un gage de paix et de force, une garantie de notre honneur, les fortifications de Paris. Pour faire triompher dans les chambres cette patriotique entreprise, les ministres du 1er mars et ceux qui, le 29 octobre, avaient bravement pris le fardeau de leur succession, mirent en commun leurs efforts. On entendit cette fois encore, après les déclamations et les lieux-communs de la gauche, ne rêvant que bastilles et complots contre la liberté, un concert de solides réponses partant comme à l’envi des deux centres de la chambre; on entendit deux voix illustres marier encore leur éloquence et ne lutter que par émulation; pour un instant, on eût pu croire le 11 octobre ressuscité, mais l’illusion ne dura guère. Si les hostilités pendant un certain temps restèrent encore courtoises, c’est que l’état de l’Europe demeurait incertain. Ne fallait-il pas laisser un peu de force au cabinet pour qu’il fît disparaître ce traité qui avait ému la France et cet isolement qui l’inquiétait et l’irritait? On voulait bien le laisser vivre tant que son héritage eût semblé lourd à recueillir. Une fois le concert européen rétabli et l’ordre rentré dans la diplomatie, la guerre ne tarda pas à devenir ardente, et l’alliance avec la gauche de plus en plus étroite et passionnée.

Duchâtel, depuis le 1er mars et surtout depuis la fin de la session, s’était tenu constamment à l’écart. Longtemps éloigné de Paris, il n’y était rentré que vers le 20 octobre, et s’était d’abord abstenu de paraître aux Tuileries pour ne donner au cabinet aucun sujet d’ombrage; mais du jour où l’exécution facile du traité du 15 juillet en Orient et la soumission présumée du pacha eurent brusquement changé la scène politique, et où l’immensité de nos préparatifs militaires, perdant toute raison d’être immédiate, ne fit plus que surexciter, au lieu du sentiment de la défense nationale, les idées, les passions, les violences révolutionnaires, à tel point que 18â0 prenait de plus en plus l’aspect et la mauvaise allure de 1831; du jour où les ministres, devant ce danger nouveau, se sentirent affaiblis et comme désarmés par l’appui que leur prêtait la gauche, situation fausse et intenable qu’un des plus clairvoyans d’entre eux ne cessait de signaler au roi en lui disant : « Renvoyez-nous, sire, nous ne pouvons plus rien, et nous empêchons tout; » de ce jour, les scrupules ne furent plus de saison, et Duchâtel, aussi alerte et diligent qu’il était réservé jusque-là, dut instamment presser M. Guizot de hâter son retour et de venir, de Londres, fonder, d’accord avec lui, avec le maréchal Soult, avec M. Villemain et M. Humann, M. Cunin-Gridaine et M. Martin du Nord, un cabinet dont la tâche peu séduisante était de recommencer, au bout de neuf années, dans des circonstances presque aussi périlleuses, l’œuvre ingrate et impopulaire, bien que vraiment libérale, l’œuvre antirévolutionnaire et antibelliqueuse de Casimir Perier. Entrer dans ce cabinet en de telles conjonctures, sans autre perspective que des succès plus que douteux et des échecs presque certains, c’était un devoir sévère, surtout pour Duchâtel, qui était tenu de reprendre le poste que par dévoûment il avait déjà récemment occupé, — le ministère de l’intérieur. Ce n’était pas le moment de consulter ses goûts, d’obéir à ses aptitudes et de se dérober à la responsabilité politique en s’isolant dans sa spécialité. Plus la tâche était incommode, moins il pouvait s’y soustraire. Lui seul, à certains égards, semblait en position d’en braver les difficultés; sans hésiter, il s’en chargea, et pendant huit années il y donna toute sa vie.

On sait par quelle série de laborieux succès, par quels combats renouvelés sans cesse, et grâce à quels efforts d’éloquence et de courage, de clairvoyante activité, de franche et ferme discussion, ce cabinet parvint non-seulement à dégager la France du mauvais pas où elle était entrée, mais à recouvrer contre tout espoir, en deux ou trois années, presque tout le terrain que la monarchie constitutionnelle et le parti de gouvernement avaient perdu depuis 1835. On est tenté de ne pas s’en souvenir quand on songe à la catastrophe qui était là si voisine et qui allait tout engloutir; le regard s’attache au désastre et glisse sur les conquêtes qui l’avaient précédé. Mais à voir plus froidement les choses, l’omission se répare; on tient plus juste compte et du labeur et de l’œuvre accomplie; les vrais amis du gouvernement libre ne peuvent refuser quelque reconnaissance aux hommes qui osèrent alors tenir tête à l’orage, et qui si promptement triomphèrent et des menaces de la démagogie et du mauvais vouloir européen. Lorsqu’en octobre 1844 le roi Louis-Philippe revenait de Windsor, où il avait rendu cette visite de famille, sorte de gage de réconciliation que la jeune souveraine était venue la première lui porter au château d’Eu, quel chemin n’avions-nous pas fait depuis 1840 ! quel changement et quel contraste ! Sans qu’il en eût coûté le moindre sacrifice, la plus légère atteinte à nos plus ombrageuses exigences, la bonne intelligence de la France et de l’Angleterre, cette condition première du maintien de la paix en Europe, était aussi complètement rétablie que naguère elle semblait compromise, et, d’un autre côté, si les partis à l’intérieur n’avaient pas désarmé, s’ils se tenaient toujours sur le qui vive ! l’immense majorité du pays reprenait confiance, la richesse publique grandissait à vue d’œil, partout d’heureux symptômes succédaient aux sinistres indices qui s’étaient un instant révélés. Ce retour de fortune, ces résultats inattendus, à qui les devait-on ? Avant tout à celui qui était le véritable chef du cabinet, à ce puissant esprit dont la force oratoire tenait parfois du prodige, et qui, à mesure que les questions devenaient plus délicates et paraissaient plus insolubles, trouvait en lui comme un fonds nouveau de talent, de ressources et de supériorité ; mais, sans rien atténuer de l’honneur qui lui revient, on ne peut méconnaître qu’une influence moins éclatante, un autre genre de supériorité s’ajoutant à la sienne, la complétant en quelque sorte, avait aussi sa large part dans le tour favorable qu’avaient pris les affaires en ces premiers momens. Pour rappeler tous les services que le ministre de l’intérieur rendit alors à ses collègues et à sa cause, il faudrait pouvoir dire tout ce que la vigilance d’un esprit toujours en travail, la rectitude d’un bon sens à peu près infaillible, un coup d’œil pénétrant, une imperturbable mémoire, peuvent éviter de fautes, signaler de dangers, émettre d’idées justes, d’informations précises, d’objections salutaires, de précieux avertissemens. Également soigneux des hommes et des choses, il avait fait comme un progrès de plus dans cet art qui lui était naturel et dont déjà nous avons parlé, — l’art de traiter avec les personnes, de ramener les dissidens, de retenir les fidèles, de satisfaire à peu près tout le monde, encore moins par l’à-propos de ses souvenirs et de ses attentions que par la loyauté et la sûreté de son commerce. À la tribune aussi, sa situation depuis 1840 avait pris encore plus d’ampleur. Toujours prêt, toujours clair et précis dans les questions de son propre domaine, son action s’étendait, en quelque sorte malgré lui-même, en dehors de son département. Chaque fois qu’un problème un peu considérable en matière de finances, de commerce ou de travaux publics partageait les esprits, le vœu de la chambre l’appelait à la tribune, et le forçait à donner son avis. C’est ainsi qu’il avait, à vrai dire, conduit et gouverné le débat dans cette discussion mémorable qui, en 1842, décida de l’avenir des chemins de fer en France. Le parti qu’il fit prévaloir contre un éloquent adversaire et contre les efforts de toute l’opposition devait bientôt, en moins de dix années, recevoir une sanction nouvelle, encore plus décisive qu’un vote parlementaire, la sanction de l’expérience. C’était au nom du véritable état de nos finances et du grand avenir réservé, selon lui, à cette viabilité nouvelle, qu’il s’était refusé à n’en laisser tenter qu’un essai timide et partiel, sur un seul point du territoire, contrairement aux règles de justice distributive qu’une équitable administration ne doit jamais enfreindre. Le réseau complet et simultané qu’il fit adopter par la chambre, aussitôt entrepris, conduit avec autant d’activité que de persévérance, sans qu’il en résultât le moindre trouble financier, touchait presque à son terme en 1848, et si le bienfait de cette vaste entreprise ne put éclore en son entier sous les auspices du pouvoir qui l’avait préparée, si l’empire s’en attribua l’honneur, et fit croire à un pays fasciné et crédule que ces gigantesques travaux venaient de naître au premier coup de sa baguette pour son joyeux avènement, l’histoire est là qui fait justice de cette usurpation et rend à chacun sa part, en rappelant que l’œuvre était aux trois quarts faite, et justifiait déjà les calculs et les pronostics de ceux qui sans charlatanisme l’avaient conçue, défendue et fait exécuter.

Cette précoce confiance en l’avenir des chemins de fer n’était pas un médiocre exemple de justesse d’esprit. Il s’en fallait qu’en ce temps-là tout le monde eût si bien deviné; même parmi les gens qui passaient pour les plus habiles, la nouvelle invention n’était guère en faveur. On s’effrayait de la dépense, on se défiait des produits, on tenait pour chimériques toutes lignes d’un long parcours, on niait que les marchandises pussent jamais en profiter; le scepticisme allait jusqu’à douter de la vitesse; on prétendait que la vapeur, même pour les voyageurs, n’aurait pas sur les chevaux de poste un avantage assez marqué pour qu’il fût raisonnable de l’acheter si cher; on ne voyait dans cette découverte qu’un instrument commode de promenade aux environs des grandes villes. Ces jugemens superficiels, à peine croyables aujourd’hui, n’avaient jamais ébranlé Duchâtel ni modifié ses prophéties. Depuis qu’en 1836 il avait vu en Angleterre les premières voies ferrées, son opinion s’était faite sur ce genre de locomotion; il en avait compris la portée, la puissance, les ressources même les plus cachées, et notamment cette loi de progression presque géométrique dans le mouvement des populations et des affaires qui forcément se traduit au bout d’un certain temps en accroissement de trafic. Aussi depuis cette époque, sans jamais varier un seul jour, il fut le propagateur le plus actif et le plus convaincu de ces fécondes entreprises, sachant bien qu’il en devait sortir, outre une immense révolution économique, toute une transformation pour ainsi dire de la société européenne.

Il avait à la fois le goût du neuf et le besoin du raisonnable. S’il accueillait avec empressement toute innovation applicable et pratique, que, il traitait sans pitié les idées vagues et pompeuses, les projets vides et sonores. Également exempt de routine et d’utopie, il ne cessa d’introduire dans les services dont il avait la surveillance et la tutelle, les prisons, les hospices, les établissemens de bienfaisance, je ne sais combien d’heureuses nouveautés écloses sous son patronage et bientôt reconnues nécessaires; mais ce qu’il tenait à bon droit pour sa meilleure fortune en ce genre, c’était d’avoir pendant son ministère assisté et présidé aux premières tentatives de ces deux découvertes les plus extraordinaires et les plus populaires qui depuis l’invention de la machine à vapeur aient étonné et illustré ce siècle, l’application de l’électricité à la transmission de la parole, l’emploi de la lumière à la reproduction des objets, la télégraphie électrique et le daguerréotype. Ce fut grâce à son intervention, à son intelligent concours, grâce aux essais qu’il prit sur lui d’autoriser, aux subsides et aux récompenses qu’il sut obtenir des chambres, que ces deux merveilleux procédés passèrent si rapidement du cerveau de leurs inventeurs en la possession du public, qui bientôt à son tour devait en obtenir de si ingénieux perfectionnemens.

On le voit donc, sous tous les aspects, il n’avait qu’à se féliciter de la périlleuse campagne commencée le 29 octobre 1840. Elle avait dépassé tout espoir; personnellement il y avait gagné; sa cause, ses idées, son parti, en avaient reçu comme une vie nouvelle; les adhésions les plus encourageantes se succédaient de tous côtés ; il avait vu avec bonheur un de ses meilleurs amis, M. Dumon, entrer dans le cabinet, et lui apporter un concours aussi éloquent que dévoué; pourquoi dès lors, au fond de l’âme et sans jamais en laisser rien paraître dans ses actes ni dans ses paroles, était-il malgré lui, même après les journées les plus décisives et les succès les plus incontestables, inquiet, soucieux et plein d’incertitude sur l’issue dernière de tant d’efforts? Cette disposition, qui ne fit que s’accroître à mesure que les années se succédèrent et que la lutte se prolongea, je la vis poindre chez lui, dans notre intimité, dès 1844, justement à l’époque où le roi revenait d’Angleterre et où par conséquent la fortune du cabinet semblait à son apogée ; mais c’était cette fortune même qui causait son principal souci. Ce succès persistant, résistant à toutes les attaques, s’éternisant depuis quatre ans, lui semblait gros d’orages. « Remarquez-bien, me disait-il, que, si chaque fois qu’on nous livre bataille, nous la gagnons, le lendemain c’est à recommencer. Tantôt l’un, tantôt l’autre attache le grelot; mais, pour le détacher, c’est toujours notre tour. Ils ont des relais, nous n’en avons pas. Je reconnais que la fortune nous a presque gâtés depuis quatre ans, à la condition toutefois de ne jamais nous délivrer d’une difficulté sans nous en mettre une autre aussitôt sur les bras; après la question d’Orient, la question du droit de visite; après le recensement de M. Humann, la proposition de M. Ganneron. C’est un métier de Sisyphe que nous faisons là. La vie publique n’est pas autre chose, je le sais ; seulement il y faut du repos. Plus nous durons, plus la corde se tend. Nos amis ne sont plus ce qu’ils étaient il y a trois ans. Ils ont perdu ces craintes salutaires, ces souvenirs de 1840 qui les rendaient vigilans et dociles. Sans un peu de crainte, point de sagesse. Ils se passent leurs fantaisies, se donnent à nos dépens des airs d’indépendance, convaincus, quoi qu’ils fassent, que nous devons durer toujours : il n’y a pas jusqu’au roi qui ne commence à nous croire éternels et à trouver tout possible ; mais ce que les amis perdent en discipline, les adversaires le gagnent en hostilité. Plus nous durons, plus ils s’irritent, ceux-là surtout qui, avant le 1er mars, étaient nos meilleurs amis. Ils nous avaient prédit que nous en avions à peine pour six mois ; je comprends leur mécompte, et qui sait où il les peut conduire ! Déjà les voilà lancés hors des voies modérées et prudentes qu’ils s’étaient certainement tracées ; ils n’en resteront pas là, si nous-mêmes nous restons où nous sommes. Ils embrigaderont toutes les oppositions, même les plus radicales, lesquelles pour un moment cacheront leurs desseins et se laisseront conduire à cet assaut soi-disant monarchique. C’est là le vrai danger. Les révolutionnaires à visage découvert n’ont jamais fait de révolution ; c’est quand ils sont masqués et semblent obéir à ceux qui ne prétendent infliger au pouvoir qu’une simple leçon, c’est alors qu’il en faut tout craindre. Cette royauté de juillet ne peut vivre et se fonder qu’en s’appuyant sur les deux centres ; dès qu’un des deux s’isole, et par entraînement, à son insu, sert d’avant-garde à la révolution, comment ne pas prévoir de sérieux malheurs ! »

Notez bien qu’en parlant ainsi il ne lui venait à la pensée rien qui ressemblât le moins du monde au 24 février. Aucun esprit tant soit peu sain ne pouvait alors concevoir un rêve aussi fantastique, pas plus dans les rangs de la gauche et de l’opposition, même la plus radicale, que sur les bancs de la majorité. Ce qu’il entendait par « de sérieux malheurs, » c’était un de ces échecs parlementaires qui auraient forcément entraîné, outre la chute du cabinet, la désorganisation systématique du parti de gouvernement, bouleversé l’administration, déplacé toutes les influences et lancé le pays dans une de ces crises où les trônes sont si vite menacés et si vainement défendus. Cette perspective suffisait pour qu’il lui prît un sérieux désir de couper court au mal en abrégeant les jours du cabinet. « Dès la session suivante, ne pouvait-on saisir la première occasion d’un vote un peu douteux et s’en faire honorablement une porte de sortie ? Il fallait en finir, interrompre une lutte irritante qui lassait le pays, se donner à soi-même un repos bien gagné, amasser des forces nouvelles, détendre, rajeunir, renouveler la situation. » Ce qu’il se disait là, le duc de Broglie, vers cette même époque et presque dans les mêmes termes, avec la conviction et la sollicitude d’un véritable ami, l’écrivait à M. Guizot[1]. Rien n’était plus sensé, plus désirable en théorie que cette abdication volontaire ; rien par malheur non plus, rien en pratique n’était plus impossible. Étions-nous donc en Angleterre pour nous permettre impunément ce genre d’évolution? Existait-il chez nous deux grands partis vivant chacun de sa vie propre, capables de constance, d’abnégation, de sacrifices, divisés seulement d’opinion, unis de respect et d’attachement aux institutions du pays, résolus l’un et l’autre à les maintenir et à les défendre, deux partis à qui la couronne pouvait, à tour de rôle, confier les affaires sans courir la moindre aventure? Chez nous, si le cabinet, même à bonne intention, eût déserté son poste, qu’aurait pu faire le roi? Appeler le centre gauche; il y était bien forcé, toute nuance intermédiaire, toute combinaison moins tranchée faisant absolument défaut, ou ne pouvant fournir que d’insuffisantes doublures. Or, depuis quatre années, le centre gauche s’était lié de si près à la gauche, qu’appeler l’un c’était se donner à l’autre, et le roi, qui par expérience savait l’impuissance absolue de la gauche en face de la moindre émotion populaire, n’avait, on le comprend, aucune envie de se livrer à elle. Fallait-il donc, dans l’intérêt de sept ou huit personnes, pour user moins leurs forces et ménager leur avenir, dans l’intérêt aussi d’une tactique plus ou moins judicieuse, d’un calcul au moins problématique, réduire sans nécessité et de gaîté de cœur la couronne à cette extrémité? Et la cause conservatrice, et tous ces députés qui portaient son drapeau, avait-on le droit de les abandonner ainsi, de leur enlever leurs chefs, leurs défenseurs et la possession du pouvoir, sans qu’ils eussent rien fait pour les perdre, sinon peut-être une faute légère, une méprise pardonnable? Pour la majorité de la chambre aussi bien que pour la couronne, que le cabinet se retirât ou qu’il fût renversé, qu’au lieu d’une déroute ce fût une retraite, le résultat n’était pas moins le même. Traitée, dans les deux cas, comme une armée vaincue, ne serait-elle pas licenciée, hors de service, en proie aux représailles, aux rancunes, aux réactions locales et subalternes? Ce parti modéré, politique et vraiment libéral, ce parti de résistance et de légalité fondé par Casimir Perier, et depuis quatorze ans maintenu à si grand’peine, une fois dissous et dispersé, qui serait jamais de taille à le reconstituer? Et sans lui, sans ce frein, sans cette sauvegarde, à quelle politique ne tomberait-on pas? C’était donc jouer à croix ou pile les destinées du pays que de quitter son poste, sans compter que le grief éternel des ennemis de nos institutions était le changement trop fréquent des personnes, l’instabilité du pouvoir. Lors donc qu’un ministère avait l’insigne chance d’avoir duré déjà plus que tout autre et de pouvoir durer encore, était-ce à lui de faire comme à plaisir de l’instabilité factice ? En tout cas, l’honneur lui commandait d’ajourner toute idée de retraite jusqu’à l’issue des élections, qui commençaient à devenir prochaines, la chambre ayant fourni déjà près de moitié de sa carrière. Si l’épreuve était favorable, le cabinet en recevrait comme un nouveau baptême ; si le scrutin lui était contraire, ou seulement s’il était douteux, sa retraite était de droit, il n’avait plus ni scrupules à se faire, ni reproches à redouter.

Comme c’était sur le ministre de l’intérieur que le fardeau de ces élections devait principalement peser, Duchâtel était tenu, plus encore peut-être que ses collègues, à ne pas s’y soustraire. L’instinct chez lui persistait à souhaiter une retraite anticipée, et maintes fois, en tête-à-tête, sa verve à ce sujet devenait intarissable ; mais le côté pratique de la question, l’impossibilité de laisser à l’abandon et ses amis et la couronne, puis surtout cette nécessité de ne pas déserter la lutte qui allait s’ouvrir, le ramenaient bien vite et sans hésitation à continuer sa lourde tâche. C’était la seconde fois, depuis l’origine du cabinet, qu’il présidait à un renouvellement de la chambre. Dans la première épreuve, en 1842, une approbation non douteuse de la politique du 29 octobre était sortie de l’urne ; mais le jour même où ce résultat à peine proclamé semblait donner aux partisans de la royauté nouvelle un gage d’affermissement, la déplorable mort de M. le duc d’Orléans était venue tout détruire et tout mettre en question. Si nombreuse et si riche en dons de toute sorte que fût la royale famille, celui que la mort venait de frapper était le seul qui par son âge, ses qualités, par ses défauts même, pouvait avoir l’heureuse chance d’affermir et de perpétuer l’œuvre de 1830. Cette mort étendait encore comme un voile lugubre sur l’avenir, bouleversait toutes les prévisions, desséchait toutes les espérances, lorsqu’au bout de quatre ans, en 1846, la chambre née sous ces tristes auspices, touchant presqu’à son terme, dut être renouvelée. Sans avoir eu jamais de sérieux désaccords avec le cabinet, elle l’avait quelquefois mollement soutenu. Le travail souterrain que tant d’oppositions combinées ne cessaient d’exercer sur elle l’avait rendue presque hésitante. C’était au corps électoral de dissiper l’incertitude. Qu’allait-il faire ? confirmer ou proscrire cette politique déjà vieille de six années, longévité non moins rare qu’importune à bien des gens ? Les adversaires du cabinet, surtout le centre gauche, n’admettaient pas le doute. Je n’ai jamais vu si complète assurance, et quand on se rappelle le degré de crédulité que rencontraient alors dans l’opinion surexcitée les contes les plus absurdes, et comment, par exemple, à propos d’un docteur Pritchard, on avait allumé la plus factice des colères et l’émotion la plus dénuée même de l’ombre d’un prétexte, il n’est pas très extraordinaire que l’opposition eût la foi si robuste en la bonne volonté du scrutin. Quant au cabinet, bien qu’il eût fait, cent fois pour une, justice de ces pauvretés, il savait trop quelle trace la moindre calomnie laisse toujours après elle pour se promettre un succès triomphant. Il se fût contenté, tout imparfaite qu’elle était, qu’on lui rendît la même chambre réélue pour cinq ans : avec elle, il était presque sûr que certaines barrières ne seraient pas franchies. Jusqu’au dernier moment, les conjectures les plus diverses furent également plausibles. Je dois dire toutefois que, surtout vers les derniers jours, le ministre de l’intérieur, dont rarement en ces matières le tact était en défaut, avait la ferme confiance que le cabinet l’emporterait. La victoire dépassa son attente : elle fut complète. En tenant compte de part et d’autre des pertes et des gains, l’opinion conservatrice, déjà en majorité dans la chambre précédente, comptait dans celle-ci de vingt-cinq à trente voix de plus.

On aurait cru qu’après cet arrêt tout allait marcher sur roulettes. Eh bien! non : cette fois encore il était dit que le succès serait pour le cabinet comme un présent fatal, et ne ferait qu’ajouter à ses périls et à ses embarras. Un résultat moins clair, un reste d’incertitude, en laissant à ses adversaires une ombre d’espérance, eût tempéré chez eux l’étonnement et le dépit : ils seraient restés plus sages, ou la violence de leurs efforts se serait concentrée dans l’enceinte du parlement sans se transporter dans la rue. Il me souvient qu’un de nos anciens amis avec lequel je me plaisais encore, malgré nos dissidences, à échanger parfois quelques paroles, un de ceux qui vers la fin de la session, avec la plus sincère et la plus imperturbable assurance, m’avait, en nous séparant, prédit tous les triomphes de l’opposition sur le terrain électoral, la première fois que nous nous rencontrâmes dans la chambre nouvelle, me dit avec un accent étrange : « Vous êtes les plus forts, c’est évident ; votre compte est exact, je l’ai vérifié. Ici plus rien à faire, plus rien à dire pour nous: nos paroles seraient perdues. Nous allons ouvrir les fenêtres. »

Ce ne fut que trop vrai : à partir de ce temps, l’opposition changea subitement de mot d’ordre et de plan de campagne. Avant les élections, sa confiance était telle, elle se croyait si sûre de la victoire, que ces mots : réforme électorale, réforme parlementaire, avaient presque perdu pour elle tout à-propos. A quoi bon changer l’instrument dont on attend un bon service? Par habitude, de loin en loin, quelques comparses se complaisaient encore à réclamer et l’extension des incompatibilités et l’adjonction aux listes électorales des secondes listes du jury; mais les habiles n’insistaient pas. Le cabinet du 1er mars, lorsqu’il avait eu besoin d’un certain appoint dans le centre, avait si hautement nié toute opportunité de ce genre de réforme, qu’il devenait difficile d’en professer si vite l’urgence et la nécessité; puis ce corps électoral qu’on croyait tenir dans la main et qui allait tout à l’heure prononcer sa sentence, ne le blesserait-on pas en parlant de le réformer? Aussi n’en fut-il plus question, ou peu s’en faut, dans les dernières sessions de la législature, justement celles où, à supposer que ce genre de réforme eût sérieusement excité l’attente du public, c’eût été pour l’opposition un devoir de le demander sans retard et à grands cris, puisqu’il n’y a que les assemblées dont les pouvoirs expirent qui soient aptes à rendre des lois électorales, tout vote de ce genre, pour celles qui ne font que de naître, équivalant à un suicide, à la nécessité d’une réélection. C’était donc avant le scrutin qu’il fallait prêcher la réforme, si la réforme était vraiment ce qu’on voulait : loin de là, on la laissa dormir jusqu’à la veille, jusqu’au jour même, jusqu’au dépouillement des votes; mais le lendemain, après la bataille, quand chacun eut compté ses morts et fait son dénombrement, il fallut voir comme on traita ce corps électoral naguère si ménagé ! Il déjouait tous les pronostics, donc il ne pouvait être que fraude et corruption. L’opposition n’admettait pas qu’elle pût être battue tout simplement parce que la masse du pays, inoffensive et un peu timorée, la trouvait excessive et passionnée dans ses attaques. Comme ces chevaliers des anciens temps qui ne se croyaient jamais vaincus que par des maléfices et des enchantemens, l’opposition ne s’expliquait sa défaite que par l’emploi de moyens illicites. Elle commença donc par déclarer que ces élections de 1846 étaient nécessairement entachées de mensonge. Quand le débat s’ouvrit, quand il fallut en venir aux preuves, elle eut beau recueillir, grossir et envenimer tous les petits faits plus ou moins regrettables qui avaient pu, dans quelques localités, donner une assez pauvre idée et de l’intelligence des agens de l’administration et de l’indépendance de quelques électeurs, comme il fut démontré d’une façon tout aussi claire que dans maint autre lieu, en fait de séduction, de pression et d’intimidation, il s’en fallait que l’opposition fût restée en arrière, et que de part et d’autre, sans avoir après tout rien de bien grave à s’imputer, on pouvait au moins compenser les reproches, ce côté de l’accusation ne tarda pas à s’évanouir.

Et en effet, je tiens à le dire en passant, ces élections de 1846, malgré l’extrême ardeur de la lutte, étaient restées franches et libres; elles exprimaient fidèlement la pensée du corps électoral. Ce n’est pas parce qu’en ce genre il s’est produit plus tard, sous un autre régime, de vraies énormités, qu’ici, par comparaison, tout me semble irréprochable; non, ces élections de 1846, comme celles de 1842, je les ai vues de près, j’en puis parler en conscience ; je sais quelle scrupuleuse observation de la loi, quel respect des droits de tous y présidèrent du côté du pouvoir, et je tiens, pour ma part, qu’on n’en trouverait guère d’aussi sincères, d’aussi vraiment exemptes de sérieux abus, soit chez nous depuis 1814, soit même dans les pays les plus libres du monde, l’Angleterre par exemple ou les États-Unis, Si la cause conservatrice venait de remporter un notable avantage, elle le devait d’abord, sans autre sortilège, au surcroît de vigilance, de discipline et d’énergie dont un bon nombre de conservateurs, contrairement à leurs habitudes, avaient fait preuve cette fois; elle le devait surtout au concours éclairé, à l’impulsion intelligente de celui qui par ses fonctions, non moins que par sa foi politique, avait l’incontestable droit d’intervenir dans la lutte, non pour donner l’attache cyniquement officielle à certaines candidatures, mais pour concentrer les efforts du parti de gouvernement et soutenir, dans la mesure discrète d’une juste sympathie et d’une loyauté scrupuleuse, les candidats qui professaient les mêmes principes que lui. Il n’y épargna point sa peine. Je puis dire que pendant trois mois il ne cessa de suivre du regard, d’aider, de stimuler, de réveiller, parfois aussi de tempérer plus de quatre cents candidats dont il savait par cœur, grâce aux ressources de sa mémoire, toutes les situations personnelles, et que sans cesse, avec un à-propos qui les frappait d’étonnement, il éclairait sur leurs oublis, leurs négligences, leurs imprudences, en un mot sur toutes les fautes qui compromettaient leur succès. Ce n’était pas seulement le sentiment du devoir, c’était un certain plaisir de déjouer les trames de tant d’habiles adversaires de toute provenance et de toute couleur, qui lui donnait cette sorte de fièvre de surveillance et d’exhortation. Si le succès le dédommagea de ce luxe de fatigues, sa santé par malheur en souffrit quelque atteinte; mais il avait la conscience d’avoir rendu à sa cause le plus grand des services, de lui avoir donné un gage d’avenir et de sécurité, et peut-être à lui-même une chance de repos.

Cependant, lorsque après la vérification des pouvoirs il fut bien démontré qu’il n’y avait pour l’opposition aucun moyen d’infirmer les résultats de sa défaite, et que cette chambre était bien le produit légitime de la majorité des électeurs, ce fut contre le corps électoral lui-même que les batteries se dressèrent aussitôt. Ces mots : réforme parlementaire, réforme électorale, reprirent tout à coup faveur. Il fallait à tout prix modifier l’instrument dont on avait tant à se plaindre; mais comment réussir? Les voix les plus habiles eurent beau rajeunir, en les prenant cette fois à leur compte, les deux propositions de réforme, ce n’était là dans cette chambre, devant cette majorité compacte, que de simples passes d’armes nécessairement sans résultat. Il n’y avait à tenter qu’un moyen, mais un moyen extrême, intimider la couronne et la chambre elle-même par la pression du dehors, parler les fenêtres ouvertes, comme on me l’avait prédit, en appeler de la discussion légale à l’agitation populaire. Pour ce genre de besogne, les esprits modérés n’étaient guère suffisans ; il y fallait de vrais agitateurs, et il s’en présenta plus qu’on n’en eût voulu. Comment les écarter? comment s’en séparer? Qu’auraient fait sans les radicaux tous les opposans monarchiques? L’alliance était nécessaire, elle s’opéra fatalement, presque à l’insu des uns comme des autres; mais dès la première heure on put en pressentir les inévitables dangers. A mesure que les banquets, où cette agitation prit naissance, se succédaient de ville en ville, ils devenaient de plus en plus violens et menaçans. On n’y proscrivait plus seulement les toasts monarchiques, les toasts libéraux avaient le même sort; la pureté, la sincérité des institutions de 1830 étaient honnies et conspuées à l’égal de la santé du roi; puis vinrent les utopies républicaines, les glorifications serviles de la montagne, l’exaltation des insurgés d’avril, le culte béat des noms révolutionnaires les plus odieux et les plus sanglans. Le pays stupéfait prit l’alarme, et parmi les opposans monarchiques il y en eut, et des plus illustres, qui témoignèrent quelque dégoût et firent quelques pas en arrière. Sans avoir vu l’abîme dans toute sa profondeur, sans aller jusqu’au blâme public et jusqu’au désaveu qui peut-être aurait tout sauvé, ils prirent au moins assez de soin de leur honneur pour rester à l’écart et n’associer leur nom à aucun acte de violence ; d’autres persévérèrent, ne virent pas ou ne voulurent pas voir, trouvèrent des excuses à tout, et s’engagèrent enfin à figurer de leur personne au banquet solennel qui devait clore la campagne, le banquet de Paris.

La crise grandissait : elle aurait avorté, le pays s’en serait à peine ému, et ces folies démagogiques n’auraient pas même osé se produire sans un concours de circonstances qu’il est permis d’appeler fatales, tant elles semblaient se succéder et se combiner comme à dessein pour jeter dans l’esprit des masses et même à tous les rangs de la société le trouble et le découragement. C’était d’abord la suite inévitable d’une insuffisante récolte qui, vers la fin de 1847, se faisait encore sentir. Les souffrances avaient été vives, les désordres assez fréquens, la répression sévère : il en restait dans les populations un fonds d’inquiétude et de ressentiment, un penchant à la désaffection qui préparait la tâche aux fauteurs de révolte; puis, par une coïncidence tout au moins malheureuse, à ce même moment on venait de voir coup sur coup, dans les hautes régions de la société, éclater des scandales de bas étage, des exemples d’immoralité comme il en apparaît isolément à toutes les époques et sous tous les gouvernemens, mais qui, groupés en quelque sorte et servant de cortège à un crime éclatant, au plus odieux assassinat, frappaient les imaginations de je ne sais quelles lueurs sinistres dont un art infernal doublait encore l’éclat. Le pouvoir avait beau livrer à la justice les coupables, quels qu’ils fussent, et, par la rigueur inflexible de poursuites criminelles, démontrer son intégrité et la fausseté des calomnies inventées contre lui, le public n’en conservait pas moins une impression mensongère et malsaine, voisine de l’hostilité, tout au moins de l’indifférence, et que rien ne pouvait effacer.

Pendant que ces plaies morales troublaient et agitaient la France, l’Europe, on s’en souvient, n’offrait pas un spectacle plus rassurant. Partout la révolution levait la tête et se mettait à l’œuvre ; un vent contagieux soufflait avec violence et commençait à ébranler les trônes; mais ce qu’il y avait pour nous de plus grave dans ce triste état de l’Europe, c’était que la puissance qui la première et dès le premier jour avait reconnu notre gouvernement et accueilli nos institutions naissantes, qui, depuis dix-sept ans notre alliée fidèle, avait encore tout récemment, par d’opportunes concessions, mis fin aux questions irritantes dont les ennemis de notre royauté comptaient tirer si grand profit, que l’Angleterre en un mot fût devenue tout à coup, dans ses rapports avec la France, froide, ombrageuse et presque hostile. L’avènement à Londres d’un nouveau ministère ou plutôt d’un ministre avait fait tout le mal; il faut bien dire aussi qu’une des questions qui, entre les deux pays, risquaient le plus de réveiller les querelles séculaires, venait de recevoir une solution si soudaine et tellement française que l’amour-propre britannique ne pouvait guère manquer de s’en montrer froissé. Aussi ces mariages espagnols, qui chez nous rencontrèrent d’abord, de la part du plus grand nombre, un accueil favorable, justement parce qu’on les savait peu agréables à l’Angleterre, et qui à ce titre avaient valu pour un instant à ceux qui les avaient conclus presque un retour de faveur populaire, bien des gens ne les avaient vus qu’avec un certain regret et n’en avaient tiré, même au premier instant, que de fâcheux augures. Pourquoi ne pas le dire? de ce nombre était celui dont nous parlons ici. Rarement je l’avais vu plus soucieux et plus sombre que le jour où il avait appris que la parole de la France venait d’être subitement engagée. « C’est jouer, disait-il, gros jeu pour peu de chose ; c’est risquer de perdre une amitié puissante pour s’assurer une alliance vermoulue, sacrifier à des satisfactions de famille et à un éclat apparent les sérieux intérêts du pays, en d’autres termes, subordonner la grande politique à la petite. » Aussi se plaignait-il que le caractère de la négociation n’eût pas permis d’en parler au conseil et qu’un tel acte se fût conclu sans qu’il eût pu, au moins en particulier, en discuter le mérite et en signaler le danger. « Se brouiller avec l’Angleterre, à moins que l’honneur de la France ne le commande impérieusement, jamais, ajoutait-il, il n’y faut consentir, et aujourd’hui moins que jamais. N’avons-nous pas assez de nos révolutionnaires sans nous mettre encore sur les bras tous ceux qu’elle peut lancer de toutes les parties du monde? Plus les temps deviennent difficiles, moins il faut s’isoler et perdre ses points d’appui. »

Il était trop certain et de J’amitié de M. Guizot et de la confiance du roi pour supposer que de leur part l’ignorance où on l’avait laissé pût être volontaire : il croyait donc, et, j’ose dire, il avait la preuve, que tout s’expliquait par un malentendu; mais, à ne voir que le fond des choses, ce changement considérable dans notre politique extérieure, changement dont les fâcheuses conséquences lui apparaissaient si clairement, pouvait-il l’accepter, en devenir responsable, sans y avoir participé? En d’autres termes, devait-il continuer à siéger dans le cabinet? Il n’eut d’abord aucune hésitation, et bien peu s’en fallut que sa démission ne fût remise au roi. N’était-ce pas la porte qu’il cherchait, l’occasion qu’il avait appelée? Il venait d’accomplir sa grande tâche électorale, il en était sorti à son honneur; n’était-ce pas le moment de recouvrer sa liberté? L’obligation de soigner sa santé, une fièvre tenace et sans cesse renaissante, lui en faisaient presque une nécessité. Cependant lorsqu’il vit, au plus léger soupçon d’un désaccord possible entre le cabinet et lui, combien certains visages devenaient radieux, combien d’officieux se pressaient d’applaudir aux intentions qu’on lui prêtait et quelles espérances les adversaires avaient peine à cacher, il se donna le temps de réfléchir. De vrais amis, loin de le modérer, l’excitaient plutôt, eux aussi, à suivre son penchant, et, par exemple, un homme de grande expérience, qu’il écoutait et consultait avec autant de déférence que de plaisir, tant cet esprit lucide semblait-en vieillissant prendre de jour en jour plus d’étendue, de charme et de bienveillance, le chancelier, M. Pasquier, insistait plus vivement que personne pour qu’il sortit du cabinet; mais ce conseil, l’eût-il donné, si judicieux qu’il pût être, sans je ne sais quel fonds de vieille hostilité qu’à son insu depuis la restauration il nourrissait contre M. Guizot? Duchâtel en douta, et, malgré lui, n’attacha pas la même autorité que de coutume aux paroles du chancelier; puis il se demanda si le vrai motif de sa retraite serait suffisamment compris, s’il ne passerait pas pour avoir écouté une susceptibilité mesquine, et laissé là bien promptement ses collègues et sa cause pour une question personnelle. Quelle serait d’ailleurs sa situation, soit que la chute du cabinet suivît de près sa retraite, soit qu’au contraire elle fût différée? Ne serait-il point, dans les deux cas, comme entraîné fatalement hors de sa voie? Si opposé qu’il fût au traité qu’on venait de conclure, s’en faire un moyen de retraite n’était-ce pas, lui aussi, sacrifier les grands motifs aux petits? Il se résigna donc et réprima son déplaisir, sans le laisser paraître ni au roi ni à ses collègues ; mais, à vrai dire, rien ne lui avait tant coûté. Bientôt les circonstances prirent une gravité telle qu’une autre occasion se fût-elle présentée de déposer son fardeau, il n’aurait pu songer à la saisir; sans compter qu’à ce même moment, sur la demande et par la retraite volontaire du maréchal Soult, la présidence du conseil passait aux mains de M. Guizot, et que pour rien au monde son collègue n’eût voulu par sa propre retraite se donner l’apparence de ne pas consentir de grand cœur à cette juste reconnaissance d’un fait déjà vieux de sept ans.

Que de fois, depuis cette époque, me suis-je demandé si d’autres sentimens moins scrupuleux, moins délicats, une moins noble nature, plus touchée de ses griefs et de son intérêt, se donnant la satisfaction de disloquer le ministère, n’aurait pas rendu par là même un immense service au pays! Quand les choses ont tourné de la pire façon, on s’imagine malgré soi qu’à suivre n’importe quel autre cours, elles auraient moins mal abouti; mais le plus souvent on se trompe à raisonner ainsi. Pour peu qu’on regarde au fond la catastrophe de février, on reconnaît bien vite que la durée plus ou moins prolongée du cabinet, la concession plus ou moins tardive d’une extension de droits électoraux n’y joue que le plus faible rôle. Ce n’est pas par là que l’édifice a croulé. Pour que la royauté de 1830 restât debout et traversât cette crise des banquets comme elle en avait franchi tant d’autres non moins redoutables au début, il eût suffi que, sous le poids de l’âge, le roi n’eût rien perdu de cette vigueur morale, de ce sang-froid devant le danger dont il avait fait preuve en tant d’occasions ; tout au moins aurait-il fallu que son héritier fût d’âge à payer de sa personne, qu’aucun membre de sa famille ne pût sembler autorisé à négocier avec l’opposition, et que les faiblesses et les hésitations de la couronne ne fussent pas révélées de si près à ceux qui travaillaient à la détruire. Comme aucune de ces conditions, par malheur, ne se trouvait réalisée en l’année 1847, il n’y a pas lieu de regretter que, par la retraite accidentelle d’un de ses membres les plus nécessaires, le cabinet n’eût pas été comme contraint de se dissoudre. Forcée de s’appuyer sur l’opposition, d’entrer par conséquent dans un régime de concessions successives sans chances sérieuses d’un temps d’arrêt énergique et opportun, la royauté n’en eût pas moins subi le même sort, moins brusquement et par degrés, mais voilà tout. Or qu’entre l’abdication morale et la chute, entre le 20 juin et le 10 août, il n’y ait, comme en février, que vingt-quatre heures d’intervalle, ou que quelques mois les séparent, je tiens, pour moi, que c’est même chose. Et que fût-il arrivé, si le naufrage se fût produit sous cette forme plus lente? On en eût accusé celui qui, le premier, eût donné le signal de la faiblesse et de l’abandon. Mieux vaut donc, si profondément triste que soit cette page de notre histoire, ne pas avoir à se méprendre quand on fait à chacun sa part de responsabilité.

Jusqu’au 23 février, vers le milieu du jour, ce n’était qu’une émeute ordinaire ou plutôt une simple émotion, un désordre sans but. Les plus factieux n’avaient encore aucun projet d’attaque à main armée; l’insurrection par elle-même n’était pas en état d’éclater. Le gouvernement au contraire avait ses mesures prises et pouvait au besoin réprimer un mouvement sérieux. Pourvu qu’aux Tuileries on fît bonne contenance et qu’on y laissât voir la ferme résolution de ne point céder à ce tumulte, sauf à donner le lendemain à l’opposition modérée telle satisfaction qu’on eût jugée possible, le succès était assuré. Aussi, rien ne peut rendre l’étonnement qui éclata, avec un mélange de colère chez les uns et chez tous de stupeur, lorsque ce même jour, 23 février, entre deux et trois heures, se répandit cette nouvelle : le roi cède à l’émeute, il congédie son ministère ! On s’attendait à tout, sauf à la défaillance et à l’abandon de ce côté. Les adversaires du cabinet eux-mêmes, les membres les plus vifs du centre gauche, comme frappés d’une lumière subite sur leur situation personnelle, laissaient voir une vraie consternation. Ceux-là seuls semblaient moins étonnés qui, dès la veille, dès le 22 au soir, avaient comme entrevu que, s’il y avait danger, ce n’était pas où l’on devait le craindre, pas au bureau du National. Ce jour-là, vers la fin de la matinée, au moment même où le désordre semblait près de s’éteindre, Duchâtel avait vu la reine, et ce grand cœur, cette âme courageuse, toujours ferme en de telles occasions, lui avait paru comme abattue sous le coup de faux bruits aussi absurdes qu’effrayans semés à plaisir autour d’elle. Bien qu’il comprît que ces machinations, dont il soupçonnait l’origine, n’avaient pas dû s’attaquer seulement à la reine, ce n’en fut pas moins pour lui une pénible surprise, lorsque, le lendemain, entrant vers deux heures chez le roi, qu’il avait déjà vu dans cette même matinée, et quitté plein de confiance et de courage, il le trouva perplexe, agité, laissant clairement entendre que la retraite du ministère le soulagerait d’un grand poids, qu’au dire de bien des gens c’était son seul salut, et semblant consulter du regard son interlocuteur, comme si poser, en un tel jour, une telle question, n’était pas du même coup la résoudre. Il est vrai qu’une heure auparavant une nouvelle, qui par malheur n’était pas fausse cette fois, avait dû brusquement le faire passer de la sécurité aux plus sinistres inquiétudes. On venait d’entendre dans la rue ce cri de vive la réforme ! poussé non par les émeutiers, mais par de soi-disant amis de la monarchie qui avaient endossé, au mépris de toute discipline, leur habit, symbole de l’ordre et du respect des lois, pour obéir, sans s’en douter, aux meneurs de cette république dont ils ne voulaient pas, que bientôt ils allaient maudire, et dont personne alors ne prononçait encore le nom. Si peu nombreux que fussent ces prétoriens d’un nouveau genre, comme eux seuls se mettaient en avant et que l’immense majorité de la milice citoyenne restait, par apathie ou par indifférence, au fond de ses boutiques ou au coin de son feu, on comprend que le roi fut tout à coup frappé d’un péril formidable; mais ce n’était pas le remède, ce n’était pas le moyen de salut, c’était un vrai suicide que de se montrer faible à ce moment suprême, et de supprimer tout gouvernement.

Ceux qui après coup ont prétendu que le cabinet avait perdu la monarchie en acceptant si vite et en divulguant à la chambre les intentions du roi, que son devoir était de les tenir secrètes, de redoubler d’énergie et de sauver la royauté malgré elle, ceux-là font preuve d’une étrange ignorance en matière de gouvernement. L’union patente, incontestable de la couronne et des ministres aurait suffi peut-être, et je le crois pour ma part, à dissiper l’orage sans lutte sérieuse, sans effusion de sang; mais du moment qu’on aurait su (et qui dans tout Paris l’eût ignoré au bout d’une heure?) que cette union n’existait pas, que le ministère était désavoué, qu’il s’imposait à la couronne, quels ordres efficaces aurait-il pu donner? qui aurait obéi? Le devoir était donc de s’incliner promptement devant une faiblesse irréparable, d’en laisser le bénéfice à la couronne, à supposer que les passions populaires voulussent bien lui en savoir gré, et en tout cas d’ouvrir à d’autres par une prompte retraite une chance meilleure de faire un gouvernement.

Quant à ceux qui ont cru que sans de malheureux hasards tout aurait bien tourné, et que la royauté se serait applaudie d’avoir suivi les timides conseils et obéi aux influences obstinées qui en un quart d’heure avaient détruit le cabinet du 29 octobre, c’est un autre genre d’illusion peut-être moins sérieux encore. Que le coup de pistolet du boulevard des Capucines et les cadavres promenés aux flambeaux aient puissamment aidé à l’avènement de la république, personne n’en saurait douter; mais, à défaut de ces hasards plus ou moins volontaires, il s’en fût trouvé d’autres dont les mêmes hommes auraient tiré même profit. Ce qui donne le mot de cette inexplicable journée du 24 février, ce qui devait nécessairement nous faire tomber en république, quelque imprévue qu’elle fût une heure auparavant et sans qu’il fût possible de s’arrêter dans cette chute, c’était que la royauté se fût elle-même dépouillée de tout moyen de résistance. A l’instant même, sa cause fut perdue. Les chefs républicains, jusque-là derrière le rideau, à l’arrière-plan, laissant tout faire et tout conduire, au moins en apparence, par la gauche et par le centre gauche, de peur en se montrant d’épouvanter la bourgeoisie, se démasquèrent aussitôt. Avec un rare instinct de la situation, ils comprirent qu’il y avait interrègne, interruption forcée de tout commandement, que l’occasion était unique, à la seule condition d’aller vite, de ne pas laisser au bon sens public le temps de se réveiller. Ils tentèrent l’aventure, et pendant que leurs associés de la veille s’évertuaient et s’agitaient à composer un ministère, ils firent un formidable effort et jetèrent bas la royauté.

Fut-il jamais plus grand supplice que d’assister à ce désastre les mains liées, sans pouvoir se permettre la moindre tentative, la moindre résolution suprême? Tel fut pourtant pendant vingt-quatre heures le sort de ces ministres condamnés au repos sous peine d’immixtion illicite et relégués à leur poste en simples spectateurs, Duchâtel seul dut sortir un instant de cette inaction forcée. Dans la nuit du 23 au 24, le roi l’envoya chercher. Il n’y avait pas encore de ministère, et le danger devenait pressant; à défaut de gouvernement, il fallait un chef militaire de taille à tenir tête au flot grossissant d’heure en heure. Le maréchal Bugeaud était naturellement désigné. Seulement, pour l’investir immédiatement du commandement supérieur de la garde nationale et de l’armée, il fallait que l’ordonnance portât un contre-seing. Le roi demandait avec instance à Duchâtel d’oublier qu’il n’était plus ministre et de lui prêter sa signature. De tels services ne se refusent pas. Il y eut pourtant des objections, mais non pas de sa part. Un des témoins de cette scène s’efforça de faire ajourner la mesure, et, ne parvenant pas, malgré son ascendant, à persuader le roi, il prit le ministre à part et le supplia de refuser son concours. Cette insistance étonna Duchâtel plus qu’elle ne le toucha. Il retourna vers la table où était déposé le projet d’ordonnance, prit la plume et signa.

C’était le dernier acte de sa vie politique, son dernier tribut à la conservation de ce régime libéral, de ces institutions tutélaires qu’il avait tant aimées et si constamment servies. Au milieu des angoisses de cette journée fatale, une conviction le soutenait, celle d’avoir mis en œuvre pour prévenir la catastrophe, pour signaler le précipice, pour éclairer d’honnêtes aveuglemens et confondre de coupables manœuvres, tout ce qu’il y avait en lui d’activité, de force et de prudence. Si la postérité s’enquiert avec quelque scrupule des mérites de chacun dans ces rudes momens, si elle pèse les raisons données de part et d’autre pour justifier et pour combattre la campagne des banquets, et notamment si son regard pénètre dans la question incidente du droit d’interdiction, la seule qui lut alors sérieusement agitée, je sais d’avance quel jugement elle rendra, et combien s’élèvera de plus en plus dans son estime celui sur qui devait porter le principal fardeau de cette discussion. Qu’on relise d’abord les débats de l’adresse où, par cinq fois occupant la tribune, il repoussa tous les assauts, et ne laissa debout pas un seul argument de ceux qui se révoltaient qu’on les traitât d’aveugles au moment même où ils mettaient le pied dans l’abîme qu’ils ne voyaient pas ; qu’on relise dix jours plus tard, la veille même du 22 février, ces brèves et simples paroles où il indiquait à la chambre l’attitude que le pouvoir comptait prendre dans ce conflit ; jamais il n’avait parlé avec autant d’autorité, de mesure et de clairvoyance. S’il fallait peindre au vrai son talent, son action sur une assemblée, la sûreté, l’aisance, la souplesse de son bon sens, les ressources de son argumentation, toutes les aptitudes de gouvernement qui se révélaient dans sa parole, ce sont ces derniers discours, ces jets de la dernière heure que je voudrais donner à lire. Il est là tout entier. Les discussions d’affaires même les plus brillantes, celles qui lui avaient valu ses succès les plus incontestés, ne l’avaient pas encore mis ainsi dans tout son jour. Et ce n’était pas seulement l’orateur qui à cet instant suprême n’avait pas failli à sa tâche, le politique aussi n’avait rien négligé pour déjouer la fatale influence qui menaçait le pays. Sans irritation ni rancune contre ceux qui dans sa pensée avaient déchaîné l’orage et qu’il tenait pour responsables de tout, lorsqu’il les vit, comme effrayés du chemin qu’ils avaient déjà fait et des périls qu’ils commençaient à entrevoir, proposer une sorte d’accord ou de contrat d’honneur pour terminer sans collision, par les voies judiciaires, la controverse élevée entre l’opposition et le gouvernement sur la question du droit illimité de réunion, loin d’opposer à ces projets les prétendues raideurs et l’humeur irréconciliable qu’on attribuait au ministère, il s’y prêta de bonne grâce, et celui qui écrit ces lignes reçut de lui pouvoir de les adopter en son nom, mission conciliatrice acceptée sans réserve, bien que sans illusion. Personne assurément ne prévoyait alors jusqu’où le mal devait aller, mais il était bien clair que nous stipulions avec des généraux peu maîtres de leur armée, et qu’en dépit de nos promesses et de nos engagemens il ne faudrait. pas moins en venir à la répression. J’ajoute que ces négociations avaient ce côté fâcheux, que, pour rester fidèle aux paroles données, il fallut s’abstenir de toutes précautions qui auraient paru provocatrices, comme, par exemple, l’arrestation préventive de certains chefs républicains, fabricateurs d’émeutes, dont l’absence aurait suffi peut-être à tout paralyser. Eût-il donc mieux valu refuser tout contrat, toute transaction ? Mais que n’eût-on pas dit ! quel concert de malédictions ! quel prétexte d’imprécations et très probablement de violences ! Plus je scrute heure par heure ce qu’en ces tristes jours a fait ou conseillé ce ferme et lucide esprit, plus je comprends qu’aucun regret tardif n’ait jamais, que je sache, troublé ses souvenirs. Tout ce qui pouvait prévenir la lutte et détourner la tempête, il l’avait essayé, et, lorsque l’énergie seule devint possible et nécessaire, ce ne fut ni lui ni ses collègues qui se défendirent d’en user.


III.

Nous entrons dans la dernière phase de cette vie jusque-là si active et si pleine, si riche d’avenir, si bien servie par la fortune. A ne consulter que l’apparence, le bonheur va lui rester fidèle; ce sera toujours, même dans la retraite, la vie d’un heureux de ce monde. Les compensations les plus douces et même aussi les plus brillantes n’y feront pas défaut; mais au fond quel contraste, quel changement, quel vide ! Dans la force de l’âge, en pleine sève, l’esprit encore si jeune et si fécond, sentir en soi ces facultés puissantes, ces trésors d’expérience et de maturité, ce besoin de la vie publique et des grandes affaires, surexcité par l’habitude, par quinze années d’émotions, de préoccupations, de responsabilité, et tout à coup tomber dans le repos forcé, le calme plat, quelle accablante épreuve ! Ajoutez-y l’exil, autre épreuve moins longue, mais en de tels momens plus dure encore peut-être; quel surcroît d’amertumes et d’angoisses au milieu du désastre commun! N’était-ce pas assez d’avoir vu s’écrouler en un jour cette œuvre de trente années de patience et de lutte, ce régime loyalement libéral et franchement conservateur dont vainement on a tenté de dégoûter la France, qu’elle a compris après l’avoir perdu, qu’elle revendique avec ardeur, et qu’en ce moment même elle travaille à reconquérir? N’était-ce pas assez de ce spectacle navrant d’un grand pays tombé sans coup férir aux mains d’aventuriers, de songe-creux, de tribuns utopistes, dont quelques heures auparavant à peine savait-il les noms? Je vois encore, au moment de la chute, la stupeur sur tous les visages; quelques rancunes invétérées ont beau crier victoire, leur joie est sans écho et promptement éteinte; il n’y a d’égal à la consternation des vaincus que l’étonnement, le trouble, l’embarras des vainqueurs. C’est la révolution la plus morne, la moins enthousiaste, la plus désenchantée, même à la première heure, que la France ait encore subie, et depuis 1814, depuis l’invasion du sol de la patrie, je ne crois pas qu’un plus grand nombre de Français ait éprouvé en même temps une anxiété plus douloureuse et un plus grand serrement de cœur; mais nous tous qui souffrions ainsi et qui portions ce deuil, nous n’étions, pour notre propre compte, ni inquiétés ni poursuivis, nous n’avions personnellement à craindre ni procédure ni détention : qu’était-ce donc lorsqu’à tous ces mécomptes, à ces douleurs patriotiques, il fallait joindre l’odieux ennui de veiller à son propre salut, de s’occuper de sa personne, de se sentir proscrit, d’avoir à combiner des moyens d’évasion, et, pour les rendre plus efficaces, de se briser le cœur en s’isolant des siens!

Ce fut déjà pour Duchâtel presque un retour en France lorsqu’au bout de deux jours il retrouva sur le sol d’Angleterre sa femme et ses enfans. Dans ce libre pays, les marques d’intérêt, de sympathie, d’estime, les soins hospitaliers, les ressources d’esprit ne pouvaient lui manquer, pas plus que les sujets d’étude dès que le cœur lui dirait de les mettre à profit; mais aux premiers momens la France seule attirait ses regards comme elle absorbait ses pensées. Il est vrai que la France méritait bien alors qu’on lui prêtât quelque attention. C’était une noble gageure qu’elle avait entreprise : après s’être laissé surprendre, elle tentait de se délivrer. Rien dans l’histoire ne fera plus d’honneur à cette bourgeoisie si mal inspirée, si coupable le 23 février, que son effort, j’ose dire héroïque, pour secouer le joug après l’avoir subi. Je ne parle que de la bourgeoisie, bien qu’une foule d’ouvriers aient eu le courageux bon sens de prendre aussi leur part de cette délivrance; mais ils n’avaient rompu avec leurs frères les turbulens et les agitateurs, ils ne s’étaient armés contre eux qu’à l’exemple de la bourgeoisie et soutenus par elle, car c’est d’elle, après tout, que dépend, quoi qu’on fasse, le sort de notre pays. Elle y sera longtemps encore, je pourrais dire toujours, l’arbitre de nos révolutions. Tant qu’elle tient bon, rien n’est à craindre, mais plus de frein possible dès qu’elle lâche pied.

La victoire fut sanglante; l’ordre une fois rétabli, le péril écarté, que restait-il à faire pour assurer l’avenir, pour réparer l’erreur de février en fondant quelque chose? Notre exilé, qui suivait avec admiration dans ses terribles luttes cette société reprenant possession d’elle-même, ne cessait de s’interroger sur cet obscur problème. Fallait-il essayer d’améliorer la république et d’y accommoder nos mœurs? comment faire? Dans les classes moyennes, personne n’en voulait, hormis quelques sectaires, quelques théoriciens obstinés, et dans les ateliers elle n’avait pour elle que la partie la moins saine et la moins laborieuse de la population. Était-ce donc la monarchie qu’il fallait restaurer? mais laquelle? Celle qui venait de succomber aurait-elle meilleure chance une fois rétablie? pousserait-elle de plus fortes racines ? Pouvait-on se flatter que dans les mêmes conditions, sur le même terrain, toujours entre deux feux, pourchassée par le haut, assaillie par le bas, elle ne risquerait pas d’être encore emportée par un coup imprévu? Quant à celle dont la chute était moins récente et le principe plus ancien, ce principe à lui seul l’avait-il garantie? n’avait-elle pas subi la même catastrophe? Et pour la rétablir dans sa pureté native, dans son isolement, que d’obstacles insurmontables, que d’invincibles préjugés! Si ces deux sortes de monarchies persistaient à ne pas s’entendre et à s’exclure mutuellement, si d’un autre côté personne n’acceptait le terrain neutre de la république, qu’allait-il arriver? Ne fallait-il pas craindre qu’un pouvoir d’un tout autre genre, se donnant à la fois des allures monarchiques et des semblans républicains, populaire et despote, parodiant les anciens césars, ne se glissât dans ce conflit et ne mît à son tour la main sur cette société justement dégoûtée d’anarchie? La crainte en était légitime, puisque le nom de Bonaparte commençait à reprendre faveur, et bien qu’au 10 décembre le nouveau président n’eût reçu qu’un pouvoir temporaire et de courte durée, bien qu’une constitution parût lui lier les mains, ce n’était ni s’alarmer trop tôt ni forger des chimères que de s’attendre à quelque usurpation et de prévoir qu’un régime de compression et de bon plaisir pourrait peser sur le pays.

Même avant qu’un arrêt de justice lui permît de rentrer en France, Duchâtel s’était préoccupé de ce genre de péril et avait pris à cœur la seule combinaison vraiment propre à la déjouer. On sait que le descendant de nos rois, le représentant du principe de l’hérédité monarchique, était le seul des princes de sa maison qui n’eût pas d’héritier, tandis que tous les autres, en qui la royauté de fait s’était personnifiée, comptaient une lignée nombreuse. N’était-ce point comme une invitation du ciel à réunir leurs chances, à grouper leurs intérêts et leurs forces, à faire cause commune en un mot? Sans doute, après de si longues discordes, un certain fonds de défiance et d’ombrage devait subsister encore dans les deux camps, toutes les rancunes n’étaient pas éteintes, on n’avait pas sur toute chose les mêmes façons de voir, on n’était pas du même monde, on ne parlait pas toujours la même langue, et les malentendus, au moins autant que le mauvais vouloir, risquaient de tout empêcher; mais en présence de la démagogie et de la dictature, ces deux plaies menaçantes, comment ne pas compter qu’un éclair de bon sens et de patriotisme luirait à tous les yeux? Les amis de la monarchie, quelle qu’elle fût, ancienne ou nouvelle, traditionnelle ou élective, ne feraient-ils pas enfin violence à leurs préjugés? ne sentiraient-ils pas le besoin de s’unir? Divisés, ils ne pouvaient rien, leur défaite était sûre; réunis, non-seulement ils étaient plus nombreux et plus forts, mais le public, le gros de la nation, qui ne tom-nait au bonapartisme qu’en désespoir de cause, reprendrait confiance rien qu’à les voir marcher ensemble, et se donnerait à eux.

Ce n’était ni par entraînement ni par goût personnel que Duchâtel s’était épris de ce projet conciliateur. Sa raison seule le lui recommandait comme le moyen le plus honnête, le plus neuf et par là même le plus sûr de parvenir chez nous à cet établissement d’un gouvernement libre vainement tenté à deux reprises par chacun des deux partis monarchiques qu’il s’agissait de fondre. Sans un grain de nouveauté, point de succès en ce monde, et rien n’était plus vraiment neuf, moins usé et plus probablement fécond que cette tentative de fusion qui consistait à faire abdiquer de part et d’autre toutes prétentions exclusives et à se faire de mutuelles concessions. Il y eut dans les deux camps des esprits politiques qui comprirent cette nécessité et qui l’acceptèrent sans réserve. On vit les plus fidèles amis de la monarchie héréditaire proclamer que le droit traditionnel sans l’assentiment national n’était que lettre morte, et que si le prince qu’ils appelaient de leurs vœux montait jamais au trône de ses pères, il ne daterait son règne que du jour où il deviendrait roi, et ne se donnerait pas pour octroyer le pacte qu’il jurerait de maintenir ; mais, ce que la saine raison conseillait à ceux-ci, la passion le défendait à d’autres. L’instant était critique : on approchait de cette année 1852 où la possibilité légale de réviser la constitution ouvrait un libre champ aux plus diverses tentatives. Le rappel de tous les princes en exil spontanément voté par l’assemblée pouvait déterminer un immense mouvement d’opinion et changer les destinées de la France. Par malheur, l’égoïsme et l’aveuglement l’emportèrent : on hésita, on se tut, on s’abstint, et la dictature triompha.

Il fallait s’y attendre, et Duchâtel en ressentit plus de regrets que de surprise. Tout en restant fidèle au but qu’il poursuivait, sa perspicacité n’avait pu méconnaître que dans les deux partis monarchiques c’était le courant contraire à ses espérances qui gagnait du terrain, et dès les premiers jours de mars 1851, une fois manquée l’occasion décisive, souvent je l’entendis, avant même que la tribune eût retenti de ces mots prophétiques, dire entre nous : L’empire est fait. Ce fut alors qu’il ressentit vraiment, sans cependant jamais s’en plaindre, le changement survenu dans sa vie, ce vide, ce néant que le soin de sa sécurité, les soucis de l’exil, la crise sociale, les dangers du pays, puis la poursuite et les péripéties d’un généreux dessein lui avaient d’abord plus ou moins déguisés. L’illusion désormais devenait impossible, un infranchissable fossé le séparait de la vie politique, et lui interdisait, pour un temps sans limite, toute participation au gouvernement de son pays. Résolu à faire bonne contenance et à se garantir du découragement, il dut chercher quelques nouveaux moyens d’occuper l’activité de son esprit et de remplir sa vie. Sa grande fortune semblait une ressource ; mais le soin de l’administrer, bien que toujours il s’en fût chargé seul sans reculer devant aucun détail, ne lui avait jamais pris, quand il était dans les affaires, qu’une mince partie de son temps. Allait-il s’y appesantir maintenant qu’il en serait libre ? Non, l’habitude était prise ; en un clin d’œil, il avait étudié les plus grosses questions, pris son parti, expliqué ses idées, dicté ses ordres, expédié ses réponses ; ce genre d’occupation ne pouvait jamais être qu’un accessoire dans sa vie. Il s’attacha pourtant et prit un goût sérieux à l’amélioration d’un grand et beau domaine où chaque année, grâce au charme du climat, il menait jusqu’à l’arrière-saison la vie la plus active et la plus hospitalière. L’idée lui était venue d’appliquer en Médoc, à cette culture de la vigne déjà si riche et si perfectionnée, certains procédés d’assainissement du sol dont l’Angleterre pour ses céréales et ses herbages commençait à sentir les excellens effets. Novateur avec prudence et perspicacité en agriculture comme en économie politique, il obtint de tels résultats que son exemple eut bientôt d’innombrables imitateurs. À le voir diriger ces travaux avec tant d’amour et d’entrain, tant de méthode et de vigilance, puis introduire dans le mécanisme financier de cette grande exploitation les notions les plus perfectionnées de la comptabilité publique, jamais on n’aurait cru que quelque chose lui manquât, qu’il ne fût pas là tout entier. On oubliait cette-lacune, ce mal caché que rien ne trahissait, et lui-même, je le crois, dans ce lieu de prédilection, au moins par intervalle, il l’oubliait aussi ; mais rentré à la ville, sur le théâtre de la politique, d’une politique éteinte, monotone, à huis clos, ses souvenirs se réveillaient et par contraste redoublaient sa tristesse. Il ne pouvait se consoler bien moins de son propre sort que de l’état somnolent du pays et de l’étrange et insolent triomphe d’un pouvoir sans frein, sans contrôle, disposant des trésors et du sang de la France comme de son patrimoine, la lançant par caprice dans de désastreuses folies, et s’assurant l’impunité par le silence d’une presse déchue de toute liberté, si ce n’est de celle de diffamer les gens, de troubler la paix des foyers, et d’insulter par ordre les institutions libérales et leurs plus illustres défenseurs. Devant cet humiliant spectacle que pendant plus de quinze ans nous avons enduré et qu’il y a quelques mois nous subissions encore, on comprend ce que devait souffrir celui qui avait rêvé et préparé pour son pays des destinées si différentes, et quel dégoût venait aggraver en lui le poids déjà si lourd de son inaction.

Mais ces souffrances, il ne les montrait pas et se les cachait presqu’à lui-même. Il fallait pour les découvrir un œil intime et exercé ; rien dans sa vie ne les laissait voir. Il portait au contraire dans le monde, près des nombreuses relations qui lui étaient restées fidèles, l’humeur la plus égale, l’esprit le plus alerte, le plus facile à s’animer et à prendre intérêt aux moindres incidens du jour. Depuis sa rentrée en France, il avait ouvert sa maison comme s’il eût continué d’être ministre et ne négligeait rien pour la rendre encore plus agréable. Aussi l’affluence était grande. Deux courans différens de la société parisienne, inconnus jusque-là l’un à l’autre, se rencontraient chez lui sans y jeter ni froideur ni contrainte, et sans trop s’observer, donnant seulement à ces réunions une physionomie toute particulière qu’ailleurs on eût vainement cherchée. C’était là par malheur tout ce qui restait d’un noble rêve : cette fusion, qui dans l’état n’avait pu voir le jour, était éclose au moins dans ces salons. Elle n’en était d’ailleurs ni l’attrait principal, ni la seule originalité. Attirer la foule à Paris, même la foule du grand monde, en lui offrant des plaisirs peu vulgaires, et par exemple des soirées de musique, dont les chefs-d’œuvre de l’harmonie instrumentale la plus pure et la plus sévère faisaient exclusivement les frais, c’était une entreprise qui n’eût pas réussi partout, mais qui était là, j’ose dire, à sa place et comme un complément naturel aux productions d’un autre art pris également au sérieux.

On ne pouvait en effet fréquenter ces salons sans observer que peu à peu les murs se couvraient de remarquables toiles provenant pour la plupart des anciennes écoles ou de nos peintres modernes les plus fidèles aux grandes traditions. C’était le maître du logis qui, çà et là, chemin faisant, recueillait ces trésors. Le goût éclairé de la peinture a tenu trop de place dans cette dernière phase de sa vie et lui a fait un trop juste honneur pour ne pas en dire quelques mots. Assurément, s’il fût resté ministre, ou seulement si la vie publique eût continué d’absorber tout son temps, sa galerie ne se fût pas formée. L’argent ne suffit pas pour composer un tel ensemble, il faut encore des soins persévérans, par conséquent un grand loisir, et parfois même, comme chez celui dont nous parlons, il faut que le désir, le goût de ces raretés ait le temps de germer et de croître. Ce n’est pas que les arts, même à l’époque de sa vie la plus active, n’eussent exercé sur lui aucun attrait. Il avait trop de délicatesse et d’élévation dans l’esprit pour que l’expression du beau, sous quelque forme qu’elle se produisît, lui fût indifférente, et nul ne savait mieux que lui à quel point il importe à l’honneur et à la bonne renommée d’un siècle et d’un pays que les arts y jouent un noble rôle. Aussi dès 1839, dès la première fois qu’il prit possession du ministère de l’intérieur, où la direction des beaux-arts était alors comprise dans le simple domaine d’un chef de division, il en fit le sujet d’une étude autrement sérieuse et attentive que son renom d’économiste ne permettait de l’espérer. Il avait adopté vis-à-vis des artistes cette règle de conduite : s’occuper beaucoup d’eux, les tenir en véritable estime, et ne rien décider par lui-même de ce qui les concernait, se réservant de consulter sans cesse les hommes compétens dont il savait recueillir les avis. Ce fut ainsi qu’en peu de temps, dans cette république parfois si difficile de l’art contemporain, il se vit entouré d’une respectueuse sympathie, et lorsque l’Académie des beaux-arts lui fit l’honneur de l’appeler au nombre de ses membres libres, l’hommage parut s’adresser moins au personnage officiel, au grand distributeur des travaux et des grâces, qu’aux lumières d’un bienveillant patron et presque d’un confrère. Ce n’est pas ici le lieu d’énumérer toutes les sages mesures et les créations fécondes auxquelles dans cette sphère il attacha, son nom; mais comme type de la manière dont il traitait cette sorte d’affaires, et de sa résolution d’introduire la discussion et le contrôle, l’esprit parlementaire en un mot jusque dans l’esthétique, je ne puis m’empêcher de rappeler ce Comité des monumens historiques qu’il avait établi comme un conseil consultatif dont les avis et les propositions, dictés par le seul intérêt, par le pur amour des monumens, furent constamment et religieusement adoptés par lui sans que jamais ni la politique ni aucune influence étrangère à l’archéologie y fît la moindre invasion. Ce que cette institution en moins de dix années, par une intelligente distribution d’un fonds peu abondant, a fait vivre de monumens menacés d’une mort prochaine, ce qu’elle en a soutenu, réparé, achevé, ce qu’elle a créé d’artistes spéciaux, respectueux observateurs du style de chaque époque, le public, même le plus indifférent, a pu s’en apercevoir. Ce qu’elle est devenue depuis, je ne le cherche pas; mon seul but, en parlant ici de l’administration de M. Duchâtel en matière de beaux-arts est de faire sentir par quelle transition naturelle, lorsque lui en vint le loisir, il était préparé à aimer les tableaux. Mais ce n’était rien de les aimer ; pour se plaire à les acquérir, à en poursuivre la conquête, il fallait s’y connaître, en savoir le mérite, en apprécier la valeur, talent qui ne s’acquiert qu’à force d’expérience, après longues années. Grâce au don de sa nature, qui abrégeait pour lui toute espèce d’apprentissage, il n’eut pas plus tôt suivi quelques ventes et comparé quelques musées, que son éducation fut faite. La sûreté de son goût, la justesse de ses observations, émerveillaient les plus fins connaisseurs. Sans parti-pris dans ses admirations, résolu seulement à ne jamais accepter le médiocre et le faux, il se laissait toucher par les talens les plus divers; mais son penchant, sa prédilection instinctive le ramenait toujours aux nobles maîtres et aux œuvres de style. Il avait eu le rare bonheur d’eu rencontrer un certain nombre, vrais chefs-d’œuvre, qui feraient la gloire des plus illustres musées d’Europe, et, pour les entourer d’un cortège d’élite, il guettait l’occasion sans se hâter jamais, aspirant moins au nombre qu’au choix et à la qualité. Cette collection, qui ne ressemble à aucune autre et vraiment faite à l’image de celui qui l’a créée, vivra, nous l’espérons. Le tendre respect qui en ce moment la conserve ira se perpétuant, ne fût-ce qu’en souvenir des nobles joies dont elle fut cause et des regrets qu’elle avait adoucis.

Je dois le dire pourtant, il ne faudrait pas croire que la contemplation ni même la possession de chefs-d’œuvre eût remplacé tout ce qui lui manquait. Il s’était créé la ressource de quelques émotions nouvelles; qu’était-ce auprès du vide qu’il y avait à combler? Je n’ai vraiment connu qu’une chose qui chaque jour et souvent pendant de longues heures se soit emparée de lui et l’ait complètement absorbé sans lui laisser le moindre sentiment du cercle étroit où il était réduit, je veux parler de la lecture. Sa faculté de lire était puissante; aussi prompt de regard que d’esprit, il parcourait les pages, et du même coup se les assimilait. Si vous l’interrogiez lorsqu’il fermait le livre, vous en saviez bientôt le contenu; d’un mot il vous disait l’ensemble et ne tarissait plus sur les détails. Cette passion ne lui était pas venue seulement avec le loisir : même au temps de ses plus grands labeurs, non-seulement il trouvait moyen d’avoir lu, toujours avant tout le monde, et les journaux et les revues et les ouvrages les plus récens, mais chaque fois qu’il pouvait prendre quelques jours de liberté destinés par exemple à la chasse, son exercice favori, il lui fallait encore donner le reste de son temps à quelque livre de longue haleine où il se plongeait tout entier. Ainsi, même à la fin de 1847, presque à la veille de la catastrophe, au plus fort de ses préoccupations, en m’écrivant de Rambouillet une lettre pleine de pressentimens, et me disant comment lui, « d’ordinaire si optimiste, il voyait en ce moment les choses comme à travers ces verres de couleur qui montrent la campagne sombre et menacée d’orages, » il ajoutait : « Je lis beaucoup pour me distraire un peu. Je suis en ce moment dans le théâtre des Grecs; je le relis tout entier. Que c’est admirable! et au point de vue où nous sommes maintenant que de surprises et de découvertes! Le bon sens d’Aristophane en politique, même lorsque je suis seul, me fait rire tout haut malgré moi. » Si dans de tels momens il se donnait de tels ébats, que fut-ce donc lorsqu’il fallut remplir le temps et que le délassement devint régime nécessaire ! — Je n’ai connu que chez le duc de Broglie une aussi grande puissance de lecture. — Il s’imposait des tâches, formait d’immenses entreprises, par exemple toute une étude des Lettres de Cicéron et de la politique de son temps. Commentaires, scolies, fragmens contemporains, rien n’échappait à sa curiosité. Au bout de quelques mois, il en avait la tête pleine, et des yeux de l’esprit voyait comme en relief, sous un rayon de lumière intense, les derniers temps de la république, le césarisme à sa naissance, les suprêmes efforts des pompéiens et du patriciat; il vivait au milieu de ce monde, émerveillé des ressemblances que l’analogie des situations lui révélait à chaque pas entre ces temps et le nôtre, et trouvant pour exprimer de continuels rapprochemens les plus pittoresques paroles. Aussi, longtemps avant que M. Gaston Boissier eût mis au jour ses piquantes peintures de cette même époque, j’en avais eu en quelque sorte la primeur dans d’abondantes et récréantes causeries. Une autre fois c’étaient des livres tout modernes, comme les grands travaux de Prescott ou ceux de Motley, qui, après l’avoir captivé, le lançaient en plein XVIe siècle et lui faisaient dévorer tous les mémoires, toutes les confidences des grands témoins de ce temps. Il en composait dans sa tête un tableau saisissant de la réforme en Europe, de ses vraies causes et de ses effets. Je l’ai vu se nourrir ainsi avec avidité, et toujours avec suite et méthode, de tous les témoignages qu’en tout genre les deux derniers siècles nous ont légués. Sa passion première en histoire était les sources, les documens originaux, et avant tout les correspondances. Ce que les lettres d’Henri IV, par exemple, et celles de Napoléon lui ont donné de plaisir d’esprit, lui ont fait rencontrer d’aperçus lumineux, de remarques profondes, de commentaires nouveaux sur ces deux hommes et sur leur temps, j’en ai la mémoire encore pleine, et suis inconsolable que jamais il n’en ait rien écrit.

Le genre d’effort qu’exige toute composition écrite lui était devenu de très bonne heure incommode et fastidieux. Il n’aimait pas à s’y assujettir, et depuis son entrée dans la vie politique l’habitude de la tribune, l’usage constant de la parole, l’avaient de plus en plus déshabitué d’écrire. Des lettres au courant de la plume, écrites comme on parle, il en faisait tant qu’on voulait, toujours pleines de mouvement et de naturel, d’une clarté limpide et parfois étincelantes de mots heureux, jamais cherchés. C’était l’image de sa conversation, une des plus attrayantes, des plus nourries, des plus variées et des plus rapides qu’il fût possible d’imaginer. Cette façon d’exprimer ses idées, de leur donner un corps, de les répandre, de les mettre en valeur, était assurément la plus prompte et la plus commode, par malheur elle lui suffisait. Quand il avait dit deux ou trois fois sous des formes plus ou moins variées, selon les gens qu’il rencontrait, certaine pensée qui lui passait en tête, il n’avait plus la moindre envie de la jeter sur le papier, ou bien, s’il essayait de s’y contraindre, cette pensée en appelait d’autres qui venaient à leur tour si vite et de tant de côtés que la plume n’y pouvait suffire, même en ne traçant plus que d’illisibles pieds de mouches. De cet excès d’abondance résultait forcément certaine confusion, et quand la page était écrite et qu’il la relisait, elle lui semblait interpréter si peu ce qu’il avait voulu dire que d’impatience il la déchirait. Voilà comment de proche en proche il en vint à se contenter d’être un causeur, mais un causeur incomparable, renouvelant son fonds à tout moment et amassant assez de provisions pour écrire des volumes sur les sujets les plus divers, car l’histoire n’était pas son unique ressource : les théories et les questions économiques avaient encore pour lui tout leur ancien attrait. Personne, même parmi ses confrères de l’Académie des sciences morales, n’était mieux au courant des nouveautés que la France et surtout l’Angleterre produisaient en ce genre, et dans la sphère politique, bien que les débats du corps législatif fussent alors quelque chose d’assez peu sérieux, il ne négligeait pas d’en tenir compte, et, par un reste d’habitude, il suivait pas à pas, dans les moindres détails, notre situation financière, si bien qu’en maintes circonstances il aurait pu enseigner plus d’un chiffre à certains rapporteurs du budget; mais le cœur lui manquait pour ce genre de besogne en face des subterfuges du régime nouveau en matière de finances. Ces viremens élastiques, ces expédiens de toute sorte inventés pour faire perdre la piste des millions détournés de leur destination première, cet abandon systématique des sauvegardes du trésor, ces sommes effrayantes enfouies sans rien produire que des monumens qui révoltent le goût ou des folies guerrières qui offensent l’honneur, tout cela le blessait, l’ulcérait; il n’endurait pas longtemps ce spectacle, et ce n’était qu’en retournant encore à l’histoire, en se réfugiant dans le passé, qu’il parvenait à s’en distraire.

Mais, s’il ne se lassait pas de l’histoire, il professait à son sujet certaines opinions que je ne puis omettre d’indiquer en passant, car elles achèvent de le peindre. Il fallait, selon lui, tout chercher dans l’histoire, dans l’infinie variété de cette grande comédie humaine, tout, hormis des leçons de politique, des règles de conduite pour les gouvernemens, des pronostics tant soit peu sûrs de l’avenir des peuples et du salut des états. Ce fatalisme historique, dont on accepte aujourd’hui les arrêts, ces enseignemens de l’histoire qu’on nous donne comme d’infaillibles lois, il les tenait pour des guides trompeurs et d’une déplorable influence. Par exemple, il était convaincu que la similitude apparente de notre révolution de 1830 avec celle de 1688 en Angleterre n’était pas une des moindres causes qui en avaient compromis le succès. N’avait-elle pas donné, même aux plus clairvoyans amis de la monarchie nouvelle, la plus aveugle confiance? Ne s’étaient-ils pas, à leur insu, persuadés que cette ressemblance devait aller jusqu’au bout, qu’un même ordre de faits avait toujours la même issue, que, le drame étant presque le même, le dénoûment ne pouvait pas changer? Au lieu de s’alarmer de leurs discordes intestines, ils s’y étaient livrés sans scrupule. Que risquaient-ils à guerroyer entre eux, à se faire whigs et tories à outrance? La royauté chez nos voisins n’en avait pas souffert, donc elle pouvait chez nous survivre à ces assauts : prophétie malheureuse, ils l’ont appris, hélas! à nos dépens. Richelieu, Mazarin, disait-il, savaient tout juste assez d’histoire et de géographie pour ne pas se tromper sur les limites et sur les droits des états dont ils réglaient les destinées; mais la philosophie de l’histoire n’était pas inventée, ils ne s’amusaient pas, heureusement pour leur génie, à demander au passé la clé de l’avenir, la bonne ou mauvaise issue des affaires qu’ils entreprenaient. Ils réservaient toute la vivacité de leur coup d’œil à bien voir leurs contemporains, à bien juger leur temps, à saisir l’occasion, et à savoir du premier coup, chaque matin et à chaque heure, ce qu’il y avait à faire d’utile et d’opportun.

Je ne donne là que l’informe squelette d’une de ces thèses que, dans nos causeries, il se plaisait à soutenir avec une abondance de preuves et d’exemples, un éclat, une force de raison que j’essaierais en vain de reproduire. J’hésite même à le suivre plus loin à travers cette même idée, tant les choses que j’aurais à dire prendraient un air de circonstance qui les rendrait suspectes, et sembleraient presque inventées, tandis que je les emprunte seulement à ma mémoire. « Faut-il croire, disait-il, que nous marchions au bas-empire, comme les lois historiques-semblent nous l’annoncer, puisque déjà nous en sommes à notre second césar ? Mais aujourd’hui le césarisme en face de l’esprit moderne et de la raison émancipée, n’est-ce pas un pur accident ? Il faudra bien que le césar lui-même sorte de son ornière et marche avec son temps. Il le reconnaîtra, ce qu’il a nommé le couronnement de l’édifice en est la véritable base : d’autant moins excusable, s’il refusait de le comprendre, qu’il pourrait mieux qu’un autre établir parmi nous ce bienfait de la vraie liberté dont des gouvernemens, sans lui faire aucun tort, très supérieurs au sien, n’ont pas pu nous pourvoir. Il a ce privilège, qu’il est fils de la révolution, qu’il peut la contenir dans de justes limites sans jamais lui devenir suspect, et que, si pour la contraindre à respecter toujours le droit il faut de temps en temps être un peu dur pour elle, elle est assez sa mère pour le lui pardonner. » Voilà ce que souvent il lui échappait de dire, prophétisant sans le savoir, mais se trompant aussi, car, je dois l’avouer, tout en disant ces choses, il n’avait pas au fond le moindre espoir que celui dont il constatait si bien le privilège devînt jamais d’humeur à l’exercer.

C’est au milieu de ce mouvement d’esprit, de cette lutte contre la destinée, entremêlée sans doute d’une sourde tristesse, mais ranimée sans cesse par tant de nobles plaisirs, c’est presque au lendemain d’autres joies plus nouvelles, le mariage d’une fille chérie, un fils de plus entrant à son foyer, noble de cœur encore plus que de race, et le bonheur si doux, par lui si tendrement goûté, de devenir grand-père ; c’est à l’apogée, j’ose dire, d’une position qui depuis sa sortie du pouvoir était devenue de plus en plus considérable par le seul ascendant de sa personne et de son esprit, et qui l’avait comme entouré d’une atmosphère plus pure d’estime et de respect, que tout à coup survint une altération grave dans sa santé, à peine éprouvée jusque-là par de passagères atteintes. On était aux premiers jours d’avril 1866. Il se disposait à partir et à passer la mer pour assister aux funérailles de la reine Marie-Amélie. Il dut renoncer au départ et laisser à son fils le soin de le représenter à Claremont. son état cependant n’excitait pas encore de sérieuses alarmes; mais le mal était mystérieux, et sous la simple apparence d’un violent rhumatisme cachait un trouble plus profond. Les tentatives les plus diverses restèrent toutes impuissantes, et bientôt l’infirmité fut complète, les jambes refusèrent à peu près tout service. Cette cruelle épreuve, il la soutint avec calme, se résignant sans trop de peine aux privations de tout genre que sa grande activité lui rendait plus pénibles, se plaignant peu, même au sein de la plus confiante intimité, mais laissant par moment échapper de ces mots, surtout de ces regards où se trahit comme un suprême adieu et qui déchirent un cœur d’ami.

Ce triste état, sans s’aggraver beaucoup, durait depuis plus d’une année; les souffrances n’étaient pas plus vives, l’esprit conservait sa force et sa lucidité; tout semblait permettre l’espoir de prolonger sa vie encore longtemps. Vers le milieu d’octobre 1867, on lui recommanda de fuir l’hiver dont on sentait l’approche, de s’établir dans un climat plus doux; lui-même il souhaitait et hâtait le départ, souriant d’avance au soleil qu’il allait retrouver, lorsqu’une crise subite menaça presque aussitôt de devenir fatale. Il ne l’avait pas attendue pour faire avec lui-même et devant les hommes les apprêts d’un autre départ autrement sérieux. Depuis longtemps, ses convictions spiritualistes l’avaient élevé par degrés au besoin et à l’intelligence des vérités chrétiennes. L’adversité lui avait appris les douceurs de la prière, il en acceptait l’occasion, même en public, sans toutefois s’être encore affranchi d’un reste de respect humain et sans avoir donné à cette foi latente qui s’allumait en lui une solennelle consécration; mais dès les premiers temps de la maladie, se défiant de la fausse tendresse qui écarte du lit des malades tout avertissement sincère, il avait pris ses précautions pour ne pas être surpris. La compagne de sa vie avait reçu sa confidence. Il l’avait vue devant l’émeute, au dernier jour de la monarchie, oser protéger son départ, veiller même au salut de ses plus illustres amis; il lui savait l’âme assez ferme pour l’avertir à temps : il en exigea la promesse, et quand l’heure fut venue, elle eut la force de lui tenir parole; mais il était tout préparé, les voies étaient ouvertes. Un saint prêtre, esprit éminent, cœur compatissant et tendre, par quelques mots échangés avec lui, avait gagné sa confiance. Les entretiens se prolongèrent comme entre deux croyans. Celui qu’il s’agissait d’instruire s’était sans bruit initié lui-même aux vérités qu’on lui demandait de croire et pouvait en parler presque en théologien. Il était calme devant la mort, soumis et prêt au sacrifice. Aussi, par une juste grâce, ces consolations dernières qui trop souvent ne descendent sur nous qu’au milieu des ténèbres de la mort, il lui fut donné de les recevoir dans la pleine lumière de sa conscience et de sa raison. Un jour plus tard, le coup qui le frappait lui enlevait presque tout sentiment, et c’est dans cet état de demi-somnolence qu’après deux jours d’une douce agonie il rendit le dernier soupir le 5 novembre 1867.

L’émotion qu’excita cette mort prématurée ne se renferma pas dans un cercle d’amis, ni même dans ces salons où un si grand vide allait se faire; elle s’étendit plus loin : le public, les indifférens, n’y furent pas étrangers, et Tacite aurait encore pu dire comme en parlant de son beau-père : extraneis etiam, ignotisque non sine cura fuit. C’était comme un instinct mêlé de souvenir qui révélait à ce public, renouvelé depuis vingt ans, qu’une vive lumière venait de s’éteindre, qu’il perdait un loyal serviteur du pays, un exemple vivant de probité et d’honneur politiques; mais quels regrets plus vifs et plus durables n’eût-il pas sentis, s’il avait vraiment su tous les trésors cachés qui venaient de disparaître, et à quel point celui dont la carrière s’était fermée si tôt était au fond supérieur à ce que le monde avait connu de lui! Si l’imparfaite esquisse qu’on vient de lire réparait en partie cette lacune, ou, pour mieux dire, cette ignorance, ce serait un adoucissement à l’amertume de mes regrets; mais ces regrets, par malheur, tout les ravive, tout, jusqu’aux nouveautés heureuses dont nous sommes témoins. J’ignore si l’expérience qui se tente aujourd’hui aura du premier coup le sort que je lui souhaite, si la France, sans plus attendre, reprendra possession de ce gouvernement d’elle-même qu’elle avait si négligemment, si follement abandonné; ce que je sais, c’est qu’elle s’achemine, et que plus ou moins vite elle atteindra le but, sans le dépasser, je l’espère. Eh bien! ne sent-on pas que c’est un surcroit de peine que d’assister seul au réveil, à la réhabilitation de nos plus chères idées? Il aurait tant joui de cette réparation tardive, lui qui, dans les tristes jours où ses forces l’abandonnaient, avait encore si vivement senti la déloyauté de certaines attaques dirigées contre un fils, sa meilleure espérance, ou, pour mieux dire, contre lui-même, au mépris de tant de services que tout pouvoir jaloux de sa propre dignité se serait empressé d’honorer; mais s’il n’a pu, vivant, recevoir cette consolation, espérons que bientôt dans cette paix où il repose il verra se réaliser le vœu de sa vie entière, sinon comme il l’aurait voulu, du moins en assurant à la patrie le bien qu’il lui souhaitait avant tout, le bien qu’avec persévérance il avait toujours poursuivi, la libre disposition d’elle-même, sous l’empire de la loi, sans trouble ni violence, et à l’abri des caprices humains.


L. VITET.

  1. Lettre de M. le duc de Broglie citée par M. Guizot, Mémoires, p. 23, t. VIII.